« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
mardi 22 mai 2018
Hiatus
Chez le suicidé philosophique, il y a un avant et un après l'homicide de soi-même. À bien des égards, cette cassure temporelle est similaire à celle, soulignée par Robert Poulet, qui marque la pensée européenne à la charnière du XVe et du XVIe siècle.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Gluance fichtéenne
16 juillet. — Continué ma lecture de Fichte. On s'y trouve dans le royaume du visqueux froid, où abondent les poulpes et une foule d'autres mollusques céphalopodes. Cela produit une impression épouvantable.
(Barzelus Foukizarian, Journal ontologique critique)
Impuissance du cézannisme géométrique
Découverte macabre hier matin à Châtellerault. Vers 6 h 30, la police constate le suicide par pendaison d'un homme, âgé d'une cinquantaine d'années, à proximité du lycée Berthelot. Selon la police, la victime a mis fin à ses jours en accrochant une corde à la rambarde des quais avant de se jeter au-dessus de la Vienne.
Le corps sans vie du désespéré n'était pas visible depuis la route, et c'est son chien, errant sur les rives de la Vienne, qui a conduit les fonctionnaires de police à faire la lugubre découverte. Le pauvre animal a ensuite mené les enquêteurs au domicile tout proche du défunt, dont on avait récupéré les clefs dans la poche de son veston.
Le suicide pourrait remonter à plusieurs heures avant l'arrivée de la police. Selon une source, le quinquagénaire était suivi pour des problèmes ontologiques. Il s'était mis un temps au cézannisme géométrique, sur les conseils d'un psychanalyste lacanien qui lui avait vanté l'art comme « un élément médiateur face à une souffrance presque indicible », mais cela n'avait rien donné. (La Nouvelle République, 2 juin 2017)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Un inadapté
Incapable de nager, dépourvu de branchies, et cependant pilchard.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
L'homme, l'animal et la question du monde
« Deux mois de prison avec sursis et des travaux d'intérêt général... tel est le verdict rendu hier par le tribunal correctionnel d'Angers appelé à juger un homme qui, en tentant de se suicider, a tué par accident le chien de sa voisine.
Le 16 juin 2017, à 2 h 30 du matin, à Mûrs-Érigné (Maine-et-Loire), une femme est réveillée par une détonation. Elle découvre alors un trou béant dans le mur de son salon et son chien Jean-Claude gisant mort sur le canapé.
Alerté par ses cris, son voisin contrit se présente à sa porte. Le fusil à pompe avec lequel il voulait mettre fin à ses jours s'étant enrayé, le coup est parti en direction de l'appartement de sa voisine lorsqu'il a voulu remettre la cartouche en place, tuant le canidé sur le coup.
On sait que dans les Concepts fondamentaux de la métaphysique, Heidegger consacre une longue section à l'animalité, où il invite le Dasein à se comprendre en se distinguant de ce qui n'est pas lui. L'ontologue y défend trois thèses : la pierre est sans monde, l'animal est pauvre en monde, l'homme est configurateur de monde. Eh bien, nul doute que le pauvre Jean-Claude se serait bien passé d'être ainsi "configuré".
À vrai dire, l'homme comparaissait non pour la mort de l'animal mais pour détention d'une arme de catégorie B. » (Sud Ouest, 20 février 2018)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Éternellement jeune !
Il est notoire que la vie, quand elle se prolonge, finit par amener un état maladif, que nous appelons vieillesse, et qui offre la réunion de tous les caractères du marasme et de l'atrophie.
Épuisement graduel de la force vitale, affaiblissement de la digestion, de la nutrition, de l'assimilation, des sécrétions et des excrétions, débilité de toutes les fonctions volontaires et involontaires, de toutes les facultés physiques et morales, dessèchement et émaciation du corps, diminution de la chaleur vitale... Ce sont tous ces phénomènes suprêmement désagréables auxquels a voulu échapper le poète, sculpteur et peintre Jean-Pierre Duprey en se pendant à la poutre maîtresse de son atelier le 2 octobre 1959. Il était alors âgé de vingt-neuf ans. Avec sa pénétration habituelle, Gragerfis le décrit dans son journal comme une « personnalité tragique et indépendante ».
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Ranz des vaches
« Ranz est le nom donné, en Suisse, à des airs pastoraux — Les ranz des vaches sont des airs populaires chantés par les bergers dans les montagnes, ou joués par eux sur le cor des Alpes, pour conduire les troupeaux. Les effets sympathiques que ces airs exercent sur les montagnards helvétiens les ont rendus célèbres. A l'époque où des régiments suisses étaient à la solde de la France, on fut obligé de défendre, sous peine de mort, de jouer le ranz des vaches, qui poussait les soldats les uns à la désertion, les autres au suicide, et qui les plongeait tous dans une profonde mélancolie. » (Petit Larousse illustré, édition 1905)
Eh oui. Certains airs jettent les gens dans une mélancolie profonde. L'homme du nihil, lui, c'est une chanson, une chanson triste, jouée par un orchestre de tziganes dans un cabaret excentrique, « La Grenouille verte », qui lui donna souventes fois l'envie de se pendre. La macabre cantilène est intitulée : « Oh ! sombre dimanche ! »
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Totalité modale
Les parents de Heidegger ne s'entendaient pas et leurs disputes étaient fréquentes. Un jour, le père dit à son épouse en présence de Martin qui s'en souviendra toute sa vie : « Tu es si vieille et décatie que coucher avec toi, c'est comme coucher avec la mort. Franchement, j'en ai soupé (ich habe davon gesuppiert) ».
Malgré la brutalité apparente de cette déclaration, il est clair que nous avons affaire ici à une « totalité modale » qui correspond à une « intégralité herméneutique » du discours dévoilant. Ce concept de totalité, Heidegger montrera plus tard dans Sein und Zeit qu'il est opératoire non seulement dans le contexte de l'élaboration de la totalité des éléments qui constituent la structure du souci — ainsi dans le cas de son père —, comme totalité configurée par l'ensemble articulé des existentiaux ou comme intégralité de l'être-au-monde, mais aussi en ce qui concerne la totalité d'outils (Zeugganzheit, p. 68-69, 82, 103), la totalité de renvois (Verweisungsganzheit, p. 70, 75-76, 82), la totalité de tournures (Bewandtnisganzheit, p. 84.85, 87) qui constitue la mondanéité ou la totalité de places (Platzganzheit, p. 103, 111-112) formant la spatialité existentiale.
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Théorème de Goodstein
En mathématiques, et plus précisément en logique mathématique, le théorème de Goodstein est un énoncé arithmétique portant sur des suites, dites suites de Goodstein. Les suites de Goodstein sont des suites d'entiers à la croissance initiale extrêmement rapide, et le théorème établit que, en dépit des apparences mais semblablement à la vie de l'homme du nihil, toute suite de Goodstein se termine par zéro.
Le théorème de Goodstein n'est pas démontrable dans l'arithmétique de Peano du premier ordre, mais peut être démontré dans des théories plus fortes, comme la théorie du pachynihil. Il donne ainsi, dans le cas particulier de l'arithmétique du premier ordre, un exemple d'énoncé indécidable plus naturel que ceux obtenus par les prétentieux « théorèmes d'incomplétude de Gödel » dont l'auteur était d'ailleurs notoirement bizarre.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Faubourg (Georges Simenon)
Ils furent seuls à descendre du train et, dédaigneux du souterrain, ils attendirent le départ du convoi pour traverser les voies. Les wagons défilèrent, sans lumières, rideaux tirés. Tout le monde dormait.
Dans la gare, on ne voyait personne. Le fracas du train une fois éteint, on avait envie de parler bas, de marcher sur la pointe des pieds.
— Ça n'a pas l'air folichon, remarqua la femme qui tordait ses hauts talons sur les cailloux du ballast.
Il n'y avait pas à lui répondre. D'ailleurs elle ne demandait rien. Elle ne se plaignait pas. C'était une constatation, sans plus, sans amertume. Alors ?
De Ritter savait bien qu'il y avait un homme en faction tout au bout du quai, près de la grille de sortie. Il remarqua aussi une faible lueur dans un des bureaux : celui du sous-chef ou quelque chose comme cela.
C'était une gare de la plus mauvaise sorte, une gare moyenne, avec six voies, des souterrains, un grand buffet, une buvette et une verrière enfumée. Jadis, de Ritter la croyait très grande.
— Voilà... dit-il en tendant ses billets à l'employé. Je viendrai demain pour les bagages.
Il marcha devant. Il ne se donnait pas la peine de faire des politesses à sa compagne.
Dans l'ombre, un taxi stationnait, un seul, mais de Ritter passa sans le voir et se dirigea vers le café d'en face dont il poussa la porte.
— Entre!
Elle entra. Pendant qu'il se dirigeait vers une table de marbre, elle murmura :
— Si seulement j'avais écouté Bergson... J'aurais peut-être été capable, moi aussi, de m'inscrire dans une pensée vitale qui appréhende la vie comme scission ou différenciation de forces... Mais va te faire fiche ! Comme l'a bien vu Deleuze, nous ne trouverons jamais le sens de quelque chose (phénomène humain, biologique ou même physique), si nous ne savons pas quelle est la force qui s'approprie la chose, qui l'exploite, qui s'en empare ou s'exprime en elle.
Et c'était bien elle, cela cadrait avec son aspect de ruminer ainsi des concepts, de se complaire dans l'hétérogénéité pure des états de conscience. Pour elle comme pour Bergson, toute métaphysique positive devait partir de notre propre existence, de notre vie intérieure qui, à condition d'insister suffisamment, nous livrerait certainement les secrets de l'absolu, de la vie.
(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)
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