samedi 9 juin 2018

Approches du deuil


L'événement que les savants appellent la « mort du père » peut affecter un individu de bien des façons différentes. Arthur Schnitzler achète une bicyclette et commence une série de randonnées vélocipédiques en Autriche, en Allemagne, en Suisse et en Italie du Nord. Albert Caraco, lui, se pend subito presto, laissant derrière lui « une œuvre volumineuse et radicale, souvent jugée nihiliste et pessimiste » (Gragerfis). 

Ces réactions variées confirment l'intuition décisive de l'homme du nihil, à savoir que la psychologie de l'étant existant — le fameux Dasein des existentialistes — est un terrain mou, marécageux et plein de roseaux, où il est très difficile de se retrouver.

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Contraction


En analyse, une application contractante, ou contraction, est une application qui « rapproche les images » ou, plus précisément, une application k-lipschitzienne avec k < 1.

En général, l'homme du nihil ne désire pas que l'on rapproche de lui les images de la réalité empirique, surtout celles du monstre bipède — le fameux « autrui » du philosophe Levinas —, mais ces applications contractantes s'avèrent utiles au suicidé philosophique un peu « miraud », qui craint de se tromper de flacon et d'ingérer, disons, de l'acide vitriolique au lieu de taupicide. 


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Controverse de Davos


En 1929, Heidegger qui s'est rendu à Davos sur les traces de madame Chauchat, l'envoûtante héroïne de Thomas Mann, y rencontre inopinément le philosophe néo-kantien Ernst Cassirer. Après des salutations courtoises, le ton ne tarde pas à monter entre les deux hommes : c'est la fameuse « controverse de Davos ». 

Heidegger, à la recherche de nouveaux débouchés pour sa « créature infernale 
»1, veut fonder une « analytique existentielle du Dasein » et procède entre autres à une relecture radicale de Kant — en s'appuyant en particulier sur la première édition de la Critique de la Raison Pure où il voit une affirmation de la finitude de l'homme. Dans la fameuse « controverse », il prend pour cible l'interprétation néo-kantienne promue par Paul Natorp, Hermann Cohen et tutti quanti en l'accusant d'oublier la question ontologique.

Cassirer, estomaqué, fait appel en urgence à la tradition kantienne pour expliquer comment le sujet construit ses représentations, et comment ces représentations peuvent être déclarées valides. Il affirme la possibilité de vérités objectives, nécessaires et éternelles, par lesquelles le sujet rationnel échappe à la finitude. Ces vérités, prétend-il, sont accessibles à travers l'expérience morale ou la recherche mathématique.

Heidegger ne peut utiliser son bélier suspendu pour ébranler les concepts de son adversaire, car il l'a laissé à Fribourg. Finalement, les deux adversaires se réconcilient autour d'une bonne choucroute agrémentée d'un concert de glockenspiel à la taverne Hansel und Gretel. À la fin du repas, Cassirer, un peu « pompette », veut rendre compte des productions de la raison en intégrant « les avancées scientifiques les plus modernes de la physique nucléaire, de la linguistique, de l'analyse des mythes, etc ». Mais Heidegger lui rétorque : « Qu'y a-t-il de commun entre ces différentes activités ? Comment rendre compte de l'histoire de l'esprit humain ? Quelle définition de l'homme peut-on en tirer ? Aucune ! Peau de balle ! Nix ! »

Malgré leur désaccord, Cassirer et Heidegger entretiendront des relations cordiales jusqu'à la loi d'avril 1933 qui démet les professeurs non aryens de leur charge, et l'émigration de Cassirer en Suède.


1. C'est ainsi que le philosophe Heinrich Rickert appelle le Dasein, dans son opus Die Logik des Prädikats und das Problem der Ontologie.

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Définition


Le suicide, ou l'art de rendre possible ce qui est nécessaire.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Palingénésie


« L'âme humaine, selon de certains cycles de temps, passe dans des animaux, de celui-ci en celui-là ; tantôt elle devient un cheval, tantôt un mouton, tantôt un oiseau terrible à voir... ou bien elle rampe sur la terre divine, rejeton des froids serpents. » (Orphée, fragment 224 édi. Kern, tiré de Proclus, Commentaire de La République de Platon)

Répéter l'épouvantable comédie de l'haeccéité sous la forme d'un « oiseau terrible à voir » ou d'un « froid serpent » ? Non merci, dit l'homme du nihil. Aux doubles-vécés, la palingénésie ! Avec le Rien, au moins, on est tranquille : ni retour, ni consigne.


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Intentionnalité anticipatrice


« Les faits sont tristement banals. Comme toujours dans un couple, les petits détails domestiques mettent le feu aux poudres. Le 15 novembre 2004 au soir, la dispute éclate pour un four à micro-ondes et une cafetière. Karine Hoffmann, 28 ans, vient de rentrer du travail et d'un rendez-vous chez le gynécologue. Elle a été "engrossée", supposément par Marc Caubisens, et tous les deux ont décidé qu'elle avortera. L'accusé décrit "une ambiance à couper au couteau".

Ensemble depuis dix ans, parents d'une fillette de neuf ans, l'homme et la femme se renvoient griefs et amabilités. Elle lui avoue avoir "rencontré quelqu'un", un garagiste de La Bourboule engoué de l'œuvre d'Edmond Husserl.

"Je me doutais de quelque chose. Il y avait anguille sous roche dans son comportement. Elle prônait soudain le « retour aux choses mêmes » et faisait des allusions à une mystérieuse « intentionnalité anticipatrice ». Tout ça était très louche."

L'énervement progressif, l'alcool, un petit coup de tête "humiliant" de Karine Hoffmann. "Je ne sais pas ce qui m'a pris. J'ai l'impression que ce n'est pas moi qui ai piloté." Marc Caubisens parle d'un trait, avec un calme impressionnant. Il poursuit : "Mes mains se sont serrées autour de son cou. J'ai entendu le craquement. J'ai senti son poids dans mes bras. J'ai cru qu'elle faisait une blague, j'ai eu du mal à réaliser. J'étais en panique totale."

La cour entend ce matin légiste et experts. Quant au garagiste puydômois féru de phénoménologie, il est demeuré introuvable jusqu'à ce jour. N'a-t-il jamais existé que dans l'imagination de la fille Hoffmann ? S'est-il fondu dans la luxuriante "réalité empirique" qu'il se plaisait tant à disséquer ? Nous ne pouvons ici que poser la question. » (Le Dauphiné, 2 décembre 2009)

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Boîte noire


Le « boyau culier » est la fameuse boîte noire des cybernéticiens : un élément relié à d'autres, dont on ne se soucie pas de savoir ce qu'il contient, mais dont on déduit la fonction apparente à partir de l'étude de ses entrées et de ses sorties.

(Raymond Doppelchor, La Suave idée du Rien)

La saison de l'homme sage


Voici l'automne ; adieu les oronges. La corneille, cette sibylle des bois, fait entendre son cri sinistre sur la cime de l'ormeau, et annonce le prochain retour de l'hiver. Pour le suicidé philosophique, il est temps de « quitter la Faucille et de redescendre à Mijoux, pour arriver à Saint-Claude par Septmoncel », autrement dit de tirer sa révérence. 

C'est sans faiblesse et sans inquiétude qu'il attend que le souffle de la mort exhalé de son colt Frontier le renverse et le réduise en poussière ; lecteur assidu des romans de Georges Perec, il a appris à mourir.


(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)