mardi 31 juillet 2018

Les rescapés du Télémaque (Georges Simenon)


Les mêmes causes produisent les mêmes effets et l'arrivée d'un bateau dans un port est précédée d'un certain nombre d'allées et venues invariables, le bateau fût-il, comme dans le cas présent, un chalutier de Fécamp armé à la pêche au hareng.
Cela ne vaudrait donc pas la peine d'en parler si un détail, cette fois, n'avait été différent.
Bien entendu, on connaissait l'arrivée du Centaure alors qu'il ne paraissait pas à l'horizon. Il ne faisait pas tout à fait jour. Il ne faisait plus nuit non plus. Le bateau, là-bas, dans les houles, promenait à bout de mât son fanal terni par le matin. Et, derrière les volets non ouverts du Café de l'Amiral, les lampes étaient éclairées, les chaises et les tables empilées, un seau noirâtre au beau milieu des dalles.
— Dépêche-toi, que le Centaure sera là dans moins d'une heure ! disait Jules, le patron, à Babette, la servante.
Babette, à genoux, les pieds sortant sans cesse de ses sabots, le tablier mouillé moulant ses hanches étroites, promenait sur le sol un torchon gluant d'eau sale.
— Oh, ces bonnes femmes ! grommela Jules. Décidément, Weininger a raison : la femme ne peut concevoir ce qu'est le sujet transcendantal, ni les concepts purs, encore moins les catégories de l'esprit. Elle est l'être de l'instant, elle ne connaît pas l'éternité. Elle n'est pas immorale, mais amorale. Elle ne fait la différence entre le bien et le mal qu'en fonction de sa préoccupation propre. Elle reste étrangère à toute considération générale, étant incapable d'y accéder intellectuellement. La femme est imperméable à toute métaphysique, cré bon diousse ! Et en plus, elle est « sous le joug du phallus » !
Babette, apparemment indifférente, continuait à frotter.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Atomisme puéril


Le philosophe Lucrèce, le plus illustre disciple d'Épicure, prétendait que « si n'existait ce que nous appelons le vide, la réalité entière serait solide, si au contraire il n'y avait certains corps remplissant les lieux qu'ils occupent, tout ne serait que vide ». Or effectivement, tout n'est que vide, et il n'est pas nécessaire d'« être sorti de Saint-Cyr » pour constater que ce monde est un monde de néant.

On voit donc que dans l'histoire de la philosophie, Lucrèce tient le rôle de « ravi de la crèche ». Il lève les bras au ciel en signe d'émerveillement devant tout ce qu'il ne comprend pas (le Rien) comme fait le véritable ravi devant le mystère de la nativité. Sa joie est démonstrative et communicative, il prête à rire avec ses bras en l'air, sa barbe rousse et sa tête d'étonné. Autrefois, on disait que chaque village avait son « idiot », son « fada » — qui signifie « possédé par les fées ». Lucrèce est le « fada » de la philosophie. Il n'apporte rien sauf sa joie, il ouvre son cœur, et nous montre le chemin du bonheur dans la simplicité.


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Interlude

Jeune fille lisant l'Appel du nihil de Martial Pollosson

Vos gueules là-dedans !


« Ulcéré par le continuel brouhaha de l'étant, je décidai de donner pour principe à toute chose la mer et le silence, suivant ainsi l'exemple de Valentin, le gnostique désossé. »

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Idiosyncrasie des variétés riemanniennes complètes


Le théorème de Synge, démontré par John Lighton Synge en 1936, est un résultat classique de géométrie riemannienne sur la topologie d'une variété riemannienne complète à courbure positive. Il constitue une application de la formule de la variation seconde. Il considère  une variété riemannienne complète M de dimension paire et de courbure sectionnelle strictement positive et stipule que :

 – si M est orientable alors elle est simplement connexe ;
 – sinon, son groupe fondamental est Z / 2 Z.

Force est de reconnaître que, pour le vulgum pecus, tout ceci est des plus abscons, et l'on comprend pourquoi les amis du mathématicien le surnommaient « le vilain Synge » !


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Reginglette


« Poils hérissés, jambes écartées, l'homme du nihil s'est planté au milieu de la pièce et a commencé à hurler ; dans ses yeux révulsés se lisait toute la terreur d'un nègre en transes. Dédaignant le verre d'eau qu'on lui offrait, il s'est précipité vers la porte et s'est mis à la renifler désespérément, comme s'il attendait quelqu'un. C'était effrayant, c'était même contre-nature, cet effet qu'avait produit sur lui le vocable reginglette. »

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Une périlleuse quête


Macabre découverte mardi dans le centre-ville de Nantes. Une octogénaire a été retrouvée morte par sa femme de ménage, au fond d'un puits situé dans le jardin de sa demeure cossue. À son arrivée sur les lieux, la femme de ménage n'a pas trouvé sa patronne. La maison était fermée, sans trace de désordre. L'employée a en revanche remarqué que la grille du puits du jardin était déplacée. C'est alors qu'elle a aperçu le corps de l'octogénaire au fond de l'excavation. La vieille dame vivait seule. Le parquet de Nantes a demandé une autopsie afin d'éclaircir les circonstances du décès. Aucune piste n'est privilégiée pour l'instant.

À une époque, se jeter dans un puits était une méthode de suicide très répandue, en particulier chez les femmes. On prétendait aussi que la vérité se trouvait « au fond du puits ». Or l'octogénaire nantaise, au dire de son employée, était férue d'idéalisme fichtéen ; et il se trouve que Johann Gottlieb Fichte, dans son Essai sur la stimulation et l'accroissement du pur intérêt pour la vérité, affirme que la visée humaine de vérité est « une pulsion originaire qui hérite des caractères empiriques qu'on attribue habituellement à la curiosité, dans son manque de retenue, et son absence de pudeur ». Alors ? Est-on face à un suicide ? à une recherche de la vérité qui a mal tourné ? C'est ce que les enquêteurs devront déterminer. (Le Dauphiné, 20 décembre 2017)

(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Interlude

Jeune fille lorgnant les Exercices de lypémanie de Marcel Banquine

Tchernoziom


Ceux qui de naissance paraissent destinés à se détruire — exempli gratia, le poëte Nerval — tirent parfois de leur pachyméninge une terre noire, bitumineuse et inflammable, qui, mise en un monceau et arrosée par l'idée du Rien, non seulement s'échauffe à un point extraordinaire, mais jette encore de la fumée, et quelquefois même de la flamme. Alors naissent des œuvres à la fois lumineuses et profondes telles qu'Aurélia ou Les Filles du feu.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Panique


« Observant le réel par le vasistas de mon cagibi, je relève de nombreux indices qui m'amènent à conclure, comme Gragerfis, que ce monde est un "monde de néant". Aussitôt, je ressens la panique de l'homme mortel qui de tout son corps cherche quoi que ce soit de solide où se pendre. »

(Raymond Doppelchor, La Suave idée du Rien)

Différence de moyens


Comme Rascar Capac dans le cauchemar de Tintin, l'homme du nihil est un « mort vivant ».

Mais quand le prince inca lance de relativement inoffensives boules de cristal sur le vulgum pecus, l'homme du nihil, lui, se sert d'aphorismes hyperacides et contondants qu'il projette sur l'omnitude pour la concasser et en faire « la forme apologétique du suicide compulsif ».


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Épilepsie


En 1914, alors que toute la jeunesse allemande est sous les drapeaux, Heidegger est réformé pour raison de santé. Il a envisagé divers moyens pour échapper à ses obligations militaires — il refuse d'aller « faire le zouave » (Ich will die Zuave nicht machen), écrit-il dans une lettre à Husserl — et pensait d'abord s'en tirer grâce à un panaris providentiel, mais il a préféré « assurer le coup » en se faisant délivrer par son médecin de famille un certificat le déclarant « fragile du Dasein » et même épileptique.

C'est en lisant une biographie de Dostoïevski qu'il a eu l'idée de ce stratagème. Il a découvert peu de temps auparavant les romans du « penseur souterrain », qui l'ont fortement impressionné. « L'œuvre de ce Russe est d'un pathétique saisissant », note-t-il dans son journal.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Interlude

Jeune femme lisant la Nostalgie de l'infundibuliforme de Robert Férillet

Empirisme logique


« L..., âgé de 55 ans, saltimbanque et marchand de cigare, entre à Bicêtre le 15 mai 1860.

Cet homme se livre depuis longtemps à des excès de vin et d'eau-de-vie, et chaque fois qu'il a bu plus que de coutume, il offre un tremblement des mains très caractérisé. Condamné à un mois de prison, il se trouve à peine en liberté qu'il s'abandonne à de nouveaux excès : bientôt, agitation maniaque, hallucinations de la vue, panophobie ; il voit des voleurs qui courent après lui, des assassins qui le menacent, et commet des extravagances.

Puis au bout de quatre jours, son délire se transforme ; il soutient que la réalité n'est rien qui se conçoive seulement "phénoménalement" ou comme le corrélat d'une intuition. Elle n'a, d'après lui, aucun caractère spécifique d'immanence à la conscience, mais constitue une forme d'en soi qui englobe autant les vécus psychiques que les choses et les relations entre choses. Il dit que "l'ordre des contenus de conscience dans l'espace et dans le temps est en même temps le moyen par lequel nous apprenons à déterminer l'ordre transcendant des choses qui se trouvent au-delà de la conscience" ; et que "cette mise en ordre est le pas essentiel qui conduit à la connaissance de ces choses".

Vers la fin de 1860, le délire philosophique diminue progressivement : le malade passe à la ferme Sainte-Anne où il travaille en plein air ; il est doux, facile à conduire, raisonnant assez bien ; conservant toute la netteté de sa parole, mais un peu indifférent et apathique. Dans le courant de janvier 1861, les hallucinations disparaissent, il n'existe plus aucune trace d'idées relatives à la théorie de la connaissance. Le malade sourit lorsqu'on les lui rappelle et les attribue au trouble de son esprit ; il affirme qu'il est guérit, promet d'être plus sobre à l'avenir, et réclame instamment sa sortie, qui lui est accordée le 28 février. » (Jules Baillarger, Des symptômes de la paralysie générale et des rapports de cette maladie avec la folie, Paris, Delahaye, 1869)


(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Généalogie du nietzschéisme


Entendre  jour et nuit résonner à son oreille les paroles terribles : « Écoutez, ossements desséchés, écoutez la parole de l'Éternel ! » 1... N'y a-t-il pas là de quoi devenir complètement « maboul » et concevoir des théories telles que celles de l'« Éternel retour » et du « Surhomme » ?

1. Ézéchiel, 37 : 4.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Mémento


Se procurer une corde ou un immeuble.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Bassesse insigne de l'humain


Il n'est pas de canaillerie à laquelle ne se prête le monstre bipède. C'est sans scrupule qu'il répandra, dans l'emplacement des foires, du foie de loup en boulettes pour effrayer les chevaux, les bêtes à cornes, et profiter des culbutes pour voler les chalands.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

lundi 30 juillet 2018

Interlude

Jeune femme lisant Prière d'incinérer. Dégoût de Luc Pulflop

Mai


Le monde semble si beau, quand le printemps est venu l'habiller de fête, qu'il a mis aux marronniers leurs candélabres fleuris, éveillé dans les branches le gazouillis des pinsons et des fauvettes, dans les allées les rires frais et les jeux de l'enfance, allumé la joie dans les regards qui brillent ! On jouit du présent, on arrange à sa guise un avenir heureux, on oublie le passé !

Dans une telle atmosphère, iI faut être un neurasthénique renforcé pour songer à l'annihilation de son Moi. Le poète suisse Francis Giauque en était un et, peu impressionné par les gazouillis, les candélabres fleuris et tutti quanti, se donna la mort dans la nuit du 12 au 13 mai 1965 en s'immergeant dans le lac de Neuchâtel. Sa vie avait, on ne sait pourquoi, basculé dans un sentiment de douleur, de solitude et d'asphyxie intérieure et était restée, malgré plusieurs séjours dans des asiles d'aliénés, obstinément désaxée. Gragerfis, qui goûtait fort son recueil Parler seul, le range dans la catégorie des « poëtes maudits de Suisse romande ».


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Élément primitif


En algèbre, le théorème de l'élément primitif est un des théorèmes de base de la théorie des corps. Il stipule que toute extension finie séparable est simple, c'est-à-dire engendrée par un seul élément, appelé élément primitif.

Selon Thalès, cet élément primitif était l'eau, en quoi il résolvait toute chose. Le poëte Mallarmé était plutôt d'avis que tout dans le monde se ramène au vocable.  L'homme du nihil, lui, fonde sa théorie des corps, et notamment des corps humains, sur le dégoût, sentiment qui, s'il faut l'en croire, est « premier » et précède toute analyse raisonnée du phénomène appelé « monstre bipède ». Mais est-ce là un « élément », et peut-on fonder quoi que ce soit là-dessus, si ce n'est une existence solitaire et pleine d'acrimonie?


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Intelligence métaphysique du monde


À la question de savoir quelle est la voie d'accès à l'intelligence métaphysique du monde, le suicidé philosophique répond « le taupicide ». Certes, en tant que représentation, le taupicide est un simple phénomène, mais il est aussi un formidable développateur du Rien. Comme tel, il permet à l'étant existant de fusionner avec le Grand Indéfini d'Anaximandre ou — cela revient plus ou moins au même — avec l'Un plotinien, et ce faisant, le Dasein comprend enfin — métaphysiquement ! — le monde.

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Envoûté ?


Mais quelle idée a traversé l'esprit du curé de Morlaix, dans le Finistère ? Alors qu'il assurait l'office religieux dans l'église Saint-Melaine le jeudi 13 dans la soirée, l'homme de 35 ans, d'origine africaine, est brusquement sorti de l'édifice avant d'accomplir un geste fou.

Il a en effet couru jusqu'au viaduc ferroviaire qui passe en plein cœur de la ville. Là, il enjambe sans hésitation la rambarde de sécurité avant de se jeter brusquement dans le vide. Sa chute libre de quinze mètres ne l'a malgré tout pas tué. Conscient au moment de l'arrivée des secours, il souffre de multiples fractures et a été transporté à l'hôpital par les pompiers, où il a subi une intervention chirurgicale ce vendredi 14 dans la matinée. Ses jours ne sont maintenant plus en danger.

La communauté paroissiale est perplexe face à un tel geste. Selon l'évêché de Quimper, ce prêtre n'était pas connu pour des problèmes psychologiques particuliers. 


Toutefois, d'après un témoin qui a tenu à rester anonyme, le religieux pensait avoir été envoûté lors d'un récent séjour au Gabon. « Il luttait jour et nuit contre des démons et persécuteurs de toutes sortes. Il se disait exposé aux maléfices de puissances occultes ; à l'aide de batteries cachées, on lui envoyait des secousses, des décharges électriques ; on aimantait ses cheveux, ses yeux, ses dents et sa langue ; on lui faisait respirer des poudres invisibles et des "atmosphères Lafarge" ; on le plaçait pendant son sommeil sous une grande machine pneumatique ; on le faisait vivre au milieu d'odeurs malsaines ; on contaminait son linge de corps, et cetera, et cetera. » (France Soir, 14 octobre 2016)

(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Interlude

Jeune fille lisant l'Océanographie du Rien de Raymond Doppelchor

D'une chose à l'autre


On lit Scot Érigène, on passe de l'apophatisme à la poésie de Li Po, on s'accoutume peu à peu à ne voir en la sensation qu'une « hallucination vraie » et, pour peu que l'on possède un revolver ou du poison, on cède bientôt à l'invite d'un néant sacculiforme.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Un Népalais « ficelle »


Le jeu de ficelle est un jeu qui se joue avec une ficelle en boucle et dont le but est de créer toutes sortes de figures : des animaux, des maisons, etc.

Dans Tintin au Tibet, le chef de l'aérodrome de Katmandou, auquel Tintin et Haddock sont venus demander des informations avant de partir à la recherche de Tchang, joue au jeu de ficelle mais avec un élastique ! Comme on pouvait s'y attendre, l'élastique casse et lui cingle douloureusement le nez — qu'il a très proéminent —, ce qui déclenche l'hilarité du capitaine Haddock.

Avec le gitan Matéo des Bijoux de la Castafiore, ce personnage est l'un des plus odieux des Aventures de Tintin. Il incarne à la fois la bêtise satisfaite d'elle-même et l'enivrement administratif.


Courroucé par l'attitude de ce prétentieux imbécile, le capitaine Haddock envisage un moment de le faire conduire en place publique dans un tombereau, nus pieds, nue tête et en chemise, pour y être rompu vif et jeté subito presto dans un bûcher ardent. Mais il y renonce sur les instances de Tintin, pressé d'aller secourir son ami Tchang : « Nous n'avons pas de temps à perdre, Capitaine ! »

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Un séjour inhumain


Chez Spinoza, l'existence humaine s'apparente à un « magma », ou encore à un « margouillis ». Ce « magma » — ou ce « margouillis » — d'apparence uniformément désolée inspire à l'étant existant des sentiments mélancoliques et même de l'horreur. — Rien d'étonnant, donc, si la première pensée de qui ouvre l'Éthique ou le Traité de la réforme de l'entendement est celle de se détruire.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Signer (Stephen Dixon)


Ma femme meurt. Me voilà seul. J'embrasse ses mains, et quitte la chambre d'hôpital. Un infirmier me court après dans le couloir :
— Est-ce que vous voulez remplir dès maintenant les formalités concernant la défunte ?
— Non.
— Alors qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse du corps ?
— Brûlez-le.
— Ce n'est pas notre métier.
— Donnez-le à la science.
— Il faut que vous signiez les documents légaux.
— Donnez-les-moi.
— Il faut les établir, ça va prendre un certain temps. Vous ne voulez pas patienter dans la salle d'attente ?
— Je n'ai pas le temps.
— Et ses affaires de toilette, sa radio, ses vêtements ?
— Il faut que j'y aille.
— Mais enfin, cher monsieur, dans Mort et survie, Max Scheler, à propos de ce qui advient après la mort, défend la thèse d'une indépendance « essentielle » de la personne par rapport à l'organisme (cellules, viscères, et cetera) !
— Ce n'est pas mon business.
J'appelle l'ascenseur.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Interlude

Jeune fille lisant les Pensées rancies et cramoisies de J. Zimmerschmühl

Pense-bête


Se procurer un violoncelle ou du poison.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Chant du départ


À l'exemple d'Érostrate, qui improvisait des cantilènes sous les portiques de l'édifice même qu'il allait anéantir, le suicidé philosophique aime à vocaliser au moment de se brûler la cervelle, convaincu qu'il est que la musique est une des plus heureuses conquêtes du génie de l'homme et rapproche le plus cet « exilé de l'infini » de sa véritable patrie : le Rien.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Caractère dépressif du Moi


« J'appris un jour, par un ami intime du Moi, que son caractère tyrannique, son débraillé, son insupportable jactance, dissimulaient une profonde tristesse. Il avait confié à cet ami que lorsqu'il traversait la Seine, en revenant de Condorcet, il avait envie de se jeter à l'eau ! »

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Désespoir kierkegaardien


« En rêvait-il assez de ce domaine de 43 hectares riche d'un vignoble réputé de premiers crus de vins de Chablis ! Mais cette propriété appartenait à son épouse, Josyane, 48 ans, qui la tenait de son père, l'infatigable créateur du domaine de Oliveira, plusieurs fois récompensé pour la qualité de ses vins.

Jacky Chatelain, l'ex-mari de Josyane, est aujourd'hui accusé d'avoir empoisonné sa femme pendant plusieurs mois avec des cristaux d'arsenic provenant d'un insecticide agricole, le Pyral. Il a été arrêté par la police judiciaire d'Auxerre et a avoué. Trois fois par semaine, il versait une dose de poison dans le repas du soir. Il a été mis en examen pour "tentative d'empoisonnement". Il risque trente ans de réclusion. 


"Un homme désespéré", selon son avocat, Me Bernard Revest. "Comme le malheureux décrit par le penseur danois Søren Kierkegaard, il a formé d'abord une abstraction infinie de son Moi, mais ce Moi est devenu à la fin si concret qu'il lui est tout bonnement impossible d'être éternel de la sorte ; cependant, en son désespoir, il veut être lui-même. Ô vanité ! ô néant ! ô aveuglement étrange des hommes, gloriatur in malitia sua !" » (Le Parisien, 23 mars 2009)

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)


dimanche 29 juillet 2018

Interlude

Jeune fille ravie d'avoir enfin trouvé Georges Sim et le Dasein de Maurice Cucq

La Cambuse : deux ans d'initiative citoyenne


« Voilà maintenant plus de deux ans qu'a été créée, à Portet-sur-Garonne, l'association d'initiatives citoyennes "La Cambuse", installée dans une ancienne demeure qui appartenait à une vieille figure locale, Joseph Borieu, célèbre pour ses apports à l'existentialisme cévenol 1.

Aujourd'hui, sous ce nom de "Cambuse", c'est un lieu de vie et d'échanges ouvert à tous. Les responsables, autour de Mathilde Balty, ont transformé et aménagé la demeure et en ont fait un endroit chaleureux de rencontres et de convivialité. Dans cet espace citoyen, les adhérents peuvent se livrer à toutes sortes d'activités grâce aux ateliers intergénérationnels, créatifs et interculturels, partager des moments de loisir autour du jeu, de la danse et de la musique, mais aussi s'initier à la pratique de l'homicide de soi-même en puisant dans une riche bibliothèque comportant notamment les œuvres des "suicidés philosophiques de Suisse romande", Edmond-Henri Crisinel, Francis Giauque et Jean-Pierre Schlunegger.

À l'étage, se trouve un espace très feutré où les adhérents peuvent débattre, s'investir et travailler avec des excréments de cervidé. Ils peuvent aussi faire montre de leur dextérité manuelle en élaborant des meubles à partir de palettes. C'est du plus bel effet et d'une grande innovation !


La découverte de la ville de Portet et de ses richesses fait également partie des activités de cette association. Ainsi, dernièrement, une poignée de nouveaux Portésiens a pu explorer le vieux Portet grâce à un ancien de la commune, Mimile, toujours prêt à "faire le couillon" et, en bon disciple de Joseph Borieu, à montrer à l'omnitude son "fondement de l'historialité du Dasein". » (La Dépêche, 5 août 2017)

1. Il a notamment introduit le concept d'« être-pour-le-pélardon ».

(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

Rumination nihilique


Penser, c'est ressasser l'impossibilité d'exister, au dire de Max Brod (Biographie von Heinrich Heine). Parfois, ce ressassement dégénère en une frénésie d'autodestruction, et c'est le drame. Le soir du 17 octobre 1910, alors qu'il vient de mettre le point final à son mémoire sur les concepts de persuasion et de rhétorique chez Platon et Aristote, le philosophe italien Carlo Michelstaedter se tire une balle dans la tête, à l'âge de vingt-trois ans. Les raisons de son geste n'ont jamais été élucidées, mais certains amateurs de mélodrame ont émis l'hypothèse qu'il était « mort au contact de l'œuvre qu'il avait produite parce que cette œuvre représentait une intensification de son Moi ». Dans son Journal d'un cénobite mondain, Gragerfis le qualifie de « penseur inactuel ».

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Débuts en fanfare


En 1913, Heidegger, qui s'est remis au bugle, répète assidûment la Marche d'entrée des Boyards de Johan Halvorsen. Il écrit aussi sa thèse de doctorat en philosophie, Doctrine du jugement dans le psychologisme, sous la direction d'Artur Schneider.

À l'occasion de ce travail, il lui apparaît que la question de la vérité ne peut trouver son lieu privilégié dans l'analyse du jugement, pas plus qu'il n'est possible d'appréhender prioritairement l'être dans sa fonction de copule. Il convient plutôt de considérer l'être dans son aspect véritatif ou, mieux dit, sa fonction d'avération.

La démarche de Heidegger consistera dès lors à mettre en évidence l'articulation première de la signifiance ou de la significabilité qui est directement liée à l'être-au-monde, non pas « hors langue » ou antérieurement à la langue, mais à travers un type originel de « discursivité » — la Rede — qui n'a pas besoin de s'exprimer en « mots » ni en « phrases 
» mais peut se satisfaire de simples grognements ou de borborygmes. Le poëte illuminé Antonin Artaud fera plus tard son « fonds de commerce » de cette Rede heideggérienne, usant et abusant de la glossolalie. Par ailleurs, il ira jusqu'à prétendre, contre tout bon sens, que le peintre Van Gogh a été « suicidé par la société » !

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Un malotru


Les coolies népalais sont une véritable plaie pour le promeneur solitaire. Il y a d'abord celui, coiffé d'un genre de fez, à l'air passablement ahuri, qui met son balancier dans l'œil du capitaine Haddock. Mais surtout, il y a cet odieux personnage laid comme un ouaouaron, vêtu d'un slip kangourou beaucoup trop grand pour lui, et qui porte sur son dos un énorme ballot retenu par une courroie qui lui scie le front. Il percute de plein fouet le pauvre capitaine et l'« engueule comme du poisson pourri » tout en grimaçant comme un diantre.

Comme le « monstre bipède » est pénible, et comme Schopenhauer avait raison de nous mettre en garde comme l'imbuvable « autrui » !

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Interlude

Jeune fille lisant le Monocle du colonel Sponsz (trad. russe par Ivan Smirnov)

Page de journal


« 26 novembre (après-midi). Je referme les Quæstiones Quodlibetales de Duns Scot. Aucun doute n'est plus permis. L'haeccéité est bien l'actualité ultime qui confère aux étants leur singularité. Il ne reste plus qu'à se pendre. »

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Le plus grand scandale


Pour « l'homme de la Nature et de la Vérité », l'homicide de soi-même constitue une énigme : il trouve quelque chose de cruel, de « sadique », dans cette forme d'expression vertigineuse. Mais ce qui met le comble à son irritation, c'est qu'elle dévoile le Rien par la modalité aléthique du possible, qu'elle utilise l'accessoire — revolver, corde de violoncelle, flacon de taupicide — pour traduire le nécessaire, et la circonstance adventice — proximité d'un puits, d'un immeuble élevé, d'un précipice — pour toucher l'universel.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Un artiste protéiforme


Vers-libriste du néant, aquafortiste du vide... et contrapuntiste du suicide.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Approximation diophantienne


En théorie des nombres, l'approximation diophantienne traite de l'approximation des réels par des nombres rationnels. Il est en effet possible d'approcher tout nombre réel par un rationnel avec une précision arbitrairement grande.

Cette propriété permet de déterminer à coup sûr si une chose est irrationnelle, par exemple la peur panique, incontrôlable, d'entendre proférer le vocable reginglette, ou — cas moins évident à trancher et qui nécessite l'emploi de fractions continues — l'envie irrépressible de se jeter dans un puits busé ou sous un train lancé à vive allure.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Interlude

Veronica Lake lisant l'Apothéose du décervellement de Francis Muflier

Conte immoral


L'homme du nihil, malgré son scepticisme radical et final qui ne reconnaît pas de support à l'univers, s'évertue fébrilement à découvrir « le fin mot de l'histoire ». Hélas ! Ce n'est pas la vérité qu'il trouve cachée au fond du puits, mais le cadavre de Philogène, l'infidèle Philogène, que son assassin Passereau y a jeté !

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Drame bernanosien


Le curé de Sainte-Mère-Église (Manche), retrouvé mort près de sa voiture mercredi soir, se serait en fait suicidé, selon les premiers éléments de l'enquête. Ce prêtre, qui a laissé une lettre dont le contenu n'a pas été révélé, ne présentait aucun signe de maladie et était « très apprécié », selon le diocèse de Coutances. « L'enquête a conclu à une mort volontaire », a indiqué Anne Jacquemot, chargée de communication du diocèse.

Ordonné prêtre en 2005, Emmanuel S., 50 ans, était le curé de la paroisse de Sainte-Mère-Église depuis septembre 2013. Le suicide d'un prêtre est « rare, celui-ci est incompréhensible », explique Daniel Jamelot, vicaire épiscopal du diocèse de Coutances, qui évoque toutefois à mots couverts la lourdeur de la charge d'un curé.

Pour l'heure, l'hypothèse privilégiée par les enquêteurs est que le prêtre se soit laissé submerger par cette « tristesse selon Dieu qui opère le salut par la pénitence ». Frappé d'acédie foudroyante, il aurait alors été incapable de « reprendre pied ». (Le Parisien, 21 décembre 2013)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Un engouement énigmatique


L'année 1875 est surtout connue pour avoir vu naître le mathématicien Henri Lebesgue, destiné à révolutionner le calcul intégral par sa théorie qui permet de rechercher des primitives pour des fonctions « irrégulières » considérées jusqu'alors comme réfractaires à toute intégration. Mais elle est aussi le moment où le banquier François Brocard montre une première marque d'intérêt pour le thermalisme auvergnat. Il fonde avec diverses personnalités — André Monnier, le maire de Clermont-Ferrand, M. Ledru, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, M. Montlouis, directeur du journal Le Moniteur, et cetera, et cetera — la Compagnie des Eaux Minérales de La Bourboule et en devient le vice-président.

Comme beaucoup de choses que l'homme ne peut comprendre — la mortalité de l'être mortel, l'haeccéité, la temporalité du temps, pour n'en citer que quelques-unes — les raisons particulières de cet intérêt de l'homme d'affaires jurassien pour le thermalisme de La Bourboule sont enveloppées d'un profond mystère. Mais peut-être cette énigme, comme celle de l'haeccéité, est-elle un gouffre qu'il est préférable de ne pas trop sonder...


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Estranglement du Moy


« Après que le Moy eust esté traité inutilement par douces paroles, on agit avec lui par d'autres qui estoient rigoureuses. Mais oncques, pour chose qu'on lui sceust ou peust dire, il ne voulut jamais retirer et despartir de son mauvais courage et malheureux propos ; parquoy ledit Doppelchor en conceut hayne mortelle contre lui ; et la commune renommée estoit qu'il fut par l'ordre dudit Doppelchor estranglé une nuit par deux compagnons avec deux touailles torses. On imputa sa mort au sire de Montauban, qui le gardoit. »

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

samedi 28 juillet 2018

Interlude

Jeune fille lisant Philosopher tue de Jean-Guy Floutier

Bergson et le néant


« M. Pinel cite dans le Traité de la manie l'exemple d'un fanatique qui, voulant purifier les hommes par le baptême de sang, commence par égorger ses enfants, et allait faire subir le même sort à sa femme, si elle n'avait fui. Seize ans après, la veille de Noël, il égorge deux aliénés renfermés avec lui à Bicêtre, après avoir frappé le surveillant ; "et il eût, ajoute M. Pinel, égorgé tous les habitants de l'hospice si l'on n'eût arrêté les efforts de sa fureur homicide, tant il était ulcéré  par l'affirmation de Bergson disant que le néant n'est qu'un pseudo-concept sans essence ou une simple contre-possibilité de l'être affirmé". » (Jean-Étienne Esquirol, Note sur la monomanie homicide, Paris, J.-B. Baillière, 1827)

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

L'évadé (Georges Simenon)


Le tout premier grincement eut lieu le lundi 2 mai, à huit heures du matin.
À huit heures moins cinq, comme d'habitude, la cloche du lycée de garçons avait sonné et les élèves épars dans la cour pavée de briques rouges s'étaient groupés en longues files devant les classes.
Tout à gauche, du côté du château d'eau, s'alignaient les petits de septième et de sixième, rouges encore et ébouriffés d'avoir couru. À mesure que l'on avançait vers la droite, on rencontrait de plus grands garçons et les derniers, en costume d'homme, avaient des voix rauques et une ombre de moustache aux lèvres.
Les rayons du soleil étaient pointus, l'air vif. On devinait, vers les remparts, la rumeur cuivrée d'une musique militaire et les sirènes annonçaient que c'était l'heure de la marée et que les bateaux de pêche, en file indienne, quittaient le port de La Rochelle.
La minute était quasi rituelle. Devant chaque porte, une file de garçons patientait. Et les professeurs, encore groupés l'instant d'avant, se serraient la main, gagnaient la tête d'une colonne.
Chaque professeur a son tempo à lui. Certains arrivent tête baissée, marchent droit à la porte de la classe et s'effacent pour laisser entrer les élèves sans même les voir.
D'autres, qui s'avancent lentement, savourent cette prise de possession quotidienne, observent les enfants un à un, font claquer le pouce et l'index pour mettre la colonne en marche.
Peu à peu, la cour se vide. Les portes se referment les unes après les autres...
Or, ce jour-là, les élèves de quatrième B restèrent seuls dehors, frémissant déjà à l'espoir d'un imprévu. J.P.G., le professeur d'allemand qui devait leur faire la classe du matin, n'était pas arrivé.
La tenue de la colonne s'en ressentit. Le rang fut moins droit, puis plus droit du tout. Des rires succédèrent aux murmures. Le surveillant, qui, de l'autre bout de la cour, avait flairé quelque chose, se mit en marche, sa tête rousse flambant au soleil, mais il n'eut pas le temps d'arriver.
J.P.G. surgissait déjà par l'entrée des professeurs, la serviette sous le bras, l'œil plus farouche que jamais, les moustaches plus sombres. Il marchait à grands pas et il arriva cette chose inouïe qu'il dépassa la colonne, comme s'il eût oublié que, ce jour-là, c'était à la quatrième B qu'il donnait son cours. 
Il venait d'être victime de ce que Heidegger nomme la « résolution devançante », qui se caractérise comme le fait de « se projeter en silence et en s'exposant à l'angoisse sur l'être-en-faute le plus propre » !

(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)