jeudi 30 août 2018

Condiment


Lorsque nous eûmes contenté notre appétit, je témoignai au chef des Bohémiens quelque curiosité de le connaître. Il se défendit, je le pressai : enfin il consentit à me conter son histoire, qu'il commença en ces termes :

« En toutes choses, le Rien est merveilleusement contenu ainsi qu'un condiment. »

En ce moment, un Bohémien vint parler à l'oreille du chef, qui se leva aussitôt et me laissa le temps de m'occuper de ce qu'il venait de m'apprendre.


(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)

Interlude

Jeune femme lisant Georges Sim et le Dasein de Maurice Cucq

Ordalie du taupicide


Il arrive un moment où l'homme du nihil s'interroge : ai-je assez expié ? C'est pour répondre à cette question qu'il se lance dans la talpicidium cohabitatio, se couchant avec son flacon de taupicide qu'il voit comme le symbole de la mort accueillante. Il se situe dans la même sensibilité que des saints comme Firmat ou Giraud de Salles qui, pour défier le tourment de l'haeccéité, livrèrent leur corps au feu. Chez l'homme du nihil, la cohabitation avec le taupicide a valeur d'ordalie, de preuve après l'épreuve ; mais aussi, d'expiation de la faute passée : celle de « s'être trémoussé, comme tout un chacun, dans un univers aberrant » (avec une vigueur tout de même très relative).

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Projet de roman


Élevé au séminaire, le Moi s'en retourne dans la maison familiale des Landes avec la volonté délibérée de pervertir et de détruire : ce à quoi il s'emploie et s'applique, jusqu'à se rendre coupable du meurtre du sieur Doppelchor, son bienfaiteur.

Au déclin de sa vie, une vie conçue comme une machination diabolique, c'est vers un autre déboussolé, l'abbé Forcas, un suicidé philosophique privé de charme mais riche d'une âme généreuse, que l'odieux Moi se tournera. Les deux protagonistes, que tout oppose, se découvriront, se comprendront, et pour finir se détruiront mutuellement en utilisant pour l'un le taupicide, pour l'autre le revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe.

Voyage psychologique au pays de l'infamie, de l'intrigue, de la bassesse, du mensonge — toutes choses qui caractérisent le Moi —, ce roman, s'il voit le jour, ressemblera à une galerie de monstres vraisemblables devant lesquels le lecteur passera avec effroi jusqu'à ce qu'apparaisse dans sa lumineuse discrétion la figure du suicidé philosophique, l'abbé Forcas, capable de tout pour être fidèle, dans les actes, à l'idée du Rien qui le possède.


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Fanfreluches


L'oiseau de paradis, le perroquet, le kakatoa, le martin-pêcheur, le casoar, le lori, ornent la solitude des Moluques, comme l'idée du Rien fait celle du suicidé philosophique en sa cambuse.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Théorème de la bijection


En analyse réelle, le théorème de la bijection affirme qu'une fonction continue et strictement monotone sur un intervalle constitue une bijection entre cet intervalle et son image.

La vie de l'homme n'est-elle pas continue et strictement monotone sur l'intervalle qui va « de l'utérus au sépulcre » ? Et pour supporter l'existence, l'homme n'est-il pas, à tout moment, contraint de se projeter dans un univers imaginaire, où l'haeccéité n'existe pas, où tout est éternel, où rien ne rappelle la marche vers la mort des êtres et des choses ? Allons, il y a du vrai dans ce théorème, sans contredit.

(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Interlude

Jeune fille lisant le Monocle du colonel Sponsz de Hermann von Trobben

Apogée de la dégoûtation


Lorsque l'étant existant prend conscience de l'haeccéité où il est irrémédiablement embouqué, il atteint ce « point de l'ennui le plus profond et de cet horrible dégoût de soi-même » dont parle Buffon 1, « qui ne nous laisse d'autre désir que celui de cesser d'être, et ne nous permet qu'autant d'action qu'il en faut pour nous détruire, en tournant froidement contre nous des armes de fureur (couteau à désosser, taupicide, revolver Smith & Wesson, etc.) »

1. Discours sur la nature des animaux, 1753.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Métamorphose nihilique


Chez certains lapins, la mue se fait brutalement sur une période très courte ; chez d'autres elle s'étale sur de longs mois. De même, chez l'homme saisi par l'idée du Rien, la métamorphose peut prendre un temps variable. Certains se précipitent illico presto dans un puits busé, d'autres tergiversent, font des manières, écrivent des haïkus... Quand il ne se tue pas, le nihilique est — toujours comme le lapin — surtout actif à l'aube et au crépuscule. Durant le jour, il se cache, par exemple dans les buissons, sous les souches ou les tas de bois, ou encore dans les vieux bâtiments agricoles.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Monstruosité bipède


L'Autre est une exhortation à l'hébéphrénie.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Regrets tardifs


Le 26 janvier 1855, Gérard de Nerval qui, d'après ses amis Théophile Gautier et Arsène Houssaye, « en avait soupé de l'haeccéité » se pend aux barreaux d'une grille qui fermait un égout de la rue de la Vieille-Lanterne (voie aujourd'hui disparue, qui était parallèle au quai de Gesvres et aboutissait place du Châtelet).

Au moment du trépas, le poëte fait l'expérience du phénomène appelé dédoublement astral ou sortie du corps, et peut contempler pendant quelques instants son Moi défunt, expérience qu'il décrit ainsi dans son journal demeuré inédit : « Son visage immobile et qui semblait devenu tout petit, ses yeux fermés, ses mains maigres évoquant des serres de gerfaut moderato, toute cette chose si insupportablement funèbre, si inexplicablement douloureuse qu'est un cadavre, même un cadavre de chien ou de rat, oui, tout cela qui allait bientôt se diluer, tout cela fit que j'eus le cœur serré, comme si je venais de perdre, au lieu de mon odieux Moi, quelqu'un de très cher et de très beau... Sans savoir pourquoi, sans chercher à raisonner cette impression soudaine, rien que parce qu'il n'était plus, parce qu'il ne se livrait plus à ses horripilantes singeries, je découvris en lui d'émouvantes vertus et des beautés prodigieuses... Et je pleurai sur lui, je pleurai abondamment... ».


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Interlude

Jeune femme lisant l'Apothéose du décervellement de Francis Muflier

Parallèle malvenu


On peut dire bien des choses du Grand Tout, mais certainement pas que ses œuvres se ressentent de la manière suave du Giorgion !

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Illumination


En sortant de l'observatoire dirigé par le professeur Calys, Tintin se retrouve dans une rue inondée du fait d'une « conduite d'eau que le tremblement de terre a fait sauter ». Il tente de traverser l'énorme flaque en posant le pied sur des briques qui surnagent, mais dérape et s'étale, le postérieur dans l'eau. C'est alors qu'il a une illumination : « Tu vois cette brique, Milou ? — Bien sûr, que je la vois... — Regarde !... » Il laisse tomber la brique qui éclabousse son fidèle « compagnon à quatre pattes » et s'exclame : « Eurêka ! As-tu compris, mon vieux Milou ? Chien de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? »

Tintin vient, par une brusque entrevision de l'essentiel, de percer le mystère de l'aérolithe. Et sa prouesse nous rappelle celle de l'anatomiste gantois Jean Palfyn qui, en éternuant bruyamment, reconnut le premier la route que parcourt le mucus pour parvenir au nez, et celle du chimiste Kekulé von Stradonitz qui, en 1865, élucida la structure du benzène — un anneau de six atomes de carbone unis par des liaisons simples et doubles en alternance — en rêvant une nuit de l'ouroboros (le serpent gnostique qui se mord la queue) !

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Chien enragé


Quiconque n'a pas le secret désir de se détruire n'est pas un homme, c'est une chose, affirmait le dramaturge autrichien Ferdinand Jakob Raimann, dit Ferdinand Raimund. Et pour passer à l'acte, tous les prétextes sont bons. Ainsi, Raimund se suicida-t-il en se tirant une balle dans la tête, convaincu — dit-il à ses proches avant de trépasser — d'avoir été mordu par un chien enragé. Gragerfis, dans son Journal d'un cénobite mondain, identifie ce « chien enragé » avec l'haeccéité, mais sans avancer le moindre argument pour étayer sa thèse.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)