mardi 3 juillet 2018

Un infernal pullullement


Linné, en 1753, connaissait six mille espèces végétales ; Persoon, en 1807, en comptait vingt-six mille ; en 1824, Stendel en portait le nombre à cinquante mille, et en 1844 à quatre-vingt-quinze mille. On en recense aujourd'hui trois-cent-quatre-vingt-six mille. Où cette folie graminacée va-t-elle s'arrêter ? L'homme du nihil se prend parfois à rêver d'un monde sans plantes, qui ne serait qu'un aride désert, une solitude immense, asile du silence et de la mort, en harmonie avec son âme vitriolée.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Interlude

      Jeune femme s'apprêtant à lire les œuvres complètes de Luc Pulflop

Supériorité de l'Indien du Chaco


Pelleschi, dans son ouvrage sur les Indiens du Chaco, dit qu'on ne voit jamais de difformités parmi ces sauvages, qu'au physique ils sont tous parfaits. Et il fait observer que dans leur lutte excessivement pénible pour l'existence au sein d'un désert ronceux rempli de dangers, tout défaut ou trouble du corps serait fatal.

Si l'on transpose ce raisonnement dans la sphère morale, alors le Moi de l'homme du nihil devrait lui aussi être parfait, le steppe du Grand Rien ne le cédant en rien au désert du Chaco pour ce qui est des ronces, des rocs retors et des serpents. Or, loin d'être parfait, il ressemble au contraire à un polichinelle !


(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Sein und Zeit


Le 12 mars 1926, Heidegger présente à Husserl, à l'occasion d'une réception pour les soixante-sept ans de celui-ci, le manuscrit de Sein und Zeit, son premier ouvrage « grand public ». Husserl trouve ça « pas mal, quoique un peu pauvre en phénomènes ».

Le livre est publié l'année suivante, à la demande du doyen de l'Université de Marbourg. C'est un énorme succès et de nombreux « bals du Dasein » sont organisés dans toute l'Allemagne. Le poète dadaïste Hugo Ball réenfile à cette occasion le costume de phallus en carton rigide et argenté qu'il avait porté le 5 février 1916 au Cabaret Voltaire. Le terme de Dasein fait florès, et l'on trouve bientôt des crèmes à raser du Dasein, des caleçons longs du Dasein, des stylos-plumes du Dasein, jusqu'à un restaurateur fribourgeois qui propose des knödel à la viande façon Dasein.

Heidegger est d'abord ravi de cet engouement, mais bientôt une question le taraude : « mon message ontologique est-il bien passé ? », se demande-t-il.
Elfriede le rassure comme elle peut et l'incite à prendre de l'huile de foie de morue pour fortifier son Moi. Quand elle est prise de boisson, il lui arrive cependant de traiter l'ontologue de « vil insecte » et de « potiron ».


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Un puits solidaire au Sénégal


« Coordonnée par Éric Popu et Miguel Torres, professeurs au lycée Mariette de Boulogne, l'opération vise à récupérer des fonds pour installer un puits dans un village de la région de M'Bour au Sénégal.

Sans un accès direct à l'eau, la population doit couvrir un nombre effarant de kilomètres sous un soleil de plomb pour se procurer le précieux liquide — et les suicidés philosophiques désirant se jeter dans un puits busé doivent se rabattre sur le taupicide ou la traditionnelle "cravate de chanvre".

Pour réaliser ce projet, les responsables ont contacté Michel Gagniac, président de l'association "Un puits pour la vie" qui a déjà réalisé neuf puits dans les endroits les plus improbables. Pour récolter les fonds nécessaires, les lycéens recyclent des papiers et fabriquent des blocs qu'ils mettent en vente.

Après les puits, une deuxième étape devrait consister à apporter morale et esthétique aux Sénégalais, afin de faire mentir le poëte Jules Lemaître qui déclamait un peu pompeusement :

         "Chers primitifs, ô Bamboulas,
         Benjamins de la terre antique,
         Grands innocents qui n'avez pas
         De morale ni d'esthétique".

Une affaire à suivre, donc. » (La Voix du Nord, 18 octobre 2016)


(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

La vie en beau


Le monde moderne est tellement repoussant, le « monstre bipède » tellement hideux, l'existence tellement affreuse, que l'homme du nihil paierait cher pour disposer de « vitres de paradis » lui permettant de voir « la vie en beau ». Mais comme dans le récit de Baudelaire, de telles vitres, il ne s'en trouve pas...

Ajoutant au lugubre de ce musée des horreurs, l'œuvre de Georg Trakl (1887-1914) est composée de poèmes où prédominent « l'ambiance et les couleurs de l'automne, les images sombres du soir et de la nuit, du trépas et de la faute ».


Trakl, qui n'en pouvait plus d'être le « poète des lacs sombres, des décadences et des transgressions », se suicide par overdose de cocaïne dans la nuit du 2 au 3 novembre 1914. Selon Gragerfis, le poète autrichien souffrait de problèmes relationnels. Ainsi, il voyageait debout lorsqu'il prenait le train, ne supportant pas d'avoir quelqu'un en vis-à-vis, et prétendait être incapable de téléphoner ! Ses proches le prenaient pour un « drôle d'oiseau », mais lui se voyait plutôt comme la réincarnation du pauvre Kaspar Hauser, l'homme sans identité, l'étranger total. Deux théories qui, il est vrai, ne sont pas incompatibles...

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Interlude

      Juvénile beauté lisant l'Océanographie du Rien de Raymond Doppelchor

Méprise fatale


Un concept dormait sur l'écume norvégienne de la raison pure. Survient un philosophe, dans sa petite barque dialectique égarée au milieu des ténèbres, qui le prend pour une île : il fixe son ancre dans son écorce d'écaille, s'amarre sous le vent à son côté, et est entraîné dans l'abîme lorsque le concept regagne les étendues benthiques où il se meut ordinairement.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Vocation précoce


Je suis un suicidé de la première heure.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Tête de cheval


Le philosophe Otto Weininger prétendait avoir constaté, chez plusieurs individus redoutant la folie, « une parenté morphologique avec la tête de cheval ».

Cette intuition magistrale est confirmée par la scène du Lotus bleu où Tintin, après que Mitsuhirato lui a injecté du radjaïdjah, gémit : « Fou !... Je vais devenir fou !... » et prend subito presto une expression nettement équine.


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)