vendredi 15 juin 2018

Découverte de la spatialité


En 1903, Heidegger a quatorze ans. Chaque dimanche, quand il ne pleut pas, il s'en va faire de longues randonnées vélocipédiques dans la Forêt-Noire en compagnie de son ami Gottfried Schweinhund. C'est à cette occasion qu'il découvre la spatialité de l'étant, en même temps qu'il acquiert des mollets prodigieusement musclés.

Il est d'abord enclin à réduire l'espace au temps, mais réalise vite le caractère « intenable » d'une telle tentative. Chez lui, la découverte de la spatialité s'accompagne d'une certaine amertume :
« L'espace a éclaté en places », s'émeut-il.

Poussant plus loin son analyse, il réalise qu'il y a en fait deux façons de concevoir l'espace : l'une « phénoménologique », qui fait de l'espace un ensemble organisé en contrées ou en régions possédant elles-mêmes une certaine orientation en fonction du Dasein préoccupé (du risque de crevaison notamment) ; l'autre qui est « géométrique » ou scientifique, et qui pense l'espace comme un ensemble parfaitement homogène de positions ne possédant aucun point saillant, aucune orientation — accomplissant du même coup un nivellement total de l'espace « phénoménologique » quotidiennement vécu.

« Ce nivellement de l'espace phénoménologique inspire au voyageur des sentiments mélancoliques, et même de l'horreur », écrit-il à sa cousine Gertrud (Traudel) pour laquelle il éprouve à cette époque un tendre penchant.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Nulle part tranquille


Le suicide est un puits où s'abreuve aussi la canaille.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Enivrement


Les suicidés philosophiques ! Quel enthousiasme a toujours produit la lecture des actes de ces athlètes du Rien ! L'homme du nihil y contemple avec orgueil la dignité de l'homme nouveau à laquelle il participe par son exécration du Moi et de l'haeccéité ; il sent combien le zélateur de la mort volontaire, dans son courage tranquille et invincible, est supérieur à tout ce qu'il y a jamais eu de héros en ce monde, et il est fier de faire partie d'une telle milice.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Mortels (Tobias Wolff)


Le chef de rubrique cria mon nom à travers la salle de rédaction et me fit signe de venir. Quand j'entrai dans son bureau, je le trouvai derrière la table. Un homme et une femme étaient avec lui, l'homme debout, nerveux, la femme dans un fauteuil, le visage osseux et en alerte, les deux mains refermées sur les poignées de son sac. Son tailleur était de la même couleur bleutée que ses cheveux. Il y avait chez elle quelque chose de militaire.
L'homme était de petite taille, empâté, sans contours précis. Les vaisseaux éclatés sur ses joues lui donnaient une expression joviale, qui s'effaça quand il sourit.
— Je n'avais pas l'intention de faire un scandale, dit-il. Nous pensions simplement qu'il fallait que vous sachiez.
Il se tourna vers sa femme.
— Un peu qu'il fallait que je sache ! répondit le chef de rubrique. Je vous présente M. Givens, poursuivit-il en s'adressant à moi. M. Ronald Givens. Le nom vous rappelle quelque chose ?
— Vaguement.
— Je vous donne un indice. Il n'est pas mort.
— D'accord. Je vois.
— Un autre indice.
Et il se mit à lire à voix haute la notice nécrologique du journal de ce matin-là, notice que j'avais rédigée, annonçant la mort de M. Givens. La veille, j'avais écrit une flopée de notices nécrologiques, plus d'une vingtaine, et je ne m'en souvenais guère, mais je me souvenais pourtant d'un détail, le fait qu'il avait travaillé pour le fisc pendant trente ans. J'avais eu des démêlés avec le fisc peu de temps auparavant, c'est pourquoi ça m'était resté.
En écoutant la lecture de sa notice nécrologique, Givens regarda successivement chacun d'entre nous. Il n'était pas aussi petit que je l'avais cru au début. C'était une impression qu'il créait en voûtant les épaules et en tendant le cou en avant comme une tortue. Quand le chef de rubrique eut fini, il éclata de rire :
— Eh bien, tout est exact. Je vous l'accorde.
La femme me regardait fixement :
— Excepté une chose.
— Je vous dois des excuses, dis-je à Givens. Je me suis fait piéger, ça m'en a tout l'air. Je venais de lire Husserl, or celui-ci, quand il parle de la mort, ne l'évoque que comme un « sommeil », allant jusqu'à dire que seul le moi empirique est frappé par la mort alors que le moi transcendantal doit, lui, être considéré comme « immortel ». C'est tout le problème avec Husserl, il est le penseur d'une subjectivité désincarnée qui en arrive à la négation du sens le plus réel de son existence : sa mortalité.
— Très bien, dit Givens, mais chez Heidegger en revanche — et c'est une originalité de sa pensée par laquelle il se distingue des philosophes liés comme lui à la tradition phénoménologique — la pensée de la mort est centrale. Cette centralité se révèle par la place stratégique qu'occupe le problème de l'être-pour-la-mort dans l'économie d'ensemble d'Être et Temps. La totalité du premier chapitre de la section II du traité est consacrée à ce problème. Et par la pensée de la mort, on tire toutes les conséquences de l'analytique du Dasein menée dans la section I et on peut ainsi penser le Dasein à l'aune de la temporalité.
— Vas-y, Ronald, dis-lui ses quatre vérités, lança sa femme.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Reginglette


Le drame s'est déroulé au pied de l'un des plus beaux monuments de Niort (Deux-Sèvres), en plein centre-ville. Une femme de 40 ans a fait une chute mortelle du haut du donjon, ce mercredi après-midi. Malgré les efforts des secours, la malheureuse est décédée vers 16 heures des suites de ses blessures après s'être écrasée d'une hauteur de 30 mètres.

La piste du suicide est privilégiée. Selon La Nouvelle République, la quadragénaire souffrait d'intenses troubles lexicologiques. Ainsi, elle trouvait excessivement pénible d'entendre proférer le vocable « reginglette », et cela la jetait régulièrement dans les transes. D'après les gendarmes, cela pourrait expliquer son geste.


Le 27 août 2015, un habitant de Niort âgé de 40 ans s'était déjà suicidé en se jetant du haut du donjon, pour des raisons similaires (mais dans son cas, il s'agissait du mot « zingibéracé »).


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Conjecture du coureur solitaire


Considérons k coureurs sur une piste circulaire de longueur 1. Au temps t = 0, tous les coureurs sont à la même position et commencent à courir à des vitesses deux à deux distinctes. Un coureur est dit solitaire au temps t s'il est à une distance d'au moins 1/k de tous les autres coureurs. La conjecture du coureur solitaire affirme que chaque coureur sera solitaire à certains moments.

Il est plus que probable que cette solitude lui fera sentir avec une intensité extrême son isolement, que Heidegger nomme « solipsisme existential » et qui est la forme fondamentale du sentiment de la situation originelle de l'étant existant. Tous les appuis de la quotidienneté se sont évanouis. Le Dasein éprouve un sentiment confus et massif de foncière étrangeté et de totale insécurité dans un monde où il n'est plus « chez soi ». Il sombre dans une morne apathie et se demande ce qu'il est venu faire dans cette folie de vagues et de vent. Puis, quand l'idée de l'homicide de soi-même commence à souffler en bourrasque, il n'a d'autre choix que de se réfugier dans la cabine du bosco et d'y lutter pour conserver son équilibre et un semblant de dignité.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Sens tragique de l'existence


Aux transports capiteux des poètes symbolistes, le constipé oppose sa vision tragique de la réalité, tourmentée jusqu'à l'obsession, tantôt candide comme les motifs sculptés dans la porte d'un édicule (ordinairement un cœur ou un losange), tantôt macabre et hallucinatoire.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Amor fati


« Tout ce qui arrive, arrive justement » a dit Marc Aurèle, qui ne s'était sûrement jamais fait souffler par un malotru la place de parking qu'il convoitait depuis longtemps et qu'il croyait — ô naïveté ! — déjà sienne.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Automne


Nonobstant la désagrégation du Moi à laquelle il se livre continûment, le suicidé philosophique, s'il diffère trop son départ vers le Grand Nulle Part, devient vieux, et quoiqu'il se flatte, comme le poëte Verlaine, de mépriser les rhumatismes, subit de temps en temps leurs avertissements. 

Il fanfaronne encore, compose des « haïkus visuels », brandit toujours l'oriflamme du nihil, mais l'idée du Rien s'est comme pétrifiée dans sa pachyméninge et il regrette in petto l'heureux âge où il passait avec aisance aux genres les plus différents, tantôt emporté de toute son âme dans les gestes épiques et tantôt jouant du flageolet sub tegmine fagi.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)