mardi 26 juin 2018

Interlude

      Jeune femme s'apprêtant à lire les œuvres complètes de Luc Pulflop

Mauvaise réputation


Ce n'est pas d'hier que le suicidé philosophique a mauvaise presse. Dans la littérature médiévale, il est constamment un personnage désagréable : il suffit de penser à celui du roman d'Eracle ou du roman de Horn pour s'en apercevoir. Constamment, il est présenté comme un individu chiche, bourru et querelleur. Chez Gerbert de Montreuil, le suicidé philosophique rappelle le « cholérique » dont parlent les traités de physiognomonie, et il s'attire la repartie :

           « Vos eüssiez le cuer crevé
           Se vous ne fussiez desfarcis. »


Comment expliquer une telle animosité si ce n'est par la verve caustique avec laquelle le champion de l'homicide de soi-même a de tout temps assaisonné le « monstre bipède » ?


(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Délices anticipées


Le suicidé philosophique passe ses jours à savourer le clafoutis climatérique de sa propre fin.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Humeur défiante et soupçonneuse du constipé


« Le vrai constipé est ordinairement sans cœur, toujours craintif et tremblotant, ayant peur de tout, et se faisant peur à soy-mesme, comme la beste qui se mire ; il veut chier et ne le peut, il va partout soupirant et sanglotant avec une tristesse inséparable qui se change souvent en désespoir ; il est en perpétuelle inquiétude de corps et d'esprit, il a les veilles qui le consument d'un costé, et le dormir qui le bourrelle de l'autre... bref c'est un animal sauvage, ombrageux, soupçonneux, solitaire, ennemi du soleil, à qui rien ne peut plaire que la seule fausse et vaine imagination de chier. » (Dr André du Laurens, Discours de la conservation de la vie : des maladies constipatoires, des catarrhes, et de la vieillesse, à Paris, chez Jamet Mettayer, 1597, p. 119)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

À la Pépite d'Or (Larry Brown)


C'était un bar, quelque part entre Orange Grove et Pascagoula, une de ces boîtes où on entre gratuitement mais où on vous fait payer cinq dollars une bière Schlitz de trente centilitres. L'endroit était sombre. Tout le monde portait des lunettes de soleil, sauf moi. Mon pote avait disparu et je ne savais pas ce qui lui était arrivé. En revanche, je savais ce que j'étais et j'essayais de vivre avec. Je me disais que si seulement j'arrivais à passer la nuit, tout redeviendrait à peu près bien quand le soleil se lèverait.

Cette boîte affichait des danseuses nues. Rien que les seins, pas le cul. Je me suis dit : bon, allons-y pour les danseuses. Je savais que je souffrais d'intoxication par l'alcool et que ça portait sur mon cerveau. Il suffisait que je boive une seule bière et toutes mes idées changeaient. Je passais de la phénoménologie à l'empirisme logique, parfois même au pragmatisme de Charles Sanders Peirce, et j'avais alors l'impression que le sens d'une expression résidait dans ses conséquences pratiques. Oh, bon dieu ! Il fallait vraiment que tout ça s'arrête.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Interlude

       Belle inconnue lisant l'Océanographie du Rien de Raymond Doppelchor

Théorème bipolaire


En mathématiques, le théorème bipolaire est un résultat d'analyse convexe qui fournit les conditions nécessaires et suffisantes pour qu'un cône soit égal à son cône bipolaire.

Coïncidence ou non, le 28 mars 1941, la romancière Virginia Woolf, qui souffrait depuis longtemps de psychose maniaco-dépressive, décide d'anéantir son « cône bipolaire ». Elle remplit ses poches de galets et se jette dans la rivière Ouse, près de Monk's House, sa maison de Rodmell.

Son corps sera retrouvé trois semaines plus tard, le 18 avril, et son époux, le toujours débonnaire Leonard, enterrera ses cendres dans le jardin de Monk's House.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Acte désespéré


C'est le corps d'une femme de 42 ans, originaire de Saint-André-de-Cubzac qui a été retrouvé ce matin, dimanche, dans les eaux du petit port à Arcachon. La disparition de la malheureuse avait été signalée la veille à la gendarmerie.

À une heure du matin, dimanche, les policiers du commissariat d'Arcachon ont repéré sa voiture aux abords du port. Une adresse figurant dans les effets qui y ont été trouvés les a d'abord conduits vers un hôtel d'Arcachon, où ils ont fait chou blanc. Les chiens policiers ont ensuite été mis à contribution, et ce n'est que ce matin que le corps sans vie de la quadragénaire a été retrouvé.

Il s'agirait d'un acte désespéré, « comme ceux qu'accomplit parfois le Dasein soucieux et "devançant", quand il vient à être lui-même en faisant face à la possibilité de sa mort », selon le commissaire chargé de l'enquête, qui se présente lui-même comme « féru de heideggerianisme ». « Cette venue à soi, ajoute-t-il, provient en quelque sorte de "l'a-venir" en un sens tout à fait particulier : il ne s'agit pas du non encore présent mais, pour le Dasein, de "la modalité d'un possible accomplissement de soi-même". » (Sud Ouest, 26 novembre 2017)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Édredon


Le poëte illuminé Antonin Artaud, qui n'hésitait jamais devant les pensées inouïes, soutenait que l'édredon du lit de Van Gogh était « d'un rouge de moule, d'oursin, de crevette, de rouget du Midi, d'un rouge de piment roussi », affirmation qui exaspérait l'écrivain mondain Paul Valéry, car il y voyait un sophisme. « Si j'admets, disait-il, que l'édredon de Van Gogh est rouge (avant toute expérience particulière), c'est à l'objet même (qui s'appelle édredon) que va mon approbation. Si c'est au contraire le mot d'édredon, que j'approuve, je puis le trouver gracieux, sonore, agréable à prononcer, je ne songerais pas à le manger. »

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Lévitation lamaïque expliquée


Foudre Bénie est ce lama tibétain du monastère de Khor-Biyong, capable de léviter et doté, comme Madame Yamilah, du don de clairvoyance. C'est grâce à lui que Tintin et le capitaine Haddock, victimes d'une avalanche, sont secourus.

Comme le rappelle Jules Duhem dans son Histoire des idées aéronautiques avant Montgolfier, on trouve dans les temps modernes de nombreux cas de lévitation, illustrés par le témoignage d'une tradition constante : « Pierre d'Alcantara demeure jusqu'à trois heures en l'air. Le franciscain Juan de Jésus opère une longue randonnée aérienne : Andrès de Abreu, son biographe, décrit l'envol, les lieux survolés, l'atterrissage. [...] Mais la palme revient sans conteste au franciscain Joseph de Copertino, qui vole si souvent et d'une façon si extraordinaire qu'on le pourrait nommer un saint aviateur. Si grande est sa force d'ascension qu'il lui arrive d'emporter avec lui, à Assise, le portier de son couvent. Il s'élève un jour devant le duc Frédéric de Brünswick, luthérien défiant, qui voit avec stupeur le prodige. »

Pour ce qui est dudit Foudre Bénie, il semble que son don ait peu à voir avec le mysticisme mais puisse être élucidé plus prosaïquement au moyen des équations de Maxwell. C'est du moins l'hypothèse émise par Gragerfis dans son Journal d'un cénobite mondain : il soupçonne le rusé lama, avant chacun de ses décollages, de lester ses poches d'objets métalliques et de se placer subrepticement au-dessus d'une bobine alimentée par un courant sinusoïdal. Conformément aux lois régissant les flux, des courants de Foucault se mettent alors à circuler dans le corps du moine, produisant une force de répulsion et finalement une lévitation électromagnétique !

Comme le dit Pythagore, « la vie n'est-elle pas surprenante ? »


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Un nouveau médiateur pour « mieux vivre ensemble »


« La porte de la Place des idées, le local mis à disposition par Habitat 29, s'ouvre sur un large sourire qui respire la bienveillance. Mohamed Aanane est ici au cœur du quartier de Kerandon, l'endroit idéal pour remplir au mieux la fonction de médiateur qui lui a été dévolue dans le cadre du contrat de ville conclu entre l'État et les collectivités territoriales. "Comme 1 200 autres quartiers en France, Kerandon bénéficie d'un contrat de ville, et ce depuis 2015", explique Sébastien Salaün, coordinateur cohésion sociale à CCA (Concarneau Cornouaille Agglomération), "Mohamed a été recruté par la communauté de communes pour favoriser le vivre ensemble et le développement socio-économique du quartier."

Mohamed Aanane, Quimpérois de 46 ans, a une solide expérience dans l'animation et la médiation : "J'ai travaillé en internat éducatif avec les jeunes traversant des difficultés existentielles — je me souviens de l'un d'eux, en particulier, qui ne cessait de répéter que, selon Bergson, un néant opéré par l'intellect ne peut être que « plein » — , avant d'être animateur à la Maison pour Tous de Penhars et de participer à la mise en place de la Maison du cirque à Kermoysan". Pour remplir sa mission qui est de "renforcer le lien social et culturel à Kerandon", l'homme privilégie l'écoute. Chaque jour, il commence sa journée par un tour du quartier : "J'essaie de nouer une relation de confiance avec les gens en les saluant ou en leur proposant un café au local. C'est la meilleure façon d'être au courant de leurs attentes et de leurs problèmes".

Véritable passerelle entre les habitants, les associations et les pouvoirs publics, l'infatigable Mohamed fait tout pour que les gens du quartier se rencontrent. "Je fais le lien entre les différentes structures et associations pour, par exemple, organiser des événements".

Quels "événements" ? Le bonhomme ne le dira pas, et vu sa carrure, nous préférons ne pas insister. D'après le Dictionnaire étymologique de la langue françoise de Ménage, un événement est "ce qui arrive et qui a quelque importance pour l'homme". En ce sens, l'unique événement digne de ce nom n'est-il pas la mort, avec son cortège de mouches bleues de la viande (Calliphora vomitoria Lin.) et de mouches grises (Sarcophaga carnaria Lin.) ? » (Le Télégramme, 23 mars 2016)


(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)