vendredi 3 août 2018

Seppuku


On apprend à l'avant-dernière page du Lotus bleu que le maléfique Mitsuhirato, qui de longue date « nourrissait des doutes sur la nature perverse de son Moi », a finalement décidé de se faire hara-kiri.

Jean Crasset, dans son Histoire de l'Église du Japon parue en 1689, décrit le cérémonial auquel se soumet, chez les Nippons, le candidat à l'homicide de soi-même : « Il prend ses plus beaux habits, et ayant appelé ses parens, il s'ouvre luy même le ventre avec un couteau, dont il se fait une grande playe. Quelques-uns même qui ont plus de courage, s'en font deux en forme de croix, puis jettent le couteau en l'air. Lorsque les boyaux commencent à sortir, ils tendent le cou à un de leurs valets, qui est là tout prest, et qui luy tranche la teste. »

Les Nippons que l'on croise dans les Aventures de Tintin sont presque tous de visqueuses canailles, mais quelle admirable hardiesse, tout de même, chez ce vaillant champion de la mort volontaire qu'est le suicidé philosophique japonais !


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Interlude

Jeune fille lisant les Pensées rancies et cramoisies de J. Zimmerschmühl

La mort et après


Dans Mort et survie, Max Scheler prétend — et l'homme du nihil n'est pas loin de lui donner raison — que la perspective de la mort est inhérente à la structure de notre vie et à notre contemplation des vivants. Quant à la question de ce qui advient après la mort, il rejette — comme fait également l'homme du nihil — la construction rationnelle de Kant aussi bien que le recours au spiritisme. Mais c'est pour chercher aussitôt une indépendance « essentielle » de la personne par rapport à l'organisme (cellules, viscères, et cetera) ! 

Bien évidemment, ce n'est pas là du tout la position de l'homme du nihil qui, dès qu'il entend le mot « mort », se prépare à plonger en apnée dans la mer d'Azov du néant.


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Un terrain d'observation privilégié : le feuillu


Tout ce qui empoisonne le sujet pensant — temporalité du temps, mortalité de l'être mortel, haeccéité, etc. — étant plus sensible dans les arbres, c'est chez eux surtout qu'il convient de l'observer. Mais on ne saurait trop le répéter, tout ce qui existe dans l'arbre existe dans l'homme, et l'un n'a sur l'autre que l'avantage de la taille, de la force et de la durée.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Loi normale


En théorie des probabilités et en statistique, la loi normale est l'une des lois de probabilité les mieux adaptées à la modélisation de phénomènes naturels de caractère aléatoire. Elle intervient dans la représentation de nombreux objets mathématiques ou naturels dont le mouvement brownien, le bruit blanc gaussien, ou encore la fiente d'oiseau qui vous tombe à l'improviste sur le crâne ou sur la casquette. Elle est également appelée loi de Gauss ou loi de Laplace-Gauss.

Elle correspond au comportement, sous certaines conditions, d'une suite d'expériences aléatoires indépendantes, lorsque le nombre d'expériences est très élevé.

De par sa normalité même, la loi normale ne permet pas de rendre compte du comportement foncièrement excentrique de l'homme du nihil, et n'aide pas non plus ce dernier à comprendre la vie qui, en dépit de Gauss et de Laplace, restera toujours pour lui un indéchiffrable et absurde logogriphe.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

À la manière de Folantin


Muni d'une amphore de moutarde phonématique, l'homme du nihil sinapise le réel dans le vain espoir de le rendre moins vomitif.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Jeune femme lisant Georges Sim et le Dasein de Maurice Cucq

Couardise du Moi


Un ancien rapport de police relate un incident qui peint le Moi tout entier et tout nu : « Il y a six mois environ, le Moi se trouvant dans un café à côté du sieur Férillet son souffre-douleur, et ayant liché plus que de raison, se mit à engueuler le sieur Férillet qui lui envoya le lendemain deux témoins. On va sur le terrain, le Moi chantonne, mange une queue de rose, fouette les herbes de sa badine, pirouette ; bref, les fers s'engageant et au moment où le témoin dit "Allez Messieurs", le Moi baisse son épée et dit : "Pardon, j'ai deux mots à dire en particulier à M. Férillet". Les témoins s'écartent, les deux opposants se promènent vingt minutes et au bout de ce temps Férillet dit à ses témoins : "Messieurs, en présence des explications de mon adversaire, l'affaire n'a plus de raison de suivre son cours". Chacun s'en alla comme il était venu. Le Moi toujours chantonnant, faisant siffler sa badine et mâchonnant sa rose ; mais singulièrement déchu dans l'estime de ses témoins. »

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Le bourgmestre de Furnes (Georges Simenon)


Cinq heures moins deux. Joris Terlinck, qui avait levé la tête pour regarder l'heure à son chronomètre qu'il posait toujours sur le bureau, avait juste le temps devant lui.

Le temps d'abord de souligner au crayon rouge un dernier chiffre et de refermer un dossier dont le papier bulle portait la mention: « Projet de devis pour l'installation de l'eau et en général pour tous les travaux de plomberie du nouvel hôpital Saint-Éloi. »


Le temps ensuite de repousser un peu son fauteuil, de prendre un cigare dans sa poche, de le faire craquer et d'en couper le bout à l'aide d'un joli appareil nickelé qu'il tira de son gilet.


La nuit était tombée, puisqu'on était à la fin novembre. Au-dessus de la tête de Joris Terlinck, dans le cabinet du maire de Furnes, tout un cercle de bougies étaient allumées, mais c'étaient des bougies électriques, plaquées de fausses larmes jaunes.


Le cigare tirait bien. Tous les cigares de Terlinck tiraient bien, puisque c'était lui le fabricant et qu'il se réservait une qualité spéciale. Le tabac allumé, le bout humecté et soigneusement arrondi, il restait à sortir le fume-cigare en ambre de son étui qui faisait en se refermant un bruit sec très caractéristique — des gens, à Furnes, reconnaissaient la présence de Terlinck à ce bruit-là !


Et ce n'était pas tout. Les deux minutes n'étaient pas usées. De son fauteuil, en tournant un peu la tête, Terlinck découvrait, entre les rideaux de velours des fenêtres, la grand-place de Furnes, ses maisons à pignon dentelé, l'église Sainte-Walburge et les douze becs de gaz le long des trottoirs. Il en connaissait le nombre, car c'était lui qui les avait fait poser ! Par contre, personne ne pouvait se vanter de connaître le nombre de pavés de la place, des milliers de petits pavés inégaux et ronds qui paraissaient avoir été dessinés consciencieusement, un à un, par un peintre primitif. 


Cela n'avait d'ailleurs pas d'importance. Les connaissances particulières sont certes valables, relativement à un certain point de vue et à certaines méthodes, et dans ces limites relatives elles sont contraignantes pour tout esprit humain. Mais elles ne sont pas, elles ne peuvent pas être la vérité, Terlinck ne se faisait pas d'illusions à ce sujet. La vérité, il la cherchait plutôt dans la philosophie de Karl Jaspers, qu'il voyait comme une tentative d'expliciter ce que nous apprend sur l'être, et sur notre rapport à l'être, l'échec d'une ontologie. Toute science de l'homme, toute anthropologie est impuissante à saisir réellement son objet : l'homme est toujours autre chose que l'objet d'un certain savoir. On ne peut évoquer l'existence qu'en termes de jaillissement, de surgissement originel, se répétait-il. L'existence n'est pas platement accessible à la connaissance subjective. Mais si elle ne peut être connue, elle peut tout au moins être éclairée par la transcendance qui, chez Jaspers est « une lumière projetée (ou reçue) comme latéralement, à la fois vue et non vue, comme les objets de la vision marginale, et dont la clarté, isolée dans une sorte d'intuition solitaire, n'est pas susceptible d'étalement, ni l'intelligibilité d'explication ».


Encore une demi-minute à peine. Le nuage de fumée s'étirait autour de Terlinck. À travers, il voyait, au-dessus de la cheminée monumentale, le fameux portrait de Van de Vliet avec son costume extraordinaire, ses manches à gigot, ses nœuds de rubans et des plumes à son chapeau.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Heidegger « fait l'hélicoptère »


Dans la leçon inaugurale que donne Heidegger le 27 juillet 1915 à l'Université de Fribourg, intitulée Le concept de temps dans la science historique, il essaie de dégager une conception fondamentalement qualitative du temps, capable de s'appliquer au vécu et non pas seulement aux événements de l'histoire monumentale.

Il fait apparaître la spécificité du temps historique en lui opposant le concept de temps en physique. Citant Einstein selon lequel, pour « décrire le mouvement d'un point matériel », il faut donner la « valeur de ses coordonnées en fonction du temps », Heidegger montre que la théorie de la relativité confirme le caractère quantitatif du temps : réduit à un paramètre dont la fonction est de rendre possible la mesure, il est pensé comme homogène et uniforme. Ce « temps newtonien », composé d'une « succession d'instants autonomes dont chacun n'est en relation immédiate qu'avec son successeur et son prédécesseur », courrouce Heidegger au plus haut point. « La continuité ne se limite pas à la contiguïté, sacré nom d'une pipe ! », s'écrie-t-il devant son auditoire médusé. La face congestionnée et la moustache hérissée, il arpente l'amphithéâtre « à grands pas, tel un prophète hébreu » (d'après le témoignage de Walter Benjamin) et les appariteurs ont le plus grand mal à lui faire regagner sa chaire.

Le lendemain, il se sent honteux et confus, « comme après une bordée où l'on a montré son fondement de l'historialité du Dasein aux passants », selon un aveu qu'il fera plus tard à Max Horkheimer.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Le sentiment tragique de la vie


Vivre me rappelle le mufle d'un veau.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. dégoût)

Interlude

Jeune fille lisant le Monocle du colonel Sponsz

Désillusion


Le vulgum pecus se représente le Rien comme un désert balayé par les blizzards polaires et scintillant d'une blancheur immaculée. Or, à supposer que ce monde idéal, cruel certes aux hommes et aux bêtes, mais d'une inaltérable pureté, ait eu jadis quelque réalité, voilà bon nombre d'années qu'il a disparu, car le Rien, devenu le centre d'une grosse industrie métallurgique, est aujourd'hui une ville assez peuplée, où les usines crachant suies et fumées ne laissent aucune place à la rêverie du suicidé philosophique.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Jerry et Molly et Sam (Raymond Carver)


Il ne restait plus que cette solution. Non, vraiment, Al n'en voyait pas d'autre. Il fallait qu'il se débarrasse de la chienne à l'insu de Betty et des gosses. La nuit. Il faudrait que ce soit la nuit. Il ferait simplement monter Suzy en voiture, l'emmènerait quelque part — où ? ça, il serait toujours temps de voir —, ouvrirait la portière, la pousserait dehors et prendrait le large. Et le plus tôt serait le mieux. Il se sentit soulagé d'avoir pris cette résolution. Mieux valait faire n'importe quoi que de ne rien faire du tout. Il en était de plus en plus persuadé. Et puis, l'ontologue allemand Martin Heidegger n'avait-il pas soutenu que l'animal est « pauvre en monde » parce que « ses inhibitions le cloisonnent dans une dépendance pulsionnelle panique et aliénante » ? Il n'y avait donc pas de scrupules à avoir.

(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Deux inquiétants vieillards


Le docteur Triboulet, que l'on aperçoit dans L'Oreille cassée, habite au 120, avenue du Troubadour. D'un âge avancé, il porte une longue barbe blanche, une redingote noire à col de fourrure, semble très myope, et possède une antique automobile à démarrage par manivelle dont le chauffeur arbore lui aussi une interminable barbe blanche et paraît crouler sous le poids du tædium vitæ, cette « fatigue de la vie » décrite par Sénèque. 

Tintin remonte jusqu'au docteur Triboulet en relevant le numéro d'immatriculation d'une voiture qui a tenté de le renverser, mais la plaque a été retournée — 168091 donnant par rotation 160891 — et le docteur s'avère étranger à l'affaire. 

Il n'empêche que Triboulet et son chauffeur forment un couple des plus louches et qu'on aimerait en savoir plus sur leurs menées souterraines. Appartiennent-ils à une société secrète, à un gang des barbes blanches ayant pour objectif de soumettre le monde à leur cacochyme domination ?

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)