vendredi 8 juin 2018

Mœurs du philosophe


« Quoique leur naturel soit essentiellement misanthrope, les philosophes sont cependant susceptibles d'être apprivoisés. Lorsqu'on les prend jeunes, on peut adoucir leur caractère, mais jamais au point de faire que la soif du sang ne s'éveille en eux lorsqu'on leur présente un phénomène. Leur vivacité est très grande : ils courent, sautent, furètent partout, s'introduisent dans les plus petits trous de la "réalité empirique". 

Leur marche est silencieuse et leur position ordinaire consiste à relever leur dos en arc. Ils n'attendent pas leur proie, mais au contraire ils mettent la plus grande activité à la chercher ; la destruction qu'ils font des beautés de la nature et de celles de l'esprit humain est très grande. 

On trouve des philosophes dans tous les pays froids ou tempérés de l'Europe, de l'Amérique et de l'Asie. L'Afrique et la Nouvelle-Hollande sont les seules contrées qui n'en aient point encore fourni. » (Dictionnaire pittoresque d'histoire naturelle et des phénomènes de la nature, Tome cinquième, Paris, 1837)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Chemin sans issue (Georges Simenon)


Ce n'est qu'après coup, bien sûr, que les heures prenaient leur importance. Cette heure-là, sur le moment, avait la couleur du ciel, un ciel gris partout, en bas, où couraient des nuages poussés par le vent d'est, en haut où l'on devinait des réserves de pluie pour des jours et des jours encore.
On n'avait même plus le courage de geindre et de remarquer que c'était le dimanche avant Pâques. À quoi bon ? Il y avait des mois que cela durait ! Des mois que les journaux parlaient d'inondations, de glissements de terrains et d'éboulements !
Mieux valait hausser les épaules et se taire, comme Pastore, l'adjoint, qui, campé devant la poste, les mains dans les poches, le dos rond, regardait droit devant lui.
Il n'était que dix heures du matin. À cette heure-là, l'adjoint au maire n'était pas habillé. Il venait en voisin, un vieux complet passé sur sa chemise de nuit, les pieds nus dans des pantoufles de chevreau jaune.
Lili, au comptoir, lavait les verres qu'elle rangeait sur l'étagère. Tony, le pêcheur, à demi couché sur la banquette de faux cuir, suivait ses gestes du regard sans seulement s'en rendre compte.
À chaque rafale, l'enseigne de zinc découpé se balançait en grinçant et l'eau délavait la bouillabaisse qui y était peinte en couleurs vives, soulignée des mots : Chez Polyte.
Et naturellement, Polyte rageait ! Il n'était pas habillé non plus, ni débarbouillé. Avec des gestes violents, il rechargeait le gros poêle qui aurait dû être éteint depuis deux mois. Puis il gagnait la cuisine
on descendait une marche et il y remuait des seaux et des casseroles.
— Ce n'est pas aujourd'hui qu'on bénit le buis ? demanda l'adjoint au moment où les cloches sonnaient à l'église de Golfe-Juan.
— Non, répondit Polyte. Aujourd'hui, on cherche à établir si Hegel a raison quand il prétend que l'être n'est pas le contraire du néant, que l'être passe dans le néant, le néant dans l'être, et que le devenir en est le résultat.
— Ah, c'est vrai, fit l'adjoint. J'avais oublié.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Théorème de Wedderburn


Le théorème de Wedderburn, dans son laconisme véridique, affirme que tout corps fini est commutatif, donc muni de deux opérations binaires rendant possibles, entre autres, les soustractions.

Comme, à son grand désespoir, le corps de l'homme du nihil est fini, rien ne l'empêche donc de se soustraire à lui-même, en utilisant par exemple un revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Atroce réalité


L'alerte a été donnée dimanche vers 18 h 30. Sur l'aire de repos Les Pavillons, à 5 km au sud de Perpignan, un homme gisait inanimé dans sa voiture.

À leur arrivée, les pompiers, épaulés par une équipe du Samu, ont tenté de réanimer le malheureux. En vain. Selon les premiers éléments, il aurait mis fin à ses jours en se tirant une balle dans le cœur.

Âgé de 73 ans et domicilié à Amélie-les-Bains, il aurait, selon les enquêteurs,
« senti au plus profond de lui que la réalité n'est pas verbale, qu'elle peut être incommunicable et atroce, et il s'en serait allé, taciturne et seul, chercher la mort, dans le crépuscule d'une aire d'autoroute ». (L'Indépendant, 27 novembre 2017)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Accusation infondée


Ce serait faire un mauvais procès au suicidé philosophique que de l'accuser, en se fondant sur l'individuation extrême de son propos, de rester enlisé dans une subjectivité narcissique. Il propose au contraire une véritable Weltanschauung.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Vie bienheureuse


« Un homme obsédé par la pensée de se détruire avait cru pouvoir se délivrer de sa monomanie au moyen de la Méthode pour arriver à la vie bienheureuse de Johann Gottlieb Fichte. Mais après en avoir lu quelques pages, il fut prix d'une telle raucité de voix qu'il ne pouvait plus parler. Survint ensuite un asthme sec, du dégoût pour tous les aliments, une toux violente et fatigante, surtout pendant la nuit, qui se passait sans sommeil, des sueurs nocturnes abondantes et fétides, et enfin la mort, malgré tous les efforts des médecins. "Je t'en foutrai, moi, de la vie bienheureuse" furent ses dernières paroles. » (Samuel Hahnemann, Doctrine et traitement homœopathique des maladies chroniques, 1832)

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Heureux


Le poëte Keats se considérait un lâche car il ne pouvait, disait-il, « supporter la souffrance d'être heureux ». L'homme du nihil, n'ayant jamais connu cette avanie, ne saurait être aussi péremptoire que l'auteur de l'Ode à un rossignol, mais certainement il incline à penser de même.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Vivre ensemble dans une laverie


« La laverie associative Couleurs café a ouvert il y a trois ans dans le quartier du Clou-Bouchet, à Niort. Elle compte une cinquantaine d'adhérents qui ne font pas qu'y laver leur linge. Des ateliers y sont organisés, et une fois par mois, les membres de l'association se retrouvent autour d'un repas convivial. Un moyen de favoriser le vivre ensemble.

Aujourd'hui, au menu, c'est humitas, une sorte de purée de maïs, et salade chilienne avec tomates et oignons. Margarita est aux fourneaux. Parmi les convives, Catherine, une habituée de la laverie. "J'ai fait la connaissance de gens avec qui j'aime bien bavarder. Nous critiquons le cogito cartésien et exaltons au contraire la coprésence marcellienne. Pour Gabriel Marcel comme pour nous, Descartes enferme le Moi dans sa propre coquille : le
« je pense » est un carcan dont nous ne saurions nous défaire", explique cette retraitée qui habite depuis vingt-sept ans le quartier du Clou-Bouchet.

Favoriser la discussion, c'est exactement l'objectif que vise l'association, selon Nathalie, sa trésorière. "On essaie d'inciter les gens à sortir de chez eux. Pas forcément pour faire une lessive mais pour prendre un café, faire un jeu de société, discuter d'ontologie", détaille-t-elle. Pétanque, couture, empirisme logique, bricolage, les activités sont variées.

Le Clou-Bouchet est né dans les années 60, mais récemment, des travaux ont été réalisés. "Les immeubles ont été isolés à l'extérieur", indique Pascale Picard, coordinatrice de Couleurs café. "Mais à l'intérieur, il peut y avoir des conflits, un peu comme dans le Moi, où le vouloir-vivre combat sans cesse le désir compulsif de se détruire", poursuit-elle.

"A 18 heures, tout le monde est chez soi car certains ont peur de se balader le soir. Le crépuscule est en effet propice à l'homicide de soi-même", regrette Nathalie. Elle déplore le manque d'établissements ouverts le soir. "Pour ça, il faut aller en centre-ville, et c'est un effort que l'on ne peut raisonnablement attendre de personnes que tenaille l'idée du Rien". » (France Bleu, 22 juin 2016)


(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)