jeudi 5 juillet 2018

Interlude

    Jeune femme peu vêtue lisant la Mélancolie bourboulienne de Léon Glapusz

Tournant


En 1933, Heidegger retrouve l'inspiration et se met à écrire plus frénétiquement que jamais. Certains de ses biographes, amateurs de mélodrame, discernent dans ce moment un « tournant » (Kehre), à l'occasion duquel ils voient apparaître, disent-ils, un second Heidegger.

Quoi qu'il en soit, on sait maintenant que Sein und Zeit n'était que la première partie d'un projet mégalomanique visant à révolutionner le sens de l'« être ». À la lecture de Sein und Zeit, il est déjà clair que l'étant existant, le fameux Dasein, se définit comme une possibilité, et non comme une essence invariable et universelle. Mais l'intention initiale de Heidegger était de faire subir un sort analogue à l'« être ». De son aveu même, il fit chou blanc.


Heidegger en retira la conviction que la métaphysique est définitivement dans l'incapacité d'atteindre sa propre vérité, à savoir la différence de l'être et de l'étant.

Après son « tournant », l'ontologue, qui en a « par-dessus la tête du Dasein », s'intéresse au langage, à la poésie et aux œuvres des présocratiques. Pour son quarante-quatrième anniversaire, Elfriede, qui veut lui changer un peu les idées, lui offre des quarante-cinq tours de Demis Roussos (Rain and Tears) et de Mort Schuman (Le Lac Majeur).


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

En costaud


Lentement façonné à des conditions d'existence exceptionnelle — la fameuse « existence ironique » dépeinte par l'écrivain russe Dostoïevski —, l'homme du nihil les supporte néanmoins, et résiste à leur action délétère mieux que les vigoureux montagnards du Jura et du Bugey !

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Sparadrap


Que peut bien symboliser le trop fameux « sparadrap du capitaine Haddock », si ce n'est le Moi, ce collant compagnon dont certains esprits superficiels ont cru pouvoir se débarrasser par la fuite, en allant en Suisse, en Italie, aux eaux ou aux bains de mer ? Durant un temps variable, ils sont tranquilles ; mais ce calme n'est que passager : leur ennemi secret ne tarde pas à retrouver leur trace, et le bourrellement recommence.

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Phantasme


Être un Krakatoa et lâcher sur les foules assemblées une sphère ardente de fumée, de cendre, de suie et, révérence parler, de matière excrémentitielle ; engendrer un raz de marée coûtant la vie à cinquante mille personnes... Ah quel délice ! (Les trente-trois délices de Raymond Doppelchor, Traduction de Simon Leys)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

    Jeune femme anéantie par la lecture de Forcipressure d'Étienne-Marcel Dussap

Noir, blanc, rien


Jean-Philippe Steinbach, dit Salabreuil, est un poète français né à Neuilly-sur-Seine le 25 mai 1940. Il se suicide le 27 février 1970 à Paris, pour des raisons plus ou moins énigmatiques, même si certains accents funèbres de sa poésie résonnent comme des prémonitions : « Tout est blanc nié noir nous vénérons le rien » — ce à quoi Gragerfis aurait rétorqué : « Oh ! Oh ! Comme tu y vas, mon ami ! »

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Des livres en boîte pour s'évader


« Quelques planches, et voilà des pages qui dansent en plein air, sous le regard extasié de quelques assoiffés d'histoires.

La belle initiative de cette année : de petites cabanes de bois, qui fleurissent par-ci par-là, des boîtes à livres perchées sur des piquets, pour amener les esprits à s'évader.

Dans le quartier de Ker-Uhel à Lannion, sous une gloriette en bois, aux côtés de pots à crayons et autres bouts de gomme, les ouvrages se font la malle : "Tout le monde peut apporter un livre, en choisir un et le ramener quand il le souhaite", explique Françoise Squerren, membre du conseil citoyen. Tous les styles de littérature sont représentés : romans, biographies, essais, livres d'histoire, et jusqu'à des ouvrages de philosophie "nihilique" puisque l'on aperçoit dans la pile les Exercices de lypémanie de Marcel Banquine.

Sur le boulevard d'Armor, cet espace de culture, ouvert à tous, a créé une véritable osmose entre les acteurs du territoire et les habitants du quartier. "On a observé une forte appropriation de ce projet par les habitants, explique Anaïs Alasseur, chef de projet de développement social et urbain à Lannion. Les livres de l'ontologue allemand Martin Heidegger rencontrent un franc succès, ajoute-t-elle, et de nombreuses personnes se plaignent maintenant de douleurs « au niveau du Dasein »."

Cet espace de lecture est une véritable bulle qui incite à l'interaction : "Les gens ramènent leur livre et peuvent échanger des réflexions, développe Françoise Squirren. Le but est vraiment de créer du lien social. Mais les misanthropes et les personnes tentées par l'homicide de soi-même sont aussi les bienvenus, comme le prouve notre assortiment de littérature « lugubre » : Albert Caraco, Emil-Michel Cioran, Raymond Doppelchor, etc".

Inaugurée le 7 septembre et déjà victime de son succès, la boîte à livres de Ker-Uhel doit pousser ses murs. Six autres cahutes ont été installées. D'autres encore font l'objet de discussions, et la réutilisation d'anciennes cabines téléphoniques est envisagée. Un exemple à suivre pour écrire le nouveau chapitre des solutions de demain — quoi que cela puisse vouloir dire. » (Ouest France, 9 octobre 2016)


(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

Un beau roman


Le roman remarquable que constitue la vie de l'homme du nihil rappelle l'univers de Sadegh Hedayat : la folie, la déchéance physique et morale ainsi que l'horreur de l'haeccéité sont en effet des thèmes clefs de l'existence nihilique.
Par ailleurs, la solitude du héros et son travail répétitif dans une banque font de lui une sorte de cousin du Joseph K. de Kafka. Mais dans son cas à lui, ce sont des crises de panique existentielle consécutives à la lecture de Heidegger qui précipitent sa descente aux enfers.

Comment ne pas recommander, et très chaudement, ce roman injustement méconnu, à l'atmosphère intensément bourboulienne — au sens que donnait à ce mot le philosophe Max Scheler (Le phénomène du tragique, 1915) ?


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Compactifié d'Alexandrov


En topologie générale, ce que l'on nomme le compactifié d'Alexandrov (parfois écrit compactifié d'Alexandroff) est un objet quelque peu baroque introduit par le mathématicien soviétique Pavel Aleksandrov. Sa construction, appelée compactification d'Alexandrov, généralise celle de la sphère de Riemann à des espaces localement compacts quelconques auxquels elle revient à ajouter un « point à l'infini ».

Ce « point à l'infini », où les notions d'être et de non-être se fondent et s'abolissent mutuellement, est celui que cherche à rejoindre le suicidé philosophique en faisant usage de son revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe (en hommage à Alexandrov ou Alexandroff).


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Interlude

          Jeune fille lisant l'Appel du nihil de Martial Pollosson

Risque cardinal


Le principal danger qui guette le métaphysicien dans sa quête des ressorts de l'Être est celui-là même qui menace le chasseur au pédalo 1 traquant le canard ou la bernache sur la baie d'Arcachon : s'échouer sur des vasières.

1. Le pédalo est un petit canot ponté, lesté de façon à dépasser à peine la surface de l'eau pour passer inaperçu lors de l'approche. Le chasseur s'y tient allongé. Le pédalier est relié à une hélice située à l'arrière.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)