jeudi 31 mai 2018

Puissance du zéro


René Guénon, dans son article Les dualités cosmiques, notait qu'« il est étrange que les mathématiciens aient l'habitude d'envisager le zéro comme un pur néant, et que cependant il leur soit impossible de ne pas le regarder comme doué d'une puissance indéfinie, puisque, placé à la droite d'un autre chiffre dit significatif, il contribue à former la représentation d'un nombre qui, par la répétition de ce même zéro, peut croître indéfiniment ».

Et il poursuivait son apologie du zéro en disant que « si on le regarde comme représentant le Non-Être, envisagé comme possibilité d'être, donc comme contenant l'Être en puissance, on peut alors dire que le Non-Être est supérieur à l'Être, ou, ce qui revient au même, que le non-manifesté est supérieur au manifesté, puisqu'il en est le principe ».

Ce à quoi Gragerfis aurait rétorqué : « Oh ! Oh ! Comme tu y vas, mon ami ! Il y a zéro et zéro ! Et tous ne sont pas "doués d'une puissance indéfinie". Regarde Michel Onfray : tu parles comme il est "supérieur au manifesté" ! »


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Esprits irrités


Dans ses Nouvelles expériences sur la vipère, Moyse Charas (1619-1698) étudie notamment les effets du « suc jaune contenu dans les vésicules des grosses dents » de ce reptile. Après avoir fait mordre des chiens, des pigeons et des poulets par une vipère, Charas conclut que la mort ne se produit que lorsque le serpent était irrité :

« La morsure faite par une Vipère, non irritée, dont on tenoit les mâchoires, et de qui on faisoit enfoncer les dents en les pressant sur le corps d'un Pigeon, qui se trouvoit aussi fort accompagnée du suc jaune, et qui néanmoins ne fut suivie d'aucun mauvais accident, de mesme que la piqueure faite par les mesmes dents arrachées d'une teste vivante, ou par celles qui sont encore plantées dans la teste d'une Vipère morte, et qui ne font aucun mal, confirment trop cette vérité, pour n'imputer pas la cause du venin aux esprits irritez, et pour n'en pas exempter généralement toutes les parties du corps de la Vipère, et mesme les grandes dents, lorsqu'elles ne sont pas suivies des esprits irritez. »

(Barzelus Foukizarian, Journal ontologique critique)

Totalisation impossible de l'infini


En février 1964, Gabriel Marcel accompagne Emmanuel Levinas dans un voyage en ballon au-dessus de la Belgique. L'imagination la plus habile doit renoncer à se figurer ces deux philosophes, l'un existentialiste chrétien, l'autre métaphysicien d'autrui, perdus au milieu d'un épais brouillard, rendu d'autant plus triste par le silence de mort qui l'accompagne. Le froid est si considérable que, pénétrés par l'humidité, leurs vêtements sont gelés ; les cheveux et la barbe sont blanchis par le givre qui tombe en abondance et dont il faut constamment débarrasser la nacelle.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Utilité pratique


Contrairement à l'homme du nihil qui n'attend de son exploration du Rien aucune retombée concrète, le grand géomètre Bossut a constamment pris soin de diriger ses recherches vers des objets d'utilité pratique. Ainsi, dans sa Mécanique, on trouve un Traité sur la poussée des voûtes, où ce sujet important et difficile est développé avec autant de profondeur que de clarté. 

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Rétro défectueux


À Marbourg, Heidegger se remet au billard, mais il y joue désormais au club de l'université. Il travaille surtout son rétro, qu'il juge un peu faible.

Un soir, alors qu'il dispute une partie avec Hannah Arendt dans le club déserté, l'ambitieuse étudiante demande à son professeur de la « prendre comme un pécari ». Il s'exécute — avec un peu de mal car ses connaissances en zoologie sont modestes.

C'est le début d'une histoire d'amour tumultueuse, qui mettra le Dasein du philosophe à rude épreuve.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Le compostage partagé prend racine


« Saumur Habitat et Saumur Agglopropreté ont inauguré, ce jeudi 22 février, deux composteurs partagés dans le quartier des Violettes. Ils sont installés rue Louvet. Un troisième sera prochainement implanté dans un jardin près du 71, rue des Violettes.

Le principe s'appuie sur l'apport volontaire — qu'il ne faut pas confondre avec la mort volontaire — des habitants qui peuvent y déposer des épluchures de légumes, de fruits ou le marc de café. Ensuite, le produit du compostage sera redistribué aux habitants "qui pourront en faire, ma foi, ce qu'ils  voudront, et même se le mettre dans le c..." indique Jean-Guy Pouliquen de Saumur Agglopropreté.

L'objectif est de "diminuer les quantités de déchets mis à la collecte en valorisant la partie organique des ordures ménagères, ainsi que de créer du lien social et de la convivialité dans le quartier", explique le responsable du projet qui ajoute : "Y a-t-il rien de plus convivial que de déposer ses épluchures de légumes dans le même composteur, en une sorte de communion dans le dépôt de déchet ? Cela ne donne-t-il pas au Dasein l'impression de participer à une grande œuvre collective ?"

Nous lui répondons que cela est indéniable, prenons notre chapeau et sortons. » (Le Courrier de l'Ouest, 22 février 2018)


(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

mercredi 30 mai 2018

Vengeance !


Les « progressistes » décervelés qui féminisent les titres et les noms de métier, comme il aimerait, l'homme du nihil, leur arracher les dents, ou les leur casser dans la bouche à coups de pierres, comme on fit à sainte Apolline, à saint Janvier et à saint Martial ; ou leur verser du plomb fondu dans la bouche, comme à saint Faustin, à saint Jovite et à saint Prime ; ou encore, s'il s'agit de personnes du sexe, leur pincer les mamelles avec des tenailles de fer, comme cela arriva à sainte Agathe et à sainte Helconide à Corinthe !

Mais ce qui le comblerait, l'homme du nihil, ce serait de leur ouvrir le ventre, d'en arracher les entrailles, sans toucher les parties nobles — à supposer qu'il s'en trouve —, d'y mettre de l'avoine et d'y faire manger les chevaux, comme firent les naturels d'Ascalon et d'Héliopolis à saint Cyrille, diacre, et aux autres martyrs sous Julien l'Apostat.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

La pénible volubilité de l'être


L'insupportable jovialité de Séraphin Lampion, dont le Moi se débonde sans cesse en un torrent d'anecdotes, de blagues et de calembours, met le comble aux calamités de l'homme du nihil, déjà aux prises avec l'haeccéité qui l'écrase comme ferait une énorme valise en cuir de vache.

Confronté à la temporalité du temps, à la mortalité de l'être mortel, à l'accablante haeccéité, l'homme du nihil, ce suicidé philosophique en puissance, ne saurait ressentir pour Lampion et ses semblables qu'une prodigieuse aversion, et il ne rêve que de les faire taire par n'importe quel moyen et une bonne fois pour toutes.


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Sémantique tarskienne


Le monde — la « réalité empirique » des philosophes — est bien une « notation sans dénotation », au grand dam de McDermott — et du suicidé philosophique.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Théorème du point fixe de Brouwer


En 1912, le mathématicien Luitzen Egbertus Jan Brouwer démontre le résultat suivant : toute application continue d'un homme du nihil — qu'il nomme, on ne sait pourquoi, une « boule fermée » — dans lui-même admet un point fixe : la pensée de se détruire.

Selon Gragerfis, ce théorème aurait son origine dans l'observation d'une tasse de café par Brouwer. Quand on mélange son sucre, en effet, il semble qu'il y ait toujours un point immobile. Le mathématicien en déduit que : « À tout moment, il y a un point de la surface qui n'aura pas changé de place ».

Brouwer aurait ajouté : « Je puis formuler ce magnifique résultat autrement, je prends une feuille horizontale, une autre feuille identique que je froisse et que je replace en l'aplatissant sur l'autre. Un point de la feuille froissée est à la même place que sur l'autre feuille ».

Mais ici, attention : quand Brouwer aplatit sa feuille froissée, il ne la déplie pas, il l'écrase, comme fait de son Moi le suicidé philosophique !


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Enlisement conceptuel


On ne peut ressentir qu'une pitié immense pour le philosophe, cet avorton au teint cireux qui s'affaire incessamment à disséquer la réalité empirique. C'est l'homme qui s'enlise : on ne voit plus que sa main, qui s'agite encore pour implorer un impossible secours, et la fange conceptuelle l'ensevelit...

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Gnosticisme fatal


« Jeudi après-midi, une femme qui se promenait avec son chien en forêt de Chantraine a fait une découverte macabre. Alors qu'elle se trouvait dans un endroit très pentu, cette promeneuse est tombée sur un homme pendu à un arbre. Alertés par cette dame, les policiers ont été dépêchés sur les lieux afin de récupérer le corps du malheureux.

Après quelques recherches, il s'est avéré que l'homme était âgé de 37 ans et qu'il était connu pour adhérer au gnosticisme, une doctrine dont les adeptes, selon le procureur de la République, "croient que les êtres humains sont des âmes divines emprisonnées dans un monde matériel créé par un dieu mauvais ou imparfait : le Démiurge".

D'après les premières investigations, l'homme se serait suicidé parce qu'il se jugeait prisonnier du temps, de son corps, de son âme inférieure et du monde. Il semble qu'en outre, il donnait à la matière une origine spirituelle et y voyait une "expression externe solidifiée" de l'Être absolu.

Le parquet n'a pas opposé d'obstacle médico-légal : la cause de la mort semblant très claire, il n'y aura pas d'autopsie. » (Vosges Matin, 19 janvier 2018)


(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Pourquoi le suicide


De nombreux auteurs, anciens et modernes, ont cru trouver le point de départ de l'homicide de soi-même dans le sentiment d'inconfort, d'« intranquillité », qui naît de la lecture des œuvres de Georges Perec.

Si vraiment cette explication est la bonne, ne serait-il pas urgent de tenter d'entraver la propagation de cette « littérature » et, par ce moyen, l'apparition des phénomènes morbides auxquels elle donne naissance ?


(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Procédé économique


Guérir l'angoisse d'exister moyennant une dépense de 10 à 40 centimes, voilà le triomphe du taupicide 1 !

1. Quelquefois, pour masquer une très légère odeur de marée, il est expédient d'ajouter quelques centigrammes de poudre de cannelle. Compter une dizaine de centimes de plus.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

mardi 29 mai 2018

Alerte au nihil rue Beaumarchais


« À la demande de la Préfecture du Puy-de-Dôme et dans le cadre de sa mission d'appui aux administrations, le Bureau de recherches géologiques et minières est intervenu le 27 février 2007 afin de fournir un avis sur des chutes de concepts "nihiliques" dans la rue Beaumarchais à La Bourboule, au niveau des parcelles cadastrées n° 50 et 463. [...] 

Dans un premier temps, nous conseillons de faire réaliser un débroussaillage et une purge des éléments les plus instables du voisinage (sectateurs du Rien, contempteurs de l'haeccéité, suicidés philosophiques, et cetera) par une société spécialisée. 

Immédiatement après, un bureau d'études devra, sur la base d'une reconnaissance du site sur corde, déterminer et dimensionner les parades qu'il convient d'envisager (lectures publiques d'aphorismes de Marc Aurèle, d'Épictète et de Sénèque, distribution de concepts du chanoine Roscelin, voire pulvérisation d'idéalisme fichtéen). » 


(La Bourboule (63) -- Chute de concepts rue Beaumarchais -- Avis du BRGM -- Rapport final -- BRGM/RP-55400-FR, Mars 2007)

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Les tueurs (Charles Bukowski)


Harry venait de sauter du train de marchandises et descendait Alameda pour prendre un café à cinq cents chez Pedro. Il était très tôt, mais il se rappela que Pedro ouvrait à cinq heures du mat. On pouvait rester assis pendant deux heures chez Pedro pour cinq cents. On avait le temps de gamberger sur le fait qu'« être-soi », pour le Dasein, implique d'être tout à la fois projet, en avant de soi, et son propre passé, ce qui ne peut se faire qu'en portant résolument, devant soi, son « être-jeté » et toutes les possibilités, vécues ou laissées de côté, que révèle l'extension de l'existence. On pouvait se rappeler toutes les conneries qu'on avait faites, et aussi les bons moments. Comme Heidegger, Harry avait l'intuition que le temps et l'être, deux notions aussi insaisissables l'une que l'autre et que l'ontologie classique oppose fermement depuis Aristote, désignaient en fait la même chose, au point que, selon François Vezin, « je ne puis nommer l'être sans avoir déjà nommé le temps ».

C'était ouvert. La petite Mexicaine qui lui servit son café le regarda comme on regarde un être humain, et non comme un « Dasein ». Les pauvres connaissent la vie. Une fille sympa. Enfin, une fille apparemment sympa. Toutes étaient synonymes d'emmerdes. D'ailleurs tout était synonyme d'emmerdes. Il se souvint d'une phrase entendue quelque part : la Vie n'est qu'une Suite d'Emmerdes.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Hylémorphisme


La prégnance qu'exerça la structure cosmique « en pelures d'oignon » conçue par Aristote ne doit pas nous faire oublier celles en forme de tourte ou de « cigare japonais » qu'ont toujours privilégiées les philosophes frappés de « constipation conceptuelle opiniâtre ».

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Aventure de Julien


Une femme d'une soixantaine d'années s'est jetée du pont Régemortes à Moulins (Allier), mercredi 30 novembre, vers 20 heures. Julien passait sur le pont à ce moment là : « Je l'ai vue debout, sur le parapet. J'ai essayé de la dissuader de sauter, je l'ai même conjurée de ne pas le faire. Elle est redescendue, mais... »

Elle a sauté dans l'Allier.  Un autre témoin a tenté de lui venir en aide en se mettant à l'eau avant l'arrivée des secours. Une quinzaine de sapeurs-pompiers, dont plusieurs plongeurs de Moulins, Vichy et Montluçon appuyés par un bateau, ont effectué des recherches jusqu'en fin de soirée, aux abords du pont. Elle est restée aussi introuvable que le « possible » de Kierkegaard. (La Montagne, 1er décembre 2016)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Une méchante parodie


Le suicide pour raisons sentimentales est au suicide philosophique « ce que le cri sauvage de l'hyène ou le lugubre râlement du hibou est à la plus suave harmonie ». Ou encore : « ce que la boue sanguinolente d'une mare infecte est à l'onde vierge d'un ruisseau limpide ». 

En d'autres termes : une détestable contrefaçon que tout amateur de beau et de sublime ne saurait que mépriser.


(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Les fiançailles de Monsieur Hire (Georges Simenon)


La concierge toussota avant de frapper, articula en regardant le catalogue de La Belle Jardinière qu'elle tenait à la main :
— C'est une lettre pour vous, monsieur Hire.
Et elle serra son châle sur sa poitrine. On bougea derrière la porte brune. C'était tantôt à gauche, tantôt à droite, tantôt des pas, tantôt un froissement mou de tissu ou un heurt de faïences, et les yeux gris de la concierge semblaient, à travers le panneau, suivre à la piste le bruit invisible. Celui-ci se rapprocha enfin. La clef tourna. Un rectangle de lumière apparut, une tapisserie à fleurs jaunes, le marbre d'un lavabo. Un homme tendit la main, mais la concierge ne le vit pas, ou le vit mal, en tout cas, n'y prit garde parce que son regard fureteur s'était accroché à un autre objet : une serviette imbibée de sang dont le rouge sombre tranchait sur le froid du marbre.
Le battant de la porte la refoulait doucement. La clef tourna encore et la concierge descendit les quatre étages en s'arrêtant de temps en temps pour réfléchir. Ce qu'elle avait vu ne se concevait pas phénoménalement ni comme le corrélat d'une intuition. Cela n'avait aucun caractère spécifique d'immanence à la conscience mais constituait plutôt une forme d'en soi. Or, comme Moritz Schlick, elle était convaincue que l'ordre des contenus de conscience dans l'espace et dans le temps est le moyen par lequel nous apprenons à déterminer l'ordre transcendant des choses qui se trouvent au-delà de la conscience.
Elle hésitait, cependant. Ce caractère non-intuitif de la réalité empirique, était-ce une raison suffisante pour appeler la police? 


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Destin


En 1923, c'est une explosion de joie chez les Heidegger : Martin est nommé professeur non titulaire à l'Université de Marbourg. Les Dasein de toute la famille sont pavoisés, on mange du pain d'épice, et l'on oublie pour un instant que l'étant existant est un « être-pour-la mort ».

Heidegger a maintenant deux fils, Jörg et Hermann, le premier né en janvier 1919 et le second en août 1920. Hermann est en fait un fils adultérin, dont le père biologique est le médecin Friedel Caesar, ami d'enfance d'Elfriede. Dans une lettre à son amant, celle-ci écrit que « le cocu a pris la chose avec philosophie et a proposé spontanément de reconnaître l'enfant. En faisant preuve de "grandeur d'âme", ajoute-t-elle, il cherche à prouver que les phénomènes fondamentaux de la vie facticielle peuvent être hissés au niveau d'une détermination catégoriale ».

En réalité, si Heidegger s'est montré débonnaire, c'est qu'à la suite de Hölderlin, il ne pense pas le destin au sens du fatum, de la fatalité qui s'acharne sur un être, un fatum asiatique, écrit-il, mais au sens de la moïra, la « part » dispensée à chaque homme, le lot qui lui est échu. Le destin (Schicksal) se saisit de l'être-jeté sous la forme d'une véritable « destinée » (Schickung), et une telle destinée est bien ce qui nous est destiné (geschikt) en tant qu'il nous est envoyé pour déterminer « ce qui nous convient » (das Schickliche).


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)


De la réalité des choses


En 1795, Fichte, averti par la lecture de Jacobi, radicalise l'usage transcendant qu'a fait Kant du principe de causalité appliqué à l'affection de la sensibilité par la chose en soi. Selon Fichte, ce serait l'extériorité transcendante de l'« en soi » qui fonderait en dernière analyse — contradictoirement ! — l'extériorité immanente des phénomènes perçus dans l'espace !

Mais alors, que reste-il de l'autosuffisance transcendantale qui caractérisait la preuve kantienne de la réalité des choses dans l'« espace hors de moi » ? Rien, ou pas grand chose.

Pour l'écrivain Adalbert Stifter, ce « coup de force » fichtéen est trop dur à supporter, et il se suicide à Linz le 28 janvier 1868 en se tranchant la gorge d'un coup de rasoir. Déjà dans sa jeunesse, en 1817, il avait voulu se laisser mourir de faim pour expier la mort accidentelle de son père. 


Un siècle plus tard, son compatriote Thomas Bernhard saluera sa mémoire en le décrétant « un bavard insupportable » et « probablement l'auteur le plus ennuyeux et le plus hypocrite qu'il y ait dans la littérature allemande ».


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Un moyen radical


« Quant à l'homicide de soi-même, je ne puis pas insister davantage sur l'excellence de ce procédé, mais je le considère comme appelé à réaliser un progrès très sérieux dans l'hygiène nosocomiale. » (Dr Richard, Bulletins et mémoires de la Société médicale des hôpitaux de Paris, Imprimeries réunies, Paris, 1886)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Le désert de Gobi de l'existence


On trouve, dans Le Crabe aux pinces d'or, des tonalités kierkegaardiennes qui reflètent bien l'évolution spirituelle de Hergé à cette époque (1941). Ainsi, quand Tintin, après que son avion s'est écrasé au cœur du Sahara, fait le point sur sa vie et soupire : « Toujours rien à l'horizon... rien que le désert sans limite... — Je me demande comment nous allons nous en tirer... ». Ne croirait-on pas entendre la voix si caractéristique du « penseur privé » ?

Tintin vient d'être frappé par l'idée du Rien mais n'est pas encore prêt à faire le « saut dans l'irrationnel » qui a tant obsédé le philosophe danois (et que ce dernier se jugea d'ailleurs incapable d'effectuer, en raison d'une certaine ankylose mentale qui le paralysait).


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

lundi 28 mai 2018

Théorème de suspension de Freudenthal


Le théorème de suspension de Freudenthal a été démontré en 1937 par Hans Freudenthal. C'est un résultat fondamental sur l'homotopie, qui explique le comportement d'un groupe de sceptiques d'un espace pointé lorsqu'ils suspendent leur jugement pour parvenir à l'ataraxie, comme préconisé par Sextus Empiricus.

Lorsque cela fonctionne, la quiétude à laquelle ils atteignent évoque celle qui, chez les stoïciens, résulte de la connaissance du mouvement de l'univers, animé par un air chaud — le pneuma — dans un mouvement infini et cyclique d'inspiration et d'expiration.

Un corollaire est que la n-sphère S n étant (n-1)-connexe, le groupe πn+k (Sn) est indépendant de n pour n ≥ k + 23. Ce groupe est appelé le k-ième groupe d'homotopie stable des sphères zététiques, ces dernières comprenant, outre le fondateur Pyrrhon d'Élis, Timon de Phlionte, Euryloque, Nausiphane de Téos, Nicolochos de Rhodes, Ptolémée de Cyrène, Énésidème, Antiochos de Laodicée, Agrippa, Ménodote de Nicomédie, Hérodote de Tarse, Sextus Empiricus, Saturninus, et cetera, et cetera.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Un challenge sportif pour créer du lien


« La première épreuve du challenge sportif mis en place sur la commune nouvelle de Montcuq-en-Quercy-Blanc se déroulera ce samedi 18 juin, à 18 heures, à Belmontet, à l'occasion de la fête votive. Elle fait partie des trois courses pédestres prévues dans les villages de Belmontet-Valprionde, Lebreil-Sainte-Croix et Montcuq.

Les tracés ont été délimités par une équipe organisatrice composée de bénévoles. Chacun des trois parcours fait un peu plus de 5 kilomètres. Pour participer à ce challenge amical et plein de bonne humeur, des équipes doivent se former et s'engager. Elles seront composées de trois coureurs et de trois marcheurs qui pourront changer d'une course à l'autre, l'essentiel étant que l'équipe soit représentée. Ces équipes pourront se constituer par corporation ou par profession, par village, famille, regrouper des voisins ou des amis, sans aucun esprit de compétition. Le but est de créer du lien entre les habitants.


Pour éviter toute notion de performance, c'est le temps du plus mauvais coureur qui sera retenu. Tous les kilomètres, une question concernant la philosophie heideggérienne — "définissez le concept d'Ereignis" ; "comment appelle-t-on le mode d'être des choses intra-mondaines qui ne sont pas des Dasein et qui se contentent de se trouver là ?" ; "l'être-au-monde est-il une relation unitaire et insécable ?" — sera posée aux marcheurs. Chaque bonne réponse signifiera un bonus pour le coureur. Celui qui donnera une mauvaise réponse, en revanche, sera sommé de se convaincre que la différence ontologique ne désigne pas simplement la dissociation de l'être et de l'étant, mais cette dissociation considérée en ce que l'étant n'est lui-même en tant qu'étant (et non pas tel ou tel) qu'à la faveur d'une lumière venue d'ailleurs, mais qui brille en lui par son absence — celle de l'être.

Les bulletins d'inscription sont disponibles à — révérence parler — l'antenne de Montcuq de l'office de tourisme en Quercy blanc. » (La Dépêche, 18 juin 2016) 

(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

Accès de scepticisme grec


26 juillet. — Au réveil, pris d'un violent accès de scepticisme grec. J'en viens à ne plus même savoir s'il est possible de savoir quelque chose. Craignant de tomber dans des positions relativistes ou — horresco referens — nihilistes, je me jette sur les Topiques d'Aristote. Le soulagement est quasi immédiat et je puis vaquer à mes occupations ordinaires sans avoir à « suspendre mon jugement » à tout bout de champ.

(Barzelus Foukizarian, Journal ontologique critique)

Gluance molle


Dans Crime et châtiment, Sonia Marmeladova, dont le nom évoque irrésistiblement la crème de marron, est si collante qu'elle s'attache à Raskolnikov « comme le suicidé philosophique à son revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe ».

Se trouve ainsi confirmée l'intuition décisive de l'homme du nihil, à savoir que « la crème de marron, c'est plus commun [que le vouloir-vivre schopenhauerien], mais ça tient bon ».

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Concision


L'homicide de soi-même, quand il est bien mené, a cette merveilleuse brièveté de style qui caractérise les ouvrages de Salluste.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Concepts urticants


« Chacun sait que le contact d'un philosophe produit une sensation urticante et visqueuse qui est sinon douloureuse du moins désagréable. L'urtication, la viscosité de "l'ami de la sagesse" sont dues à une foule de petits corps, les "concepts", dont le philosophe, sous l'attouchement qu'il a subi, s'est immédiatement hérissé. La plus grande prudence est donc de mise lorsqu'on approche un philosophe. » (Auguste Prenant, Traité d'histologie, Tours, Arrault, 1904) 

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

L'être chez Kant et Bergson


« Drôle de réveil pour un détenu espagnol de la prison de Villabona (Asturies). Gonzalo Montoya Jiménez avait tenté de se suicider en prenant des médicaments et s'est finalement réveillé à la morgue sur la table d'autopsie. Son décès avait pourtant été constaté successivement par trois médecins.

"La première chose dont il se souvient est qu'il était dans un sac noir. Comme il ne pouvait pas parler, il a commencé à pousser des petits cris. Le médecin l'a entendu. Il a ouvert le sac. Mon mari a commencé à crier et à sortir ses bras du sac", a raconté sa femme à la Voz des Asturias. Pour expliquer leur erreur, les médecins ont avancé l'hypothèse d'une catalepsie.


Gonzalo Montoya Jiménez a contracté une pneumonie dans la chambre froide mais son état n'est plus inquiétant. Il s'agissait de sa troisième tentative de suicide. À chaque fois, il a pu être miraculeusement sauvé. 

Selon son épouse, c'est le kantisme qui a fait naître chez Gonzalo ce désir compulsif de se détruire, en le persuadant que l'expérience ne nous livre que ce qui est relatif à nos facultés de connaître et ne nous permet pas d'accéder à la réalité en soi, de percer les secrets de l'être. Elle assure lui avoir répété maintes fois que, selon Bergson, c'est par fausse modestie que nous nous prétendons coupés de l'être et croyons ne pouvoir atteindre que du relatif, il n'a jamais rien voulu entendre.

Peut-être sera-t-il maintenant plus réceptif à ses arguments ? » (La Dépêche, 10 janvier 2018)

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Ils t'ont pas épousée (Raymond Carver)


Earl Ober, représentant de son métier, était momentanément sans emploi, mais Doreen, sa femme, avait trouvé une place de serveuse dans l'équipe du soir d'une cafétéria des faubourgs où l'on pratiquait les trois-huit. Un soir qu'il buvait, Earl décida de passer à la cafétéria pour manger un morceau. Il voulait voir l'endroit où Doreen travaillait, voir aussi s'il pourrait s'envoyer quelque chose aux frais de la princesse.
Il s'installa au comptoir et étudia la carte.
— Tiens, qu'est-ce que tu fais là ? dit Doreen en l'apercevant.
— J'essaie d'égaliser les points de vue de l'être substantiel et du soi fini, dit Earl. C'est ce que Fichte appelle la synthèse quintuple.
— Oh, je vois. Et qu'est-ce que tu vas prendre, Earl ? dit-elle.
— Donne-moi un café et un de ces sandwichs « numéro deux ».


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Association d'idées


Juin flamboie. Étendu dans une prairie en fleur, le suicidé philosophique rêve au bord d'une eau charmante de lenteur où les brins d'herbe font des arches d'émeraude. Son regard observe l'araignée à l'affût dans ses fils et la ciguë avec sa blanche ombelle où bouge un insecte luisant et rond. 

La ciguë ! À peine ce mot s'est-il formé dans son « conscient intérieur » que la pensée de l'homicide de soi-même le poigne. Adieu ruisseau, argyronète, adieu insecte luisant et rond ! Seul subsiste en son esprit le sentiment de légèreté qui est la mort même ou, mieux dit, l'instant de sa mort désormais toujours en instance.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Période de doute


Mobilisé en 1917 malgré son « épilepsie transcendantale », Heidegger est affecté au service météorologique de l'armée à Verdun (il est chargé de surveiller l'anémomètre).

Pendant cette période où la routine de son service l'empêche de « créer des concepts », Heidegger se sent devenir hébéphrénique et cherche désespérément à se prouver à lui-même qu'il existe. Quand on l'interroge sur la réalité de son Dasein, il ne peut que répondre, avec défiance et en hésitant : « Il est probable que je suis ».

À partir de 1918, il s'éloigne du catholicisme, se met à lire Luther et affirme son indépendance, en tant que philosophe, par rapport à toute religion.

Il se voit toujours comme un phénoménologue et ne se déplace jamais sans sa loupe et son carnier.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

dimanche 27 mai 2018

Amputation


« Je crois qu'il n'est pas permis d'enlever les quatre derniers orteils en laissant subsister le premier ; il me semble qu'il serait plus nuisible qu'utile à la marche. » (J. Lisfranc, Précis de médecine opératoire, Paris, 1846) 

C'est aussi ce que pense le suicidé philosophique, qui décide d'y aller « franco de port et d'emballage » et de ne pas faire de quartier en s'attaquant à son Moi.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Le remède à tant de maux


« Un prisonnier resserré dans un estroit cachot, priué de la lumiere du iour, enchaisné, & garotté de tous costez, ne respire qu'apres sa liberté : & nous qui sommes en ceste mortelle prison, entrauez à la cadéne de tant d'infirmitez, subiects à tant de douleurs, nous cherissons cet esclauage, & n'auons rien en plus grande horreur que nostre deliurãce : en ce mortel exil nous sommes subiects à mille & mille incommoditez, bastantes de nous faire abhorrer cette vie : & neantmoins nous craignons la mort, vray et singulier remede à tant de maux. »

(Les diuersitez de Messire Iean Pierre Camus, Euesque & Seigneur de Belley, Paris, Cl. Chapelet, 1612)

Sortir du moment dialectique


Exténué par le commerce des idéalistes allemands, l'homme du nihil recherche la paix de l'âme dans la contemplation des moineaux sur la neige, d'une théorie de tortues, d'un vol de canards sauvages, d'une touffe de roseaux. Mais la dissolution dialectique des concepts abstraits a laissé ses nerfs à vif : une tache, une ombre, et l'absolu le terrasse !

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Vaincre la solitude du Dasein


« Vous avez plus de cinquante ans, vous avez besoin de convivialité, de dialogue, de liens amicaux...Vous voulez sortir de la solitude...Vous aimez les jeux, les sorties, les échanges... Alors venez rejoindre le club Accueil et Amitié

Parties de cartes, scrabble, jeux de société autour d'un café, d'un chocolat ou d'un verre de taupicide dans une ambiance conviviale.

Club Accueil et Amitié, 76 Impasse Haute de Quaire, 63150 La Bourboule. »

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Suicide d'un chien


Dimanche vers 10 h, les passants à la hauteur du 19 rue Georges Clémenceau à Romorantin ont eu la surprise de voir un chien sauter du deuxième étage de l'immeuble et s'écraser sur la chaussée, dix mètres plus bas.

Ce drame, constaté quelques instants plus tard par les gendarmes, résulte de l'inconscience de sa propriétaire de 32 ans, bourrelle irresponsable et sous curatelle renforcée. La jeune femme, trouvant qu'il faisait trop chaud dans son petit logement, abandonnait ses animaux sans soins pour rejoindre des amis habitant une maison plus agréable en été !

Les gendarmes ont trouvé dans son appartement un chat, une deuxième chienne de race berger allemand, ainsi qu'un chaton d'un mois qui s'était réfugié dans un placard. D'après les premières constatations effectuées par la gendarmerie, le désespéré, un berger suisse de couleur blanche, aurait cassé un carreau et forcé les volets fermés pour fuir la situation intenable qui régnait dans la chambre où s'accumulaient depuis un mois déjections et urine de ces quatre animaux enfermés par forte chaleur et sans eau.

Seul aspect positif de cette triste affaire : elle discrédite définitivement la thèse de l'ontologue Heidegger qui soutenait que l'animal est « pauvre en monde » parce que « ses inhibitions le cloisonnent dans une dépendance pulsionnelle panique et aliénante ». On voit au contraire que, comme le Dasein, l'animal ressent la présence d'une absence, d'un vide, d'un creux, donc d'une porosité au sein de son être. Et la privation d'être qui permet le contingent, ce n'est rien autre chose que la trace de la finitude, la conscience qu'a l'étant existant de son être-pour-la-mort, autrement dit le néant.  (Le Petit Solognot, 19 juillet 2017)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Théorème d'arrêt de Doob


Le théorème d'arrêt de Doob, dû à Joseph Leo Doob, est un résultat important en théorie des probabilités : il permet par exemple à l'homme du nihil de déterminer avec une marge d'erreur très faible le moment idéal où « arrêter les frais ».

Il utilise pour ce faire la notion de martingale qui est une sorte de demi-ceinture placée dans le dos d'une capote ou d'un manteau pour marquer la taille, dont on peut aussi, quoiqu'elle soit un peu courte, se servir pour se pendre.

(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Aux fines herbes


Le 9 août 1896, après plus de deux mille essais de vol plané, Otto Lilienthal perd le contrôle de son planeur et tombe de dix-sept mètres de hauteur. Il meurt peu de temps après, à l'âge de quarante-huit ans, en prononçant ces derniers mots : « Opfer müssen gebracht werden ! » (Il faut qu'il y ait des victimes !)

En effet.


(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Contre le suicide


L'hypothétique de cette existence tempère ma hâte d'y mettre fin.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Plus jamais mal aux dents


Quand il s'agit d'un remède contre les maladies, on ne saurait être trop défiant, surtout quand le remède est inusité, extraordinaire, ou peu en accord avec les principes admis. Mais de ce qu'il est inusité et extraordinaire, il ne s'ensuit pas qu'on doive le rejeter ! 

Or, si l'expérience démontre qu'en certains cas, des maladies graves telles que l'haeccéité ont cédé à la puissance du revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe, cela prouve que cet instrument est utile. Ou bien ?


(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Zouaverie philosophique


Lorsque le professeur Tournesol, courroucé au delà de toute expression, entraîne le capitaine Haddock à travers le centre spatial de Sbrodj et, lui désignant un groupe de philosophes occupés à extruder des concepts, s'exclame : « Et ces gens-là, ils font aussi les zouaves, sans doute ? », il ne croit pas si bien dire. Car ces « amis de la sagesse », comme tous ceux qui les ont précédés, s'escriment en vain à disséquer la réalité empirique : tout ce qu'ils parviennent à produire, c'est de la « catalepsie conceptuelle ». Autrement dit, sous couvert d'idéalisme, de nominalisme ou d'empirisme logique, ils « font les zouaves ».

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Souvenir de vacances avec le Moi


Je me souviens d'un long moment où je restai seul avec mon désastreux camarade, une certaine année, au bout du verger, face au flanc abrupt du Salève, dans l'entourage du Chaffardon. J'entends encore l'entrechoc des boules sur le rectangle de gazon qui s'étendait devant la maison, les rires, le timbre des voix. 

Déjà, in petto, ma pensée était de le détruire.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

samedi 26 mai 2018

Passagers (Tobias Wolff)


Glen quitta Depoe Bay quelques heures avant le lever du soleil pour échapper aux embouteillages et il se trouva noyé dans un épais brouillard ; il devait se pencher et faire marcher les essuie-glaces pour distinguer la route. Bientôt, l'effort constant et le rythme hypnotique des essuie-glaces le plongèrent dans l'hébétude, et il sortit vers une station-service pour s'asperger la figure et se payer un café.
Il complétait son plein d'essence en écoutant le grondement des vagues sur la plage de l'autre côté de la route quand une fille sortit de la station et commença à nettoyer son pare-brise. Elle avait des mèches décolorées et portait des bottes montantes à talons hauts par-dessus son blue-jean.
Quand elle eut fini, il lui tendit sa carte de crédit, mais la fille rit et lui dit qu'elle ne travaillait pas là.
— « En fait, dit-elle, j'étais en train de me demander vers où tu allais.
— Vers le nord, dit Glen. Seattle.
— Quelle coïncidence ! fit-elle C'est là que je vais, moi aussi.
— Il n'y a pas plus de coïncidence que de beurre au prose, dit Glen. Tout est coïncidence et tout est nécessaire. Aucune explication ne dissipe le sentiment de hasard qui suit, comme son écho, l'intuition que le monde est à la fois étrange et explicable, injustifiable et impérieux, nécessaire, mais sans pourquoi. L'énigmatique absence de mystère est une invitation permanente à nous livrer en aveugles au hasard qui nous entraîne, comme on accorde à la vie le bénéfice du doute. "Le caractère général du monde, écrit Nietzsche, est de toute éternité chaos, non pas au sens de l'absence de nécessité, mais au contraire au sens de l'absence d'ordre, d'articulation, de forme, de beauté, de sagesse, et de tous nos anthropomorphismes esthétiques quelque nom qu'on leur donne..."
— Mon vieux, tu m'as l'air d'un drôle de zigue ! On croirait entendre cette cloche de Raphaël Enthoven. Je crois que je vais plutôt aller à pied. »


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Espérance marcellienne


« Plonger en pleine nuit dans la Manche, tout habillé et équipé d'un gilet pare-balles, pour sauver un homme à la dérive : c'est ce qu'a vécu un gendarme normand lundi soir, tard, sur une plage de Pirou (Manche).

Il est presque minuit, ce soir-là, lorsque Stéphane Durieux et David Lepreux patrouillent sur la côte. Les sapeurs-pompiers leur signalent un homme à la mer, "désespéré, agressif et alcoolisé, voulant mettre fin à ses jours". Quand ils arrivent sur place, les forces de l'ordre découvrent les pompiers en train de scruter la mer avec des lampes de poche. Les sauveteurs en mer ne sont toujours pas là.

"Quand les sapeurs-pompiers m'ont dit qu'ils avaient la sensation que plus ils criaient, plus l'homme s'éloignait, je n'ai pas réfléchi", a raconté le héros d'une nuit, Stéphane Durieux, 51 ans. Il se débarrasse de son arme, de son ceinturon et de son téléphone portable et se jette à l'eau, malgré ses lourdes chaussures et son gilet pare-balles. "Ça s'est fait comme ça, à l'instinct. Je me suis dit qu'il fallait que j'y aille, je ne pouvais pas laisser un homme se noyer sous mes yeux."

Un instinct qui aura permis de sauver une vie. À environ cent mètres du bord, le gendarme attrape le désespéré bien décidé à en finir et parvient à le ramener sur la terre ferme. "Je lui ai dit mon prénom, j'ai tenté de le rassurer, de lui parler, je lui ai rappelé que l'espérance, chez Gabriel Marcel, se présente comme l'expérience d'un avenir qui n'a pas été encore vécu et qui se donne comme inobjectivable", confie-t-il.

Le jeune homme, âgé de 27 ans, sera pris en charge par les pompiers et transporté à l'hôpital de Coutances.

"Je suis fier de ce que j'ai fait, glisse Stéphane Durieux. J'espère que, comme Gabriel Marcel, l'homme que j'ai sauvé sera désormais habité par une assurance invincible : fondée sur l'amour, l'espérance doit triompher du désespoir". » (Le Parisien, 9 août 2017)


(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Silure phénoménal


À l'automne 1916, à sa grande joie, Heidegger devient l'assistant personnel de Husserl, qui vient d'être recruté à l'Université de Fribourg et dont il partage les réflexions et les recherches sur la phénoménologie.

Les deux hommes s'entendent bien et partent souvent à la pêche aux phénomènes sur le lac de Constance, dans un puissant canot à moteur que Husserl s'est acheté avec les droits d'auteur de sa Philosophie de l'arithmétique. Un jour, Heidegger attrape un silure de près de soixante kilos, ce qui lui vaut l'honneur de passer dans le journal.

Cependant, il se détache rapidement de l'enseignement de son maître, dont les Recherches logiques lui paraissent de plus en plus scabreuses. Progressivement, il reprochera à Husserl son tournant vers une philosophie de la subjectivité transcendantale et plus encore son cartésianisme. 


Au dire de Hans Cornelius, dans les controverses philosophiques qui opposaient de plus en plus fréquemment les deux hommes, « Husserl privilégiait les armes du logos, tandis que Heidegger se servait d'un bélier suspendu, composé d'une forte poutre, armée à son extrémité d'une masse de fer : en donnant à cette poutre un mouvement oscillatoire dans un plan horizontal, il parvenait à produire des chocs violents qui ébranlaient les concepts de son adversaire ».

Mais peut-on croire un original tel que ce Cornelius, qui prétendait que « les hommes ont perdu la faculté de reconnaître le divin en eux-mêmes et dans les choses », que « leur vie s'écoule de façon insensée », et que « leur culture commune est creuse et va s'effondrer car elle ne mérite rien d'autre » ?


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Conseil au philosophe


« Épluchez votre cervelle, c'est-à-dire ôtez le sang caillé, la petite peau et les fibres qui renferment la cervelle ; vous la mettrez dégorger dans de l'eau tiède pendant deux heures, pour bien en éliminer toute trace de concept, après vous la ferez cuire entre des bardes de lard, deux feuilles de laurier, des tranches d'oignons, des carottes, un bouquet de persil et ciboule, un verre de vin blanc et du bouillon ; après qu'elle a mijoté une demi-heure au feu, égouttez-la; mettez du beurre noir dessous, et du persil frit dans le milieu. — Vous êtes prêt à aller dans le monde. » (A. Viard, Le cuisinier impérial ou L'art de faire la cuisine et la pâtisserie pour toutes les fortunes, Barba, Paris, 1808)

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Sortie de l'être


L'antipathie que nourrissait Levinas à l'endroit de Heidegger ne venait pas, comme l'a prétendu Gabriel Marcel, de ce que le métaphysisien wurtembourgeois « sentait fort du Dasein », mais tenait plutôt au fait que l'ontologie heideggerienne constituait, selon Levinas, une négation de la subjectivité humaine, à laquelle le « métaphysicien d'autrui » était quant à lui viscéralement attaché. 

Pour se démarquer de Heidegger, Levinas résolut donc de donner comme fil conducteur à sa pensée la « sortie de l'être », mais cela tourna vite au fiasco. Ainsi, quand Levinas, pour convaincre l'homme du nihil que la vie humaine ne se résume pas à un tragique « aller vers la mort », prétendit que « nous vivons de bonne soupe, d'air, de lumière, de spectacles » et que « les choses dont nous vivons ne sont pas des outils, ni même des ustensiles au sens heideggerien du terme » mais que « ce sont toujours, dans une certaine mesure, objets de jouissance, s'offrant au goût, déjà ornées, embellies », il ne s'attira en retour que des sourires narquois. 

Le concept de « sortie de l'être » n'est certes pas pour déplaire à l'homme du nihil, mais comparer la vie à une « bonne soupe », non, tout de même !

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)