mercredi 15 août 2018

Ressassement morbide


Souvent je pense à cette courge d'Afrique et d'Asie, dont la pulpe sillonnée de fibres coriaces donne, séchée, l'éponge végétale.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Le diable était en chaleur (Charles Bukowski)


Voilà, je venais de m'engueuler avec Flo, mais je n'avais pas envie de me soûler ni d'aller dans un salon de massage. Je suis donc monté dans ma voiture et j'ai mis le cap vers l'ouest, direction la plage. Le soir tombait, je conduisais lentement. Je suis arrivé à la jetée, je me suis garé et je suis monté sur la jetée. J'ai fait une halte à la salle de jeux, ai fait quelques parties, mais l'endroit puait la pisse, si bien que je suis sorti. Comme j'étais trop vieux pour monter sur le manège, je suis passé devant sans m'arrêter. Les gens habituels arpentaient la jetée — une foule somnolente, indifférente au fait que, chez Maritain, le fondement de la doctrine de l'être est le principe d'identité qui justifie en droit une « raison d'être » intelligible. Du principe d'identité découle, selon lui, toutes les catégories de l'être d'où l'on déduit l'être même subsistant (Dieu).

Ce fut alors que je remarquai un rugissement sortant d'une baraque proche. Sans doute une bande enregistrée ou un disque. Il y avait un aboyeur devant le stand. « Allons, mesdames et messieurs, entrez, entrez donc... nous avons réellement capturé le diable ! Venez l'admirer en chair et en os ! Rendez-vous compte, pour vingt-cinq cents seulement, vous allez pouvoir contempler le diable... le plus grand perdant de tous les temps ! Le grand vaincu de l'unique révolution fomentée au ciel ! »


Soudainement, je compris ce que voulait dire Henri Massis quand il parlait de l'infécondité intellectuelle de l'entreprise maritainienne...


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Un pou


Le roi Philippe de Macédoine avait, au dire de Froude (Life of Carlyle), chargé un valet de chambre de s'exclamer tous les matins : « Philippos, souviens-toi que tu es un homme ! » — ce qui lui valut plus tard de se faire traiter de « vieil âne pochard ». — Le philosophe, lui, devrait avoir quelqu'un pour lui corner sans arrêt aux oreilles : « Souviens-toi que tu es un pou, l'image même de la déchéance. »

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Haine raisonnable


La haine qu'éprouve l'homme du nihil pour l'haeccéité est à la fois inexpiable — puisque la cause d'où elle est née ne peut se détruire — et raisonnable — étant la conclusion d'un invincible raisonnement. De même, dans la tragédie de Corneille Héraclius (1646), Pulchérie déteste Phocas, spoliateur de sa famille, mais elle se flatte que « sa haine est juste, et ne l'aveugle pas ». Elle ne confond pas le crime de Phocas et, mettons, un presse-purée ou un porte-parapluie.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Interlude

Jeunes filles lisant le Monocle du colonel Sponsz de Hermann von Trobben

Parménide


Lors du semestre d'hiver 1942-1943, Heidegger fait un cours sur Parménide à l'Université de Fribourg-en-Brisgau, qui ne sera publié qu'en 1982 dans l'édition Klostermann de ses œuvres complètes. C'est donc au moment où la catastrophe mondiale est à son comble que le toujours pétulant ontologue décide de traduire et de commenter le Poème didactique du philosophe grec, et d'empoigner son alpenstock pour aller à la rencontre de la « déesse Vérité en personne ».

Heidegger se concentre principalement sur le célèbre fragment qui affirme que « le même est penser et être ». On pourrait croire que cette sentence fait de Parménide un précurseur de Descartes en posant l'identité de l'« être » et de la « pensée », mais point du tout. Pour Heidegger, qui n'aime rien tant qu'embrouiller les choses, cet aphorisme, loin de parler d'identité, désigne une « co-appartenance » ; et la co-appartenance n'est pas une identité mais, dans la mentalité grecque, un mode selon lequel chacun est ce qu'il est, parce qu'il procède du « Même ». Sauf que ce « Même » n'est pas un prédicat auquel se référeraient l'être et la pensée, mais une parfaite énigme !

Ses amis réalisent que l'ontologue commence à « dérailler », et lui font comprendre avec diplomatie qu'il serait temps pour lui de se consacrer à autre chose qu'à la philosophie, par exemple à la culture des betteraves ou à l'élevage des vers à soie.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Épopée du « Suisse »


Tel est le pouvoir plastique du viscère culier : incarner une pensée, une émotion, dans un cylindre odoriférant, ou une tourte qui frappe les esprits, pour s'y imprimer à jamais. C'est la chose la plus haute, et la plus difficile à réaliser, mais aussi, une fois accomplie, celle qui enchante également le sage et l'écolier, et acquiert de plein droit la qualité de l'épopée.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Zinzolin moucheté


Dans les Carnets de Malte Laurids Brigge, le narrateur se remémore le moment où un lugubre morticole perfora avec une aiguille le cœur de son père défunt. Ce dernier, qui ne craignait rien tant qu'être enterré vivant, avait, peu avant sa mort, conjuré son fils de faire pratiquer cette opération.

Mais l'homme du nihil, lui, c'est à chaque instant qu'il se voit transpercé par le poinçon empoisonné de l'haeccéité. Et ce transpercement continuel fait de lui un « cadavre vivant » qui tente de dissimuler sa putréfaction dans les plis d'un habit zinzolin moucheté — qu'il a emprunté, faut-il croire, au Tchitchikov de Gogol.


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Bâfrement coupable


Dans sa Métaphysique des mœurs, Kant rappelle que la volonté de l'être fini et raisonnable qu'est l'homme n'est pas toute puissante : l'homme est un être dépendant dans son existence mondaine, par exemple quand il est invité à un coquetèle. Il peut être tenté de s'empiffrer de canapés et autres petits fours — puisque tout est « à l'œil » —, mais les tentations ne sont pas des contraintes ; la volonté est libre, mais l'homme fait le mal.

Et c'est ici, au plus fort du coquetèle, qu'éclate le scandale du mal radical. Si l'homme succombe à la tentation de s'empiffrer, c'est qu'il veut succomber ; selon Kant, il doit, donc il peut obéir à la loi que la raison pratique se donne et qu'il connaît immédiatement comme un fait. Il n'obéit pas à la loi, donc il ne veut pas obéir. L'être qui constitue, en tant qu'il est moral, le sens du monde et en justifie l'existence — toujours selon Kant — est immoral et pas seulement faible ; il a choisi sa faiblesse, il a voulu le mal : « sa nature est dépravée, il l'a dépravée ». — Et tout ça pour des « petits fours » ! Ô vanité ! ô néant ! « ô aueuglement estrange des hommes, gloriatur in malitia sua ! »


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Interlude

Jeune fille lisant l'Apothéose du décervellement de Francis Muflier

Nature démoniaque de Calys


Dans L'Étoile mystérieuse, on assiste à ce dialogue entre le professeur Calys et Philippulus le prophète, alors que celui-ci, perché en haut du grand mât du navire Aurore, vient de lancer un bâton de dynamite sur Tintin qui tentait de le rejoindre : « — De grâce, mon cher Philippulus ! C'est moi Calys, directeur de l'Observatoire. Nous avons travaillé ensemble, souviens-toi !... Descends, je t'en prie. — Tu n'es pas Calys ! Tu as pris son visage mais tu es un démon !... Tu n'es pas Calys !... »

Extraordinaire clairvoyance de Philippulus, ce « prophète » pathétique qui paiera de sa vie sa trop grande lucidité !

Calys est en effet un démon, comme le montrera la suite de l'histoire, et comme certains signes le font déjà soupçonner. Et ce démon n'est autre que... le Moi ! — Le diantre, dans son astronomique vanité, ne s'empresse-t-il pas de baptiser calystène le mystérieux métal dont est fait l'aérolithe ?


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)


Une terrible épreuve


Chaque fois qu'il doit quitter son cagibi pour aller dans le monde, l'homme du nihil pense, non aux « derniers mots du grand savant Jacques Monod que chacun répète en soi-même jusqu'à la fin » 1, mais à ces paroles de l'infortuné Job succombant sous le poids de ses douleurs : « Pourquoi ne suis-je pas mort dès le premier moment de ma naissance ? Pourquoi n'ai-je pas expiré en sortant du sein de ma mère ? Pourquoi une sage-femme m'a-t-elle reçu sur ses genoux, et pourquoi m'a-t-on donné des mamelles à sucer ? Car je serais maintenant couché dans le tombeau, je me reposerais, je dormirais, et j'aurais été dès lors dans une profonde tranquillité. »

1. « Je cherche à comprendre », s'il faut en croire Gragerfis.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)