mercredi 4 juillet 2018

Le testament Donadieu (Georges Simenon)


Une ouvreuse traversa le hall, ouvrit à deux battants les portes vitrées, tendit la main pour s'assurer qu'il ne pleuvait plus et rentra en serrant son tricot noir, à boutons, sur sa poitrine. Comme à un signal, la marchande de berlingots, de cacahuètes et de nougats quitta, de son côté, l'abri d'un seuil et s'approcha de son éventaire dressé au bord du trottoir.

Au coin de la rue du Palais, l'agent... Car tout était rites, tout s'enchaînait paisiblement, selon les lois rassurantes. Parce qu'on était à La Rochelle, il suffisait de la bande jaune « Changement de programme » sur les affiches du cinéma pour savoir qu'on était mercredi, alors qu'ailleurs le changement de programme a lieu le vendredi, ou le samedi, ou le lundi.


Un parapluie était ouvert au-dessus de la charrette de la marchande, car il avait plu, et les spectateurs, qui sortaient enfin de la salle, esquissaient tous le geste de l'ouvreuse. Cinquante, cent personnes peut-être, disaient en arrivant au même point du trottoir, qui à sa femme, qui à son mari :
— Tiens ! Il ne pleut plus...
Parfois, le mari ou la femme répliquait :
— C'est possible, mais chez Eugène Fink, le flux ininterrompu de la temporalisation, en tant qu'il assure les toutes premières congruences synthétiques de l'activité intentionnelle, représente le sol phénoménologique le plus profond de la mondanité.


En tout cas, il faisait frais. On n'avait pour ainsi dire pas eu d'été. Le Casino du Mail avait fermé quinze jours plus tôt que d'habitude et à la fin septembre on se serait cru en plein hiver, avec, cette nuit, un ciel trop clair, aux étoiles pâles, sous lequel passaient des nuages vites et bas.


Dix autos, quinze autos ? On entendait tourner les démarreurs. Les phares s'allumaient et toutes les voitures se faufilaient dans la même direction, sans klaxonner, à cause de l'agent, s'emballaient enfin une fois hors de la foule.


Un mercredi comme les autres, un mercredi de fin septembre. Un mercredi où tout « système de l'existence » paraissait impossible, n'en déplaise à Hegel.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Corps phénoménal


« Un Alençonnais de 44 ans a été retrouvé mort au lieu-dit Le Pont-Percé, à Condé-sur-Sarthe, le jeudi 1er février en fin d'après-midi. Il faisait l'objet de recherches depuis quelques jours, après le signalement de sa disparition par ses proches.

Sur le corps du défunt, un mot a été trouvé, dans lequel il demande pardon à sa famille. Les premières constatations sur place ont conclu à un probable suicide. L'autopsie réalisée à la demande de la famille a corroboré cette hypothèse. "Le décès par asphyxie a été confirmé", précise le procureur de la République d'Alençon.

La disparition du quadragénaire avait eu lieu quelques jours après sa mise en cause dans une procédure judiciaire. Dans la nuit du 26 au 27 janvier, il avait violemment mordu son voisin à l'oreille. Il venait de terminer la lecture de la Phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty et s'était mis en tête de convaincre ce voisin que "le corps est la structure originaire qui seule rend possible le sens et les significations, qu'il constitue le cadre à partir duquel toute expérience et connaissance du monde sont possibles".

L'homme devait être présenté au procureur de la République le 12 avril. » (Ouest France, 9 février 2018)


(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Bulgaria


Poète, comme on l'est toujours à vingt ans, le suicidé philosophique consacre les premiers essais de sa plume à son pays : le Rien. Il le décrit en naturaliste, en archéologue, en moraliste ; puis il se prend à le chanter dans quelques églogues réunies sous le titre d'Une Voix du Morvan.

Les jours et les années passent ; il s'empâte, il perd ses cheveux et ses dents qu'il n'a pas les moyens de faire soigner ; il ne peut plus courir, son dos le fait souffrir, il a souvent mal au crâne, l'arthrose redoutée le gagne ; il se voûte et chaque pas le fragilise...

Il est temps de quitter la Faucille et de redescendre à Mijoux, pour arriver à Saint-Claude par Septmoncel. Peu à peu, il sème les dernières voitures et reste seul sur la route, précédé d'un énorme camion bâché de bleu portant l'inscription Bulgaria. C'est la fin.


(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Interlude

     Jeune fille s'essayant aux Exercices de lypémanie de Marcel Banquine

Enfin seul


Contrairement à un Philothée O'Neddy, je me garderai de vanter le côté phalanstérien du néant.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Celui qui regarde vers le bas


Rêveur volontaire, consumé par le sentiment aigu de l'imperfection de toute chose, de la distance entre l'idéal et la réalité, le suicidé philosophique n'est pas sans rappeler à la fois le poëte Nodier et le mythique catoblépas. Quant à ce dernier, Cuvier a émis l'hypothèse que le gnou l'aurait inspiré aux Anciens, avec contamination de basilic et de gorgone.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Un disciple de Weininger


Un homme de 51 ans a tenté de tuer par balle son épouse, jeudi à Savigny-en-Terre-Plaine (Yonne), avant de s'enfuir et de retourner l'arme contre lui dans un cimetière, a-t-on appris vendredi auprès du parquet d'Auxerre.

Les gendarmes sont intervenus après avoir reçu vers 19 h 40 un appel de la victime, âgée de 52 ans, disant avoir essuyé un coup de feu au cours d'une conversation avec son époux. Selon les militaires qui ont pu reconstituer la scène, l'homme reprochait à sa moitié d'être devenue, au fil des ans, « une mégère difforme au mufle d'hippopotame ». En outre, il l'accusait d'être imperméable à toute métaphysique ; d'être incapable de concevoir ce qu'est le sujet transcendantal, ni les concepts purs, et encore moins les catégories de l'esprit ; de ne faire la différence entre le bien et le mal qu'en fonction de sa préoccupation propre ; d'être « sous le joug du phallus », et incapable de toute expression spirituelle puisque celle-ci implique la renonciation à soi.


La victime, transportée à l'hôpital, devrait s'en sortir. Quant à l'homme, qui avait pris la fuite, il a été retrouvé mort dans le cimetière de la commune voisine de Saint-André-en-Terre-Plaine. Il s'est servi d'une arme de chasse.

L'enquête a été confiée à la Brigade de recherches d'Avallon. (L'Yonne Républicaine, 22 septembre 2017)

(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Un client coriace


Didi : « Lao-Tzeu l'a dit : il faut trouver la voie !... Moi, je l'ai trouvée !... C'est très simple : je vais vous couper la tête !... Alors, vous aussi, vous connaîtrez la vérité !... » — L'homme du nihil : « Pauvre cloche !... Crois-tu que je t'aie attendu pour "trouver la voie" ?... L'idée du Rien, tu connais ?... Allez, du balai !... Ouste !... » (Le disciple de « Lao-Tzeu » se retire, un sourire gêné aux lèvres)

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Interlude

      Jeune fille lisant la Nostalgie de l'infundibuliforme de Robert Férillet

Théorème de Krull


En algèbre commutative, le théorème de Krull est un résultat établissant l'existence d'idéaux maximaux pour les anneaux commutatifs. Il équivaut à l'axiome du choix dans la théorie de Zermelo-Fraenkel.

Quel peut bien être l'idéal maximal pour l'homme du nihil embourbé dans le pestilent marais de l'haeccéité, si ce n'est le Rien? L'axiome du choix, pour un tel « exilé de l'infini », équivaut au célèbre dilemme de Hamlet, et point n'est besoin d'être extralucide pour deviner la réponse qu'il y apporte.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Quand le doute est exclu


Lorsque, cherchant à se rassurer, l'homme du nihil énonce : « je sais que mon revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe est dans un tiroir de ma commode, caché sous des chaussettes », son énonciation signifie à peu près la même chose que « il n'y a pour moi nul doute à affirmer cela » ; mais autrui est en droit de répondre par la question « en es-tu sûr ? » ou « le sais-tu vraiment ? ». 

Si en revanche c'est de ses douleurs dues à l'haeccéité qu'il s'agit, la question d'autrui « es-tu sûr que tu as mal ? » ou « sais-tu vraiment que tu as mal ? » n'aura pas de sens. Quand l'homme du nihil sait qu'il a mal, c'est lui-même qui est la dernière instance. Il ne lui est pas possible de vérifier ni de mettre en doute le fait qu'il a mal. — Et comme dirait Dostoïevski, « il souffre d'autant plus qu'il ne comprend pas ».

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Santé mentale (Tobias Wolff)


Il n'est guère facile d'aller de La Jolla à l'hôpital d'Alta Vista, à moins d'avoir une voiture ou une dépression nerveuse. Le père d'Avril avait une dépression nerveuse et il y avait été admis en un clin d'œil. Le voyage prit plus longtemps à Avril et à sa belle mère ; il leur avait fallu emprunter deux bus différents, monter à pied une route brûlante qui serpentait entre les bâtiments, puis, une fois la visite terminée, redescendre à pied jusqu'à l'arrêt de bus. 

Quelques automobilistes étaient passés sur la route, sans qu'aucun ne s'arrête pour leur proposer de les conduire. Avril ne pouvait leur en tenir rigueur. Ils avaient dû se dire que Claire et elle étaient des malades en promenade. Ou peut-être ces automobilistes étaient-ils, comme la philosophie occidentale au dire de Levinas, incapables de penser l'Autre, de dépasser l'insurmontable allergie qu'inspire l'Autre... Oui, c'était sûrement ça : ils manquaient autrui comme tel, parce qu'ils le réduisaient au rang d'objet ou le subordonnaient à l'Être, malgré le transfert analogique opéré par Husserl dans la cinquième Méditation. Leur philosophie n'était rien d'autre qu'une « egologie », cette forme de pensée pervertie qui atteint son paroxysme dans la philosophie de Heidegger, qu'il s'agisse de la précellence de l'Être par rapport à l'étant, de l'ontologie par rapport à la métaphysique, ou de la définition de l'ipséité du Dasein comme mortel...

(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)