lundi 16 juillet 2018

Avantage des Moluques


Généralement, la face du suicidé philosophique est émaciée, sèche, d'une pâleur spectrale. Tout y indique d'anciennes et violentes commotions, causées par le feu interne de l'idée du Rien. De terribles tremblements, d'épouvantables éruptions disent assez que dans sa pachyméninge, la fermentation est loin d'être calmée.

Aux Moluques, les pluies, les vents, les brises de mer rendent toutefois assez supportable le commerce de cet apôtre incandescent de la révolvérisation du Moi.


(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Un maniaque du mot juste


J'appelle vaches les sergents de ville, vautour mon propriétaire, et force toute cause capable de déformer un corps ou de modifier son état de repos ou de mouvement.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Interlude

      Jeune femme lisant les Exercices de lypémanie de Marcel Banquine

Causalité humienne


« M. P..., âgé de 56 ans, a abusé des femmes, s'est livré avec excès aux boissons alcooliques, et a été soumis à un traitement mercuriel à la suite de maladies vénériennes. Ayant éprouvé des pertes considérables au jeu, il eut un accès de manie qui dura vingt-neuf jours.

Cinq mois après, M. P... commença à donner de nouveau des symptômes d'aliénation mentale, mais cette fois les symptômes sont plus graves : le malade clame que "la simple considération de deux actions ou de deux objets, si fortement reliés qu'ils soient, ne peut jamais nous donner la moindre idée d'un pouvoir ou d'une connexion entre eux, mais que cette idée naît de la répétition de leur union" ; puis que "la répétition ne révèle ni ne cause rien dans les objets, mais exerce seulement une influence sur l'esprit par la transition coutumière qu'elle produit". Au comble de son délire, il affirme que, si la cause et l'effet étaient contemporains l'un de l'autre, la conséquence en serait "l'anéantissement total du temps".

Deux mois après ces accidents, l'affaiblissement intellectuel est complet, et des symptômes de paralysie sont apparus. Le malade prétend avoir vomi la veille près de deux pintes de sang. Au bout de quatre jours, on s'aperçoit que les selles sont sanguinolentes. Quelques jours après, des vomissements abondants de sang reviennent subitement. M. P... tombe sans connaissance et meurt. » (Jules Baillarger, Des symptômes de la paralysie générale et des rapports de cette maladie avec la folie, Paris, Delahaye, 1869)


(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Vie en puissance


Peut-on admettre que la vie subsiste encore dans l'agrégat de matière endurcie auquel se réduit l'homme du nihil après plusieurs années de dessication dans l'atmosphère raréfiée du Rien ? Ne paraît-il pas beaucoup plus vraisemblable que l'idée du Rien l'a complètement anéanti, c'est-à-dire qu'elle a enlevé la cause stimulante des mouvements vitaux, tout en préservant cependant, dans la masse celluleuse du désespéré, l'ordre de choses qui permettrait à cette cause stimulante de produire les mouvements vitaux, si elle venait à s'introduire « en loucedé » dans sa pachyméninge ? Autrement dit, que la vie n'existe plus là qu'en puissance, qu'il s'y en trouve seulement encore les conditions, et non la réalité ?

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Hölderlin et le langage poétique


Le dépassement de la métaphysique auquel s'est attaché Heidegger depuis son célèbre « tournant » naît de sa rencontre, au début des années trente, avec la poésie de Hölderlin. Celle-ci va permettre à l'ontologue d'effectuer le « pas en arrière » (Schritt zurück) hors de la métaphysique pour tenter de renouer avec une certaine forme de normalité.

En lisant et relisant les poèmes de Hölderlin le soir au coin du feu face à
sa « mégère au faciès d'hippopotame » (Spitzmaus mit Flusspferdfazies), il dégage trois thèmes tournant autour de la signification du langage poétique, à partir desquels il espère dévoiler l'être de la poésie.
 

Primo, la langue, parce qu'elle projette l'homme « au milieu de l'étant tout entier » est, parmi les biens de l'homme, celui qui est le plus périlleux (der Güter Gefährlichtes) — « à l'exception peut-être du taupicide », ajoute-t-il énigmatiquement dans une note de bas de page ; deuzio, la langue, à qui est interdit le domaine des dieux et donc l'accès à sa propre origine, peut sombrer dans le bavardage quotidien — « Martin, tu reprendras des asperges ? » — et encourir un grand péril ; tertio, la langue a quelque chose à voir avec les positions fondamentales de l'homme vis-à-vis de « l'étant tout entier », autrement dit la langue détermine l'être de l'homme (c'est en particulier, note Heidegger, le cas de mots tels que zingibéracé et forcipressure).

En accordant une place éminente au langage, Heidegger entend relever celui-ci de son usage purement instrumental pour en faire « l'ajointement fondamental du Dasein historique ».

Mais la vogue du Dasein est déjà passée, les Allemands ont d'autres soucis, et l'ouvrage de Heidegger sur la poésie de Hölderlin passe pratiquement inaperçu.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Théorème de Jordan


Si, à l'aide d'un crayon, on dessine une ligne continue qui ne se croise pas et qui termine là où elle a commencé, la zone de la feuille non dessinée se décompose en deux parties, l'intérieur de la figure, qui est aussi borné que peut l'être, par exemple, l'« homme de la Nature et de la Vérité », et l'extérieur, qui ne le serait pas si la feuille ne l'était pas.

Le mathématicien Bernard Bolzano tenta de longues années de démontrer cette propriété simple en apparence, mais il n'en tira que d'effroyables maux de tête, et la sensation de « vivre isolé dans un univers de menace et de désolation sans autre perspective que la mort ».

(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Interlude

     Jeune femme lisant la Nostalgie de l'infundibuliforme de Robert Férillet

Jargon


L'étude des différents moyens de commettre l'homicide de soi-même, tout comme celle de la flore du Dauphiné — et peut-être plus encore —, est une occupation pleine de charmes, et souvent d'un grand secours dans les peines de la vie. Malheureusement, les termes techniques employés par les auteurs qui ont traité de cette matière sont souvent durs, sonnant mal, difficiles à comprendre et à retenir, et contribuent beaucoup à rebuter les commençants en leur faisant envisager cette étude comme hérissée de difficultés. Ce n'est donc que par une simplification du vocabulaire, et en évitant d'employer des termes tels que vénisection ou autolyse, que l'on pourra propager le goût de la plus aimable des sciences.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Verve dialectique de Filoselle


Lorsque, dans le Secret de la Licorne, les détectives Dupond et Dupont l'accusent dogmatiquement de vol de portefeuille, le pyrrhonien Filoselle leur réplique avec véhémence : « Un voleur !!! Aristide Filoselle, fonctionnaire retraité : un voleur !!! C'est une méprise, messieurs ! Une épouvantable méprise ! »

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Shakespeare et son critique Glapusz


Tout lecteur attentif de Shakespeare n'a aucun mal à déceler chez cet auteur une forme de scepticisme radical et final qui ne reconnaît pas de support, de plancher ni même de tasseau à l'univers, ainsi qu'une dissolution totale du Moi. Contrairement aux personnages de Marlowe pourvus d'une éléphantesque « volonté de puissance », les créatures shakespeariennes, crispées sur leur soliloque comme le suicidé philosophique sur son flacon de taupicide, sont désespérément engluées dans un conflit intime avec leur « odieux Moi ». Et quand Hamlet dit « there is nothing either good or bad, but thinking makes it so », ne croirait-on pas entendre Sextus Empiricus disserter sur le « ou mâllon » (Esquisses pyrrhoniennes, I, 188) qui signifie dans le vocabulaire du scepticisme pas plus ceci que cela, ou pourquoi ceci plutôt que cela ? 

Mais ici, attention : la méthode appelée isosthénie, qui consiste à opposer à chaque argument un argument contraire de force équivalente, peut conduire le sceptique, s'il n'y prend garde, dans la situation du célèbre âne de Buridan, ou même — horresco referens — à expérimenter le non moins célèbre fauteuil rotatoire des aliénistes — et l'homme du nihil, auquel son pyrrhonisme a souvent coûté cher, est bien placé pour le savoir.

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Lactuta virosa


L'idée du Rien a en commun avec le pissenlit, les laitues, les chicorées, d'être légèrement amère et narcotique. L'extrait amer se trouve, à la vérité, en plus grande quantité dans les chicoracées. Mais si nous examinons les propriétés de la laitue vireuse, nous voyons qu'elle se rapproche à tous égards de l'idée du Rien. En revanche, les laitues de nos potagers, qui sont étiolées et dépouillées de leurs principes actifs, ne sont plus ni excitantes ni narcotiques ; leurs feuilles sont fades et simplement aqueuses, aussi se rapprochent-elles beaucoup par leurs propriétés de celles de la jourbarbe et de la bourrache.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)