« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
mardi 29 octobre 2019
Le faisan (Raymond Carver)
Ayant épuisé ses ressources verbales, Gerald Weber conduisait en silence. Pour Shirley Lenart, le seul fait de passer un aussi long moment en tête-à-tête avec lui présentait un caractère de nouveauté frappant, si bien qu'au début elle fit ce qu'elle pouvait pour rester éveillée. D'abord elle avait passé des cassettes — Crystal Gayle, Chuck Mangione, Willie Nelson —, puis à l'approche du jour, elle s'était mise à lire du Spinoza. De temps en temps, elle allumait une cigarette et observait Gerald à travers la pénombre grise qui baignait l'intérieur de la grosse voiture. Quelque part entre San Luis Obispo et Potter, alors qu'ils étaient encore à deux cent cinquante kilomètres de sa maison d'été de Carmel, elle lui demanda :
— Dis, Gerald, tu as remarqué qu'il y a deux conceptions distinctes de la causalité, chez Spinoza ?
— Euh, non, ça ne me dit rien, répondit-il. Comment ça, deux conceptions de la causalité ? C'est un peu fort de café !
— Oui, ça m'a également un peu surprise au début, mais je t'assure, c'est vrai. Selon la première, que l'on pourrait nommer « émanative », la nature-dieu serait la cause directe de toute action qui a lieu au niveau des choses finies ; tandis que, selon la seconde, que nous appellerons si tu le veux bien « consécutive », toute action finie ferait partie d'une chaîne infinie de causes (dont chacune est toutefois finie) qui est répandue dans la durée.
— Ça alors ! dit Gerald. Vraiment, je n'aurais jamais cru ça de Spinoza.
— Oui mais attends, reprit Shirley. J'ai bien réfléchi à la question et il m'est venu l'idée d'un modèle pour la causalité consécutive qui assurerait la possibilité que les êtres finis puissent fonctionner comme des causes adéquates au sens spinoziste dans le champ physique.
— Vas-y, raconte-moi ça, dit Gerald.
Il n'éprouvait encore aucune fatigue. Il était même relativement d'attaque. Il était heureux d'avoir quelque chose à faire. C'était agréable d'être assis derrière un volant, et d'écouter quelqu'un vous parler de la causalité chez Spinoza.
Il éteignit ses phares et leva légèrement le pied. C'est à ce moment précis qu'il aperçut du coin de l'oeil une forme sombre coiffée d'un chapeau melon. Elle volait en rase-mottes, très rapidement, suivant un axe qui risquait de l'amener sur la trajectoire de la voiture. Le pied gauche de Gerald effleura la pédale de frein, puis il donna un brusque coup d'accélérateur et raffermit sa prise sur le volant. La forme heurta le phare gauche avec un bruit sourd, et passa en tourbillonnant devant le pare-brise, lâchant dessus une giclée de fiente.
— Oh mon Dieu ! fit Gerald, horrifié de son geste.
— Qu'est-ce qui se passe ? demanda Shirley en se dressant péniblement sur son séant, l'air ahuri, ouvrant de grands yeux.
— J'ai heurté quelque chose... je crois que c'était le philosophe Henri Bergson.
Pendant qu'il freinait, les débris du phare éclaté tombèrent en tintinnabulant sur le macadam.
— Triste fin pour un si grand génie, murmura Shirley.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
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