vendredi 20 juillet 2018

L'écueil du bizarre


Que devient le génie le plus impétueux, si la beauté, l'expression et la grâce ne tempèrent son emportement ? il tombe dans le bizarre : c'est l'excès dont le suicidé philosophique est toujours voisin et dont il n'a pu se préserver dans son ouvrage le plus connu : l'homicide de soi-même.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

La chaîne (Tobias Wolff)


Brian Gold était en haut de la colline quand le chien attaqua. Une bête énorme, noire, semblable à un loup, attachée à une chaîne, surgie brusquement de derrière une véranda, qui franchit son jardin ventre à terre et pénétra dans le parc, courant aisément malgré la neige épaisse, la fille de Gold en point de mire.

Gold attendit que la chaîne stoppe le chien net ; le chien courait toujours. Gold plongea vers le pied de la colline, en criant. La neige et le vent étouffaient sa voix. La luge d'Anna était presque parvenue au bas de la pente. Gold avait relevé la capuche de sa parka pour la protéger des bourrasques cinglantes et il savait qu'elle ne pouvait ni l'entendre ni voir le chien se ruer sur elle. Il avait conscience de la vitesse du chien et du ralenti de ses propres enjambées, du poids de ses bottes en caoutchouc, de l'entrave que représentait la croûte collante sous la neige fraîche.

Surtout, il se souvenait avec angoisse que chez Hegel et Spinoza, le monde n'est qu'un système de nécessité. Certes, dans la doctrine de l'essence, Hegel montre que la nécessité logique se doit d'affronter la contingence du monde pour se rendre effective, mais cela ne le rassurait guère, et encore moins de savoir que chez Spinoza, la contingence est conçue comme un défaut imputable à l'ignorance des causes nécessaires, qu'elle n'a pas de statut ontologique, que son statut est seulement épistémique.

Il envisagea un moment de se tourner vers l'irrationalisme chestovien, mais il n'en avait plus le temps : le chien bondissait déjà, mordait Anna à l'épaule, la soulevait de la luge, la traînait derrière, la secouant comme une poupée.

Désespéré — le salut se trouvait peut-être chez Kierkegaard ? —, Gold se jeta au bas de la colline, puis la distance disparut et il se retrouva là.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Interlude

    L'actrice Sophia Loren lisant l'Océanographie du Rien de Raymond Doppelchor

Casse-vessie


« Liez fortement un morceau de vessie mouillée sur l'ouverture d'un verre, dont le fond est enlevé, et faites sécher la vessie jusqu'à ce qu'elle présente la fermeté et la roideur de la peau d'un tambour. Placez alors ce verre sur le plateau, et pompez l'air qu'il renferme. À mesure que cet air se raréfie, sa force élastique diminue, et ne fait plus équilibre à la pression extérieure de l'atmosphère qui, s'accroissant graduellement, force la vessie à prendre une surface concave. Enfin cette pression, devenant supérieure à la résistance de la vessie, celle-ci crève, et l'air extérieur, entrant avec violence dans le verre, y produit une détonation semblable à celle d'un coup de pistolet. On donne à ce petit appareil le nom de casse-vessie.

Si, au lieu d'un morceau de vessie, on avait placé sur l'orifice du verre, un idéaliste allemand qu'on eût fait joindre hermétiquement, celui-ci aurait été brisé en pièces par la pression de l'atmosphère, ce qui, fût-ce brièvement, lui eût fait concevoir le concret comme totalité des déterminations, moment que Hegel appelle spéculatif. » (N. Boquillon, Traité de pneumatique ou des propriétés physiques de l'air et des gaz, Paris, Audot, 1828)


(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Dualité du Dasein


Dans le Secret de la Licorne, Hergé aborde discrètement le thème du Doppelgänger déjà traité, entre autres, par Edgar Poe, Stevenson et Dostoïevski. Le brocanteur auquel Tintin veut acheter la maquette de la Licorne — « Combien? — Cinquante francs. C'est une pièce unique. C'est une... chose... euh... une espèce de caramelle de l'ancien temps. » — est en effet le double d'Isidore Boullu, l'infernal marbrier des Bijoux de la Castafiore !

Il semble bien qu'ici, le thème du double serve à mettre en lumière l'angoisse du sujet — le marbrier Boullu — devant sa non-réalité et sa non-existence, plutôt que sa crainte de la mort comme le soutenait incongrûment le psychanalyste Otto Rank (qui n'avait d'ailleurs pas pu lire le Secret de la Licorne, ayant « cassé sa pipe » trois ans avant sa parution).


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Une initiative citoyenne pour fleurir la ville


« C'était la première action du collectif Cordial de Auterive. L'opération "Fleurir notre quartier" a remporté l'assentiment des habitants. Ils se sont tous réunis place Occitane, où le rendez-vous était donné pour une journée de travaux en commun.

Le collectif explique le principe de l'opération : "Nous avons récupéré à la déchetterie d'Auterive soixante jardinières que nous avons nettoyées. Les pépinières Banzet et Soulié nous ont donné des plants et c'est aujourd'hui que nous les redistribuons aux habitants, avec également du terreau pour qu'ils fleurissent leur devant de porte, leur jardin, leur balcon ou leur terrasse."

Chacun venait puiser le terreau dans la brouette, choisir le contenant puis les fleurs, avide comme le poëte Baudelaire de voir "la vie en beau". Il cherchait ce qui lui plaisait, plantait puis revenait chercher d'autres plants. Il y avait une belle animation évoquant un groupe d'abeilles allant de fleur en fleur.

Jean-Pierre Bastiani, le maire de la commune, est venu planter symboliquement des pensées et lancer l'opération "fleurissement et embellissement". "Que cela incite au civisme et que le quartier soit plus agréable grâce à votre collectif, a-t-il souhaité. Arrière, les idées négatives, le dénigrement de l'haeccéité et la pensée de se détruire !"

Le collectif, pour sa part, a remercié les habitants et tous ceux qui ont contribué à la réussite de l'opération. Tout le monde était ravi.

"Nous sommes là depuis six mois et cet accueil nous transporte, soulignaient Lucie et Étienne, venus fleurir leur devant de porte. On en oublierait presque que l'homme est un être-pour-la-mort !" » (La Dépêche, 21 mai 2017)


(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

Solipsisme


Malgré tout le respect qu'inspirent ses grands malheurs et ses grands mérites, le suicidé philosophique reste pour le vulgum pecus comme un étranger. Avec sa requimpette, son colt Frontier et son Plutarque en douze volumes, il se promène toujours seul, et cela suffit à le rendre vaguement inquiétant.

Mais si le vulgum pecus pouvait pénétrer dans sa pachyméninge, l'inquiétude se muerait en terreur. Car en détruisant son Moi, le suicidé philosophique ne se propose rien de moins que d'anéantir le monde tout entier, vulgum pecus compris.


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Interlude

    Jeune fille lisant les Pensées rancies et cramoisies de J. Zimmerschmühl

Humilité du suicidé philosophique


Comme le Tiburce de Théophile Gautier, le suicidé philosophique ne se croit pas le pivot de la création, et comprend fort bien que la terre puisse tourner sans qu'il s'en mêle. Il « ne s'estime pas beaucoup plus que l'acarus du fromage ou les anguilles du vinaigre ».

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Inquiétante étrangeté


L'inquiétante étrangeté (das Unheimliche en allemand) est un concept freudien théorisant la sensation de malaise qui étreint subitement le sujet pensant alors qu'il pousse son chariot dans les allées d'un supermarché. Soudain, tout ce qui l'entoure — les autres pousseurs de chariot — ces gueules ! —, les caissières aux gestes d'automates et jusqu'aux boîtes de croustillants toasts Truweet disposées sur les rayons — lui paraît radicalement étranger, inconnu, absurde au point d'en être effrayant. S'il était seul et s'il y avait un étang à proximité, il s'y jetterait instantanément. Jamais il n'a ressenti avec une telle violence le besoin de mettre un terme à tout ça.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Écorchée vive


Le corps d'une femme d'une soixantaine d'années, originaire de la région de Saverne, a été découvert ce matin vers 7 h 30 par des bûcherons sur un chemin forestier à proximité de Neuwiller-lès-Saverne, une commune située au pied des Vosges du Nord. Des médicaments et une lettre d'adieu — où la future défunte constate que ce monde est un « monde de néant » — ont été retrouvés près du cadavre.

Les gendarmes de Saverne, qui ont ouvert une enquête pour déterminer les causes exactes de la mort, privilégient à ce stade l'hypothèse d'un geste désespéré résultant d'une « sensibilité d'écorchée vive ».

La victime avait disparu de son domicile depuis la veille au soir. Malgré les recherches menées durant une partie de la nuit par les gendarmes de Saverne et de Bouxwiller, elle n'avait pas pu être localisée. (Les Dernières Nouvelles d'Alsace, 31 octobre 2017)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Dogmatisme fichtéen


« L'idée du Rien a un goût de brûlé très fade. Mais surtout, elle est absorbante : elle dissimule les besoins spirituels du sujet pensant, sans les satisfaire. Bien loin de nourrir l'esprit, elle le prive de l'appétit ; aussi l'usage habituel de l'idée du Rien fait dépérir et conduit insensiblement à l'idiotie et à une mort prématurée. » (Johann Gottlieb Fichte, Conférences sur la destination du savant, 1794)

— À l'idiotie? Oh ! Oh ! Comme tu y vas, mon ami !


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Interlude

         Jeune femme lisant Georges Sim et le Dasein de Maurice Cucq

Comparaison culinaire


Tous les pistolets, flacons de taupicide et cordes de violoncelle du monde ne servent de rien à un homme qui ignore l'art d'en faire usage dans l'occasion. Il en est de l'homicide de soi-même comme des bonnes légumes : si on ne les sait pas bien apprêter, elles sont, malgré leur saveur, une nourriture crue, pesante, indigeste, qui renvoie souvent des vapeurs qui incommodent et troublent le cerveau.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Sancta simplicitas


Bienheureux Thalès, qui résolvait tout en eau !

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)