dimanche 9 septembre 2018

Interlude

Jeune femme cherchant le Monocle du colonel Sponsz de Hermann von Trobben

Encart publicitaire


Loin des tumultes de la pensée contemporaine, de ses éclats idéologiques et de ses prétentions, se tient une philosophie généreuse et magistrale : celle du Rien. Elle ne plonge pas le sujet pensant, à force de paradoxes et de sophismes, dans le désarroi de l'incompréhension. Au contraire, elle l'attrape par le colback et le convainc, alternant paroles douces et bourrades, que sous la surface des choses il n'y a rien, que la « réalité empirique » n'est qu'un indigeste coulis de hasard, et que la seule échappatoire à ce fétide margouillis est l'homicide de soi-même.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Alcoolats


On se rassembla d'assez bonne heure et le Bohémien, se trouvant de loisir, reprit en ces termes le fil de son histoire :

« Dans la solitude, s'enivrer des alcoolats du Rien. À savoir, primo : nier l'existence de la matière ; deuzio : se tuer. »

Lorsque le Bohémien en fut à cet endroit de son récit, on vint l'appeler ; et lorsqu'il fut sorti, Velasquez prit la parole et dit : « En vérité, je redoute extrêmement cette histoire. Toutes celles du Bohémien commencent d'un air fort simple et l'on espère en voir bientôt la fin, point du tout, une histoire en renferme une autre, qui en contient une troisième. » Mais Rébecca le pria de « clore son bec ».


(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)

Zombie


L'homme moderne, cet être qui « communique » comme l'on respire, fait penser à un cadavre victime d'un sortilège vaudou, à un mort qui parle. Mais il correspond aussi très bien à la définition que donne Léon Bloy du bourgeois, à savoir un individu « qui ne fait aucun usage de la faculté de penser et qui vit ou paraît vivre sans avoir été sollicité, un seul jour, par le besoin de comprendre quoi que ce soit ».

En d'autres termes, bien qu'il incarne à merveille le Rien, il n'a jamais été visité par l'idée du Rien — ni par aucune autre idée, à vrai dire.


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Page de journal


« À 11 heures, commencé la lecture d'Être et Temps. La poussière qui s'en dégage fait de ces pavés d'existentialisme allemand un séjour atroce. J'arrive à midi à la fin du premier chapitre avec un sentiment de délivrance. Dans ces convois de concepts, on est entassé et abruti comme des veaux dans la voiture d'un boucher. La poussière odieuse, le sans-gêne du Dasein, la chaleur, les cahots, la file sans fin d'être-quelque-chose, tout se ligue pour rendre matériellement impossible de prendre le moindre intérêt au paysage parcouru. »

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Interlude

Jeune fille lisant l'Apothéose du décervellement de Francis Muflier

Inventivité du lypémane


« Enfin il est des lypémanes qui mettent en œuvre des moyens de suicide extraordinaires, ou même insignifiants et ridicules, comme de courir à toutes jambes dans l'intention de se donner un anévrysme. » (Louis Bertrand, Traité du suicide considéré dans ses rapports avec la philosophie, la théologie, la médecine et la jurisprudence, J.-B. Baillière, Paris, 1857)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Paralysie nihilique


Le convolvulus du nihil s'enroule autour des basques de ma redingote, et me paralyse entièrement.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

L'heure de la fermeture


« On ferme ! » crie en agitant sa cloche le gardien du musée ethnographique qui, quelques minutes plus tard, constatera la disparition du fétiche arumbaya. Ce sont aussi les dernières paroles de l'écrivain Sadegh Hedayat, qui se suicida le 9 avril 1951 dans son appartement de la rue Championnet à Paris.

Qualifié par Gragerfis d'« homme du nihil » et de « pessimiste incurable », hanté par ses démons et vivant en marge de la société, il portait un regard désespéré sur l'absurdité du monde et l'inguérissable folie de l'âme humaine.


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Torsion du néant


Le déjeuner nous rassembla tous d'assez bonne heure. Ensuite, voyant que le chef bohémien se trouvait de loisir, Rébecca le pria de reprendre la suite de son histoire, ce qu'il fit en ces termes :

« Une torsion du néant chargée négativement... voilà l'homme. »

Comme le Bohémien en était à cet endroit de son récit, on vint le chercher pour les intérêts de sa peuplade. Lorsqu'il fut sorti, Velasquez prit la parole et dit : « J'ai beau faire attention aux récits de notre chef, je n'y puis plus rien comprendre. Qu'est-ce que c'est que ces aphorismes absurdes? »


(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)

Interlude

Jeune femme lisant Philosopher tue de Jean-Guy Floutier

Remèdes pires que le mal


« La musique religieuse, qui produit un très grand bien sur certains mélancoliques, aura les plus déplorables effets sur d'autres. [...] Le grand air, le ciel bleu, les fleurs, la gaieté, la danse, les divertissements, le théâtre, loin de produire le résultat qu'on pourrait en attendre, augmentent quelquefois la concentration du délire. » (Paul-Ferdinand Gachet, Étude sur la mélancolie, Paris, 1864)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Haeccéité à la deuxième puissance


L'excrément constitue en lui-même une individuation, qui est une « dilatation de l'individuation vitale », au dire de Froude.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Un chef-d'œuvre de l'immonde


Existe-t-il au monde quelque chose de plus laid que le « monstre bipède » ? Au dire du zoologiste Élie Metchnikoff, aucun animal ne l'approche en hideur, pas même la grande loche, cette grosse limace qui se rencontre principalement par temps humide, dans les forêts et les prairies. Mais le comble, c'est qu'il exhibe sa laideur comme un titre de gloire, tandis qu'il déambule en survêtement dans les couloirs méandreux de l'être. — Humains : plus encore que l'ordure, — au rebut !

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)