lundi 27 août 2018

Théologie comparée


La « religion nihilique » — dont le seul et unique sacrement est, faut-il le rappeler, l'homicide de soi-même — a ceci de commun avec la religion chrétienne qu'elle est eschatologique — « Rien, que ton règne arrive ! » — et pleine de mépris pour le monde d'ici-bas. Mais quant au reste, les deux doctrines n'ont pas grand chose à voir. En particulier, l'homme du nihil ne se croit pas tenu de pardonner les offenses que lui ont fait subir le « monstre bipède » et la « réalité empirique ». Il est au contraire « vindicatif en diable ».

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Interlude

Jeune femme lisant l'Appel du nihil de Martial Pollosson

Mort et immortalité


Lucrèce et Épicure ne voient dans le Dasein qu'un agrégat d'atomes qui se dispersent au moment de la mort « comme une fumée », pour rentrer dans la masse duveteuse de l'univers. Pour ces insouciants Latins, tout cesse avec la vie, et la façon de se débarrasser du cadavre est indifférente, on peut même en faire une garniture de cheminée ou un porte-parapluie. Dans ses Pensées sur la mort et l'immortalité (1830), Ludwig Feuerbach va jusqu'à affirmer qu'à l'instar de l'homme du nihil, les Anciens n'étaient point convaincus que la mort fût un mal !

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Légèreté de l'étant existant


« Un hypocondriaque, dominé par l'idée du suicide, se mit à faire des recherches très longues sur les différents genres de morts, dans l'intention de choisir celui qui serait le moins douloureux. Après plusieurs mois d'études bibliographiques, il se trouva qu'il avait totalement oublié son but. » (A. Brierre de Boismont, Du suicide et de la folie suicide, Germer Baillière, Paris, 1856)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Lemme local de Lovász


Le lemme local de Lovász est un résultat de théorie des probabilités discrètes, relativement trivial, dû à Lászlo Lovász et Paul Erdős. Il considère un ensemble de mauvais événements supposés n'être pas fortement dépendants les uns des autres et affirme qu'il est possible d'éviter tous ces événements à la fois en ingérant du taupicide.

(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Extrême susceptibilité du suicidé philosophique


« La très-grande majorité des sujets qui aspirent à commettre l'homicide de soi-même, éprouvent, avant de passer à l'acte, de la céphalalgie, de l'insomnie, de la chaleur, de la tension dans la tête, des mouvements fébriles plus marqués le soir et la nuit que dans le jour, de la soif, de la constipation, etc.

Le caractère est altéré ; quelques-uns deviennent indifférents, prennent du dégoût pour leurs occupations ordinaires ; ils sont d'une susceptibilité extrême avec leurs parents et leurs amis, repoussent avec aigreur les questions les plus innocentes sur le sens de l'existence, éprouvent des accès de colère dès qu'ils entendent le vocable "reginglette", etc. » (E. Régnault, Nouvelles réflexions sur la monomanie homicide, le suicide et la liberté morale, J.-B. Baillière, Paris, 1830)


(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Interlude

Marilyn Monroe lisant les Exercices de lypémanie de Marcel Banquine

Lassitude existentielle


Melancholia... Hôte malséant de mon impétueux in petto...

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Épouvante bergsonienne


Au printemps 1969, Heidegger est victime d'une crise de panique au cours de laquelle il est vu éructant et gesticulant dans les rues de Meßkirch. Il hurle que, « selon Bergson, un néant opéré par l'intellect ne peut être que "plein" ». Il doit être hospitalisé durant quelques semaines dans une « clinique spécialisée ».

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Bolet de mélèze


La philosophie, ce « stérile pays hérissé de frimas », a ceci de commun avec le bolet de mélèze (Boletus laricis) qu'elle est très coriace. Mais la ressemblance ne s'arrête pas là. Le bolet de mélèze, connu dans le commerce sous le nom d'agaric, constitue un médicament à la saveur douceâtre, un peu désagréable. Comme la philosophie, il entre dans la classe des purgatifs, et on le regarde comme un bon vermifuge.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Extralucidité du suicidé philosophique


Passant leur vie loin du monde et sans rapport avec lui, livrés aux exercices d'une religion mystique et mystérieuse — celle du Rien —, s'abandonnant aux entraînements de l'ascétisme et de la contemplation, les suicidés philosophiques développent outre mesure leurs facultés de sentiment, de perception, et acquièrent ce que certains croient être le don de prophétie, mais qui n'est que la prescience et la double vue des somnambules et des magnétisés. Leur extralucidité leur permet de pronostiquer leur propre avenir, qui se présente ordinairement sous la forme non-risible d'un cylindre-ogive redoutable, d'un puits busé, ou du four béant d'une gazinière.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Interlude

Jeune fille s'apprêtant à lire la Nostalgie de l'infundibuliforme de Robert Férillet

Une créature des ténèbres


Si Rastapopoulos est un médiocrement convaincant « génie du Mal », il n'en va pas de même du diabolique docteur Müller. Assisté de ses deux complices, l'exubérant Wronzoff à la barbe interminable et le chauffeur Ivan, ce presque sosie de Vladimir Oulianov s'applique à  démontrer que « rien de ce qui est inhumain ne lui est étranger ». Avec un sadisme consommé, il enferme ses ennemis dans l'asile d'aliénés qu'il dirige, pour leur fait subir le terrifiant « traitement B » qui les laisse à l'état de légume.

Avec le docteur Müller, Hergé a créé l'une des figures les plus inquiétantes et antipathiques de la littérature universelle, qui surpasse dans la frénésie maléfique le Dimanche de Chesterton, l'Andrew Lumley de John Buchan, et le Percival Bartlebooth de Georges Perec.

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Troisième voie


L'haeccéité favorise « le silence de l'abjection » (Chateaubriand) quand le jeu de boules, lui, encourage le bavardage des médiocres — surtout quand il s'agit de décider quelle boule est le plus proche du proverbial « cochonnet ». L'homme du nihil rêve d'une troisième voie, celle de l'homicide de soi-même, qui fait découvrir à l'étant existant les vertus du libre silence.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

dimanche 26 août 2018

Imperfectum de conatu


À propos de l'imparfait latin, qui exprime une action en voie de réalisation à une époque passée, Diomède dit « Imperfectum tempus nonnunquam inchoatiuum tempus appellauerunt ». Priscien va même jusqu'à dire qu'il exprime une action abandonnée avant d'être terminée. C'est une exagération, mais on sait que l'imperfectum de conatu, particulièrement fréquent dans les récits des suicidés philosophiques, exprime les efforts accomplis pour arriver à un résultat qui sera ou ne sera pas atteint : l'extermination du « sinistre polichinelle », de l'« odieux Moi ».

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Merveilles de la géologie


Dans l'estérellite à pyroxène et dans l'estérellite à biotite-amphibole, les courbes des plagioclases zonés auraient des caractères identiques à ceux qui ont été observés dans tous les autres laccolites. Comme le dit Pythagore, « la vie n'est-elle pas surprenante ? »

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Interlude

Jeune femme lisant Prière d'incinérer. Dégoût de Luc Pulflop

La connaissance impossible


Chez Kant, ce sont les principes a priori (c'est-à-dire antérieurs à l'expérience, conditions de l'expérience) qui fondent l'objectivité de la connaissance. Cette doctrine des catégories est ce que le « satyre de Königsberg » appelle la logique transcendantale (par opposition à la logique formelle qui se définit comme « la science des lois nécessaires de la pensée » et qui s'attache à la seule forme de la pensée vidée de tout contenu).

Kant montre que les conditions qui rendent la connaissance possible sont en même temps celles qui rendent possibles les objets de l'expérience. Parfois cependant, quand les objets sur laquelle elle est censée porter sont inconcevables, la connaissance est tout simplement impossible, et c'est ce qu'illustre le dialogue suivant, tiré du film Un Singe en hiver qui est une adaptation du roman éponyme d'Antoine Blondin : 


Suzanne Quentin

« Monsieur Fouquet ?... Vous connaissez La Bourboule ? 

Gabriel Fouquet

Ma foi, non.

Suzanne Quentin

Et bien, vous avez tort. C'est là que j'ai connu Albert. Il était en permission libérable. Il portait un blazer à rayures, et un canotier... avec ruban assorti. Bel homme, et il le savait [...] C'est drôle que vous ne connaissiez pas La Bourboule, un homme comme vous. »

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Zéro-un


La loi du zéro-un de Kolmogorov est un théorème énonçant que tout événement dont la réalisation dépend d'une suite de variables aléatoires indépendantes, tout en ne dépendant d'aucun sous-ensemble fini de ces variables, est soit presque sûrement réalisé, soit presque sûrement non réalisé, c'est-à-dire que sa probabilité vaut zéro ou un.

Instruit de ce résultat et voulant mettre toutes les chances de son côté, le suicidé philosophique ne fait dépendre la réalisation de son « grand œuvre » que d'une seule variable aléatoire : le degré de son exécration — qui doit atteindre un seuil λ fixé à l'avance. Mais quant au reste, tout est préparé « aux petits oignons ».


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Technique primitive de concassage du Moi


« Pour libérer l'étant existant du joug de l'haeccéité, il faut commencer par écraser le Moi : on le fait de diverses manières. Chez les bouddhistes thibétains, on prend une caisse carrée de quatre pieds de large, formée de liteaux de bois assez rapprochés pour empêcher le vouloir-vivre de passer ; on la place sur une cuve ; on verse dans cette caisse, qu'on nomme martyre, les granules du Moi à mesure qu'on les apporte, et un ouvrier, avec de gros sabots, les foule et les écrase. » (M. Salmon, Art de concasser le Moi et de trouver la paix de l'âme malgré le climat et l'intempérie des saisons, Huzard, Paris, 1826)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Engoncé


Engoncer se dit à propos d'un habit, par exemple une redingote, qui fait paraître le cou enfoncé dans les épaules. Engoncé dans l'idée de la mort volontaire.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Interlude

Jeune fille lisant l'Océanographie du Rien de Raymond Doppelchor

Engorgement ontologique


Les dernières années de Heidegger sont assombries par une rétention fécale tenace. À cette occasion, il se convainc que c'est dans l'expérience la plus pragmatique et la plus naïve du monde — celle de la constipation — que « l'homme prend conscience de lui-même et de ce qui l'entoure, que le vécu du monde ambiant n'est pas à concevoir théoriquement, mais que la primauté revient à la quotidienneté ordinaire. Le Dasein y reçoit la première expérience concrète de l'être, de "ce qui est", mais aussi de "ce qui ne veut pas sortir" ».

Comme le jus de pruneaux est sans effet, Heidegger cherche le salut dans l'« auto-interprétation » de la vie factive. Mais c'est finalement la rhubarbe qui débloquera l'« engorgement ontologique » dont il souffre.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Un génie tourmenté


L'incandescence et la fluidité primordiale du globe ; l'occupation par la mer de sa surface totale, et l'action des eaux succédant à celle du feu pour amener son état actuel ; l'établissement des similitudes organiques fondé sur l'analogie comparative... Il n'est point de sujet que le suicidé philosophique, ce dévorant génie, ne trouve moyen d'aborder tout en poursuivant son but principal : l'homicide de soi-même.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Un stylite moderne : Philippulus le prophète


Dans l'Étoile mystérieuse, pour faire descendre Philippulus le prophète du mât où il est juché, Tintin, en désespoir de cause, décide de se faire passer pour Dieu. Il empoigne un porte-voix et s'écrie : « Allo, allo ! Ici Dieu le Père !... Prophète Philippulus, je vous ordonne de redescendre sur terre ! Et faites attention : ne vous cassez pas la figure !... »

Voilà qui rappelle étrangement l'aventure de Saint Walfroy, le « stylite des Ardennes ». On trouve, dans le journal des sçavans pour l'année 1750, une brève relation de l'épopée solitaire de ce mystique : « Dans le temps même de Siméon le jeune, Vulfilaicus voulut, au rapport de Grégoire de Tours, pratiquer en Occident l'Institut des Stylites ; il avoit fait élever sur une montagne près de Trèves une colonne sur laquelle il monta, mais le climat ne permettoit pas un pareil établissement ; le Stylite, pendant un hyver, perdit les ongles des pieds par la rigueur du froid : les Évêques condamnèrent son entreprise et lui ordonnèrent de descendre. Un jour qu'il était absent, l'Évêque de Trèves fit abattre et mettre en pièces la colonne, Vulfilaicus en fut affligé, mais par respect pour l'Évêque il ne la fit point relever. »

Hergé connaissait-il, par son ami Giacometti, le destin de cet anachorète au si terrible tragique ? Nous ne pouvons ici que poser la question.


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Sphinx


Les seules questions auxquelles l'homme ne peut échapper sont celle du Rien et celle de l'haeccéité. Le Rien et l'haeccéité sont les deux visages du sphinx que nous ne cessons de questionner. Mais ce sphinx bifrons demeure éternellement silencieux, et c'est pourquoi nous osons proposer nous-même cette fulgurante réponse qu'est l'homicide de soi-même.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Interlude

Jeune femme lisant les Pensées rancies et cramoisies de J. Zimmerschmühl

Aveu


« Quel que soit le livre que j'écris, je ne m'y donne jamais tout entier, et le sujet qui me réclame le plus instamment, sitôt après, se développe cependant à l'autre extrémité de moi-même. » (A. Gide, Journal, p. 275, en 1909) — Par exemple, voilà qui est fort !

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

samedi 25 août 2018

Connaissance de Balthus et de Bazaine


Pour échapper à son vide intérieur, l'« homme de la Nature et de la Vérité » feint de se passionner pour les tableaux de peinture et se vante d'avoir connu Balthus, d'avoir connu Bazaine... « J'ai connu Balthus, j'ai connu Bazaine... », dit-il, et l'homme du nihil reste coi devant tant de sottise satisfaite d'elle-même. Se vante-t-il, lui, « d'avoir connu Koyré, d'avoir connu Kojève » 1 ?

1. Il les a pourtant connus, à l'École pratique des hautes études, dans les années 30.

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)