vendredi 24 août 2018

Chimère


Quelques personnes ont annoncé qu'une filtration forcée, de bas en haut, à travers du sable, suffirait pour dépouiller le Moi de la fange qu'il tient en suspension. Mais l'expérience à démenti les promesses pompeuses de ceux qui s'engageaient à purifier le Moi par ce moyen.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Kuboa


Ce que le poëte Claude Vigée appelle synecdoque néantisante — un signe qui renvoie à l'absence, au Rien —, l'homme du nihil, lui, l'appelle simplement kuboa, vocable auquel il fait également signifier, selon son humeur du moment, « exposition de bétail », « manufacture de tabac » ou encore « laine à tricoter ».

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Événement


Le lemme de Borel-Cantelli affirme que si la somme des probabilités d'une suite d'événements d'un espace probabilisé est finie, alors la probabilité qu'une infinité d'entre eux se réalisent simultanément est nulle.

Ce résultat apparaît tout à fait trivial dans l'« espace probabilisé » que constitue la vie de l'homme du nihil, où la survenue d'un événement est déjà chose exceptionnelle. Mais ne peut-on en dire autant de l'étant existant en général ?

D'après le Dictionnaire étymologique de la langue françoise de Ménage, un événement est « ce qui arrive et qui a quelque importance pour l'homme ». En ce sens, l'unique événement digne de ce nom n'est-il pas la mort, avec son cortège de mouches bleues de la viande (Calliphora vomitoria Lin.) et de mouches grises (Sarcophaga carnaria Lin.) ?


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Bullion (surintendant)


« L'originalité de ce ministre, qui fut estimé et considéré, était une singulière saleté. Elle consistait à se délecter du parfum d'une boîte pleine de m ... e. Étant au conseil avec la reine régente, il vint une odeur de charbon et d'ordures, qui infecta le lieu, et dont la reine se plaignit fort. Bullion tira une petite boîte d'ivoire de sa poche et la présenta à la reine, pour la sentir. La reine l'ouvrit avec impatience, mais en la portant à son nez : "Ah ! Bullion, s'écria-t-elle, en la lui rendant, vous m'empoisonnerez. C'est de la m ... e !" C'en était en effet. La boîte se renouvelait tous les matins de la plus fraîche et le surintendant qui n'aimait rien tant que cette odeur, avait oublié que ce goût lui était tout-à-fait particulier. » (Adolphe Biquet, Histoire des fous célèbres, extravagans et originaux, Roy Terry, Paris, 1830)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Jeune femme lisant Philosopher tue de Jean-Guy Floutier

Célébrité planétaire


En 1958, Heidegger prend sa retraite de l'Université, mais il continue d'animer des séminaires et de participer à des colloques jusqu'en 1973, et notamment le séminaire tenu à Fribourg avec Eugen Fink sur Héraclite en 1966-1967, et trois séminaires au Thor — une commune du Vaucluse — avec Jean Beaufret. Il est désormais considéré comme une star et pose en couverture de Life avec Jane Fonda dont la proximité, confiera-t-il à Hans-Georg Gadamer, lui a procuré de piquantes sensations « au niveau du Dasein » et lui a même donné « des frissons presque partout ».

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Pensée inouïe


J'ai comparé le monde aux génitoires d'un âne.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Pour comprendre le monde


À la question de savoir quelle est la voie d'accès à l'intelligence métaphysique du monde, Raymond Doppelchor répond « l'idée du Rien ». Certes, en tant que représentation, le Rien est un simple phénomène — qui prend la forme, par exemple, du fameux « autrui » du philosophe Levinas, autrement dit d'un « monstre bipède » — mais, en tant qu'il est vécu intérieurement, il s'éprouve, il se ressent pour ainsi dire viscéralement. Il s'ensuit que le Rien ne s'enracine pas dans le phénomène et que seule l'expérience intuitive du Rien rend possible l'intelligence de la signification de ce qui est. « L'idée du Rien, dit encore Doppelchor, est la seule parmi toutes les idées possibles qui n'ait pas son origine dans le phénomène, dans une simple représentation intuitive, mais qui vienne du fond même de la conscience immédiate de l'individu, dans laquelle il se reconnaisse lui-même, dans son essence immédiate, sans aucune forme, même celle du sujet et de l'objet, attendu qu'ici le connaissant et le connu coïncident. » — On ne saurait mieux dire, vraiment !

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Un ethnologue aux cabinets


L'homme déféquant n'a rien d'un physicien ou d'un philosophe kantien ; il sait s'adapter aux rigueurs de la matière et à l'encombrement des corps, amortissant d'un mouvement du poignet l'élan d'une porte que lui renvoie sans ménagement un édicule déjeté, exerçant des abdominaux une insistante pression sur la masse inerte d'un virtuel « cigare japonais » qui prend à la corde son dernier virage, maniant sans trembler le feuillet lustral après s'être extirpé d'un coup de rein de l'incommode trône porcelainé.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Jeune femme lisant les Scènes de la vie de Heidegger de Jean-René Vif

Remords


L'homme du nihil est, par excellence, l'homme de la nostalgie, de la mémoire. Et il n'y a pas de nostalgie sans un zeste de remords, ce terreau privilégié de l'homicide de soi-même. Ce n'est pas avec notre bonne conscience que nous combinons un suicide réussi, mais avec nos hontes, nos regrets, nos gâchis irréparables, nos blessures béantes qu'aucun épulotique, hormis le taupicide, ne saurait cicatriser.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Yoko-geri


Dans un épisode mouvementé de L'Île Noire, Wronzoff, le complice du satanique docteur Müller, applique une clé de jambe à Tintin en lui disant, manière de le faire bisquer : « Ça, c'est du jiu-jitsu, mon petit ami ! » Tintin réplique alors par un yoko-geri : « Et ça, c'est de la savate ! »

Rappelons que le yoko-geri est l'un des coups les plus puissants des arts martiaux. Le témoignage du champion de karaté Joe Lewis le confirme : « Le side-kick est un coup mortel ! » Le principe est de s'efforcer de traverser la cible comme si l'on voulait que la jambe entre dans le corps de l'adversaire.


Le sinistre Wronzoff échappe à l'anéantissement, mais cette rencontre aura sur Tintin un impact considérable. Chez lui, la mort, qui jusque là n'était que le ferment d'un trouble nihilisme destructeur et d'un attrait morbide pour la souffrance, se voit rehaussée au rang d'idéal, de suprême geste de domination, de puissance et de liberté. Chaque épisode de ses aventures sera dorénavant un pas supplémentaire dans son approche définitive du néant.

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)