« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
mardi 31 juillet 2018
Les rescapés du Télémaque (Georges Simenon)
Les mêmes causes produisent les mêmes effets et l'arrivée d'un bateau dans un port est précédée d'un certain nombre d'allées et venues invariables, le bateau fût-il, comme dans le cas présent, un chalutier de Fécamp armé à la pêche au hareng.
Cela ne vaudrait donc pas la peine d'en parler si un détail, cette fois, n'avait été différent.
Bien entendu, on connaissait l'arrivée du Centaure alors qu'il ne paraissait pas à l'horizon. Il ne faisait pas tout à fait jour. Il ne faisait plus nuit non plus. Le bateau, là-bas, dans les houles, promenait à bout de mât son fanal terni par le matin. Et, derrière les volets non ouverts du Café de l'Amiral, les lampes étaient éclairées, les chaises et les tables empilées, un seau noirâtre au beau milieu des dalles.
— Dépêche-toi, que le Centaure sera là dans moins d'une heure ! disait Jules, le patron, à Babette, la servante.
Babette, à genoux, les pieds sortant sans cesse de ses sabots, le tablier mouillé moulant ses hanches étroites, promenait sur le sol un torchon gluant d'eau sale.
— Oh, ces bonnes femmes ! grommela Jules. Décidément, Weininger a raison : la femme ne peut concevoir ce qu'est le sujet transcendantal, ni les concepts purs, encore moins les catégories de l'esprit. Elle est l'être de l'instant, elle ne connaît pas l'éternité. Elle n'est pas immorale, mais amorale. Elle ne fait la différence entre le bien et le mal qu'en fonction de sa préoccupation propre. Elle reste étrangère à toute considération générale, étant incapable d'y accéder intellectuellement. La femme est imperméable à toute métaphysique, cré bon diousse ! Et en plus, elle est « sous le joug du phallus » !
Babette, apparemment indifférente, continuait à frotter.
(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)
Atomisme puéril
Le philosophe Lucrèce, le plus illustre disciple d'Épicure, prétendait que « si n'existait ce que nous appelons le vide, la réalité entière serait solide, si au contraire il n'y avait certains corps remplissant les lieux qu'ils occupent, tout ne serait que vide ». Or effectivement, tout n'est que vide, et il n'est pas nécessaire d'« être sorti de Saint-Cyr » pour constater que ce monde est un monde de néant.
On voit donc que dans l'histoire de la philosophie, Lucrèce tient le rôle de « ravi de la crèche ». Il lève les bras au ciel en signe d'émerveillement devant tout ce qu'il ne comprend pas (le Rien) comme fait le véritable ravi devant le mystère de la nativité. Sa joie est démonstrative et communicative, il prête à rire avec ses bras en l'air, sa barbe rousse et sa tête d'étonné. Autrefois, on disait que chaque village avait son « idiot », son « fada » — qui signifie « possédé par les fées ». Lucrèce est le « fada » de la philosophie. Il n'apporte rien sauf sa joie, il ouvre son cœur, et nous montre le chemin du bonheur dans la simplicité.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Vos gueules là-dedans !
« Ulcéré par le continuel brouhaha de l'étant, je décidai de donner pour principe à toute chose la mer et le silence, suivant ainsi l'exemple de Valentin, le gnostique désossé. »
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Idiosyncrasie des variétés riemanniennes complètes
Le théorème de Synge, démontré par John Lighton Synge en 1936, est un résultat classique de géométrie riemannienne sur la topologie d'une variété riemannienne complète à courbure positive. Il constitue une application de la formule de la variation seconde. Il considère une variété riemannienne complète M de dimension paire et de courbure sectionnelle strictement positive et stipule que :
– si M est orientable alors elle est simplement connexe ;
– sinon, son groupe fondamental est Z / 2 Z.
Force est de reconnaître que, pour le vulgum pecus, tout ceci est des plus abscons, et l'on comprend pourquoi les amis du mathématicien le surnommaient « le vilain Synge » !
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Reginglette
« Poils hérissés, jambes écartées, l'homme du nihil s'est planté au milieu de la pièce et a commencé à hurler ; dans ses yeux révulsés se lisait toute la terreur d'un nègre en transes. Dédaignant le verre d'eau qu'on lui offrait, il s'est précipité vers la porte et s'est mis à la renifler désespérément, comme s'il attendait quelqu'un. C'était effrayant, c'était même contre-nature, cet effet qu'avait produit sur lui le vocable reginglette. »
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Une périlleuse quête
Macabre découverte mardi dans le centre-ville de Nantes. Une octogénaire a été retrouvée morte par sa femme de ménage, au fond d'un puits situé dans le jardin de sa demeure cossue. À son arrivée sur les lieux, la femme de ménage n'a pas trouvé sa patronne. La maison était fermée, sans trace de désordre. L'employée a en revanche remarqué que la grille du puits du jardin était déplacée. C'est alors qu'elle a aperçu le corps de l'octogénaire au fond de l'excavation. La vieille dame vivait seule. Le parquet de Nantes a demandé une autopsie afin d'éclaircir les circonstances du décès. Aucune piste n'est privilégiée pour l'instant.
À une époque, se jeter dans un puits était une méthode de suicide très répandue, en particulier chez les femmes. On prétendait aussi que la vérité se trouvait « au fond du puits ». Or l'octogénaire nantaise, au dire de son employée, était férue d'idéalisme fichtéen ; et il se trouve que Johann Gottlieb Fichte, dans son Essai sur la stimulation et l'accroissement du pur intérêt pour la vérité, affirme que la visée humaine de vérité est « une pulsion originaire qui hérite des caractères empiriques qu'on attribue habituellement à la curiosité, dans son manque de retenue, et son absence de pudeur ». Alors ? Est-on face à un suicide ? à une recherche de la vérité qui a mal tourné ? C'est ce que les enquêteurs devront déterminer. (Le Dauphiné, 20 décembre 2017)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Tchernoziom
Ceux qui de naissance paraissent destinés à se détruire — exempli gratia, le poëte Nerval — tirent parfois de leur pachyméninge une terre noire, bitumineuse et inflammable, qui, mise en un monceau et arrosée par l'idée du Rien, non seulement s'échauffe à un point extraordinaire, mais jette encore de la fumée, et quelquefois même de la flamme. Alors naissent des œuvres à la fois lumineuses et profondes telles qu'Aurélia ou Les Filles du feu.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Panique
« Observant le réel par le vasistas de mon cagibi, je relève de nombreux indices qui m'amènent à conclure, comme Gragerfis, que ce monde est un "monde de néant". Aussitôt, je ressens la panique de l'homme mortel qui de tout son corps cherche quoi que ce soit de solide où se pendre. »
(Raymond Doppelchor, La Suave idée du Rien)
Différence de moyens
Comme Rascar Capac dans le cauchemar de Tintin, l'homme du nihil est un « mort vivant ».
Mais quand le prince inca lance de relativement inoffensives boules de cristal sur le vulgum pecus, l'homme du nihil, lui, se sert d'aphorismes hyperacides et contondants qu'il projette sur l'omnitude pour la concasser et en faire « la forme apologétique du suicide compulsif ».
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Épilepsie
En 1914, alors que toute la jeunesse allemande est sous les drapeaux, Heidegger est réformé pour raison de santé. Il a envisagé divers moyens pour échapper à ses obligations militaires — il refuse d'aller « faire le zouave » (Ich will die Zuave nicht machen), écrit-il dans une lettre à Husserl — et pensait d'abord s'en tirer grâce à un panaris providentiel, mais il a préféré « assurer le coup » en se faisant délivrer par son médecin de famille un certificat le déclarant « fragile du Dasein » et même épileptique.
C'est en lisant une biographie de Dostoïevski qu'il a eu l'idée de ce stratagème. Il a découvert peu de temps auparavant les romans du « penseur souterrain », qui l'ont fortement impressionné. « L'œuvre de ce Russe est d'un pathétique saisissant », note-t-il dans son journal.
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Empirisme logique
« L..., âgé de 55 ans, saltimbanque et marchand de cigare, entre à Bicêtre le 15 mai 1860.
Cet homme se livre depuis longtemps à des excès de vin et d'eau-de-vie, et chaque fois qu'il a bu plus que de coutume, il offre un tremblement des mains très caractérisé. Condamné à un mois de prison, il se trouve à peine en liberté qu'il s'abandonne à de nouveaux excès : bientôt, agitation maniaque, hallucinations de la vue, panophobie ; il voit des voleurs qui courent après lui, des assassins qui le menacent, et commet des extravagances.
Puis au bout de quatre jours, son délire se transforme ; il soutient que la réalité n'est rien qui se conçoive seulement "phénoménalement" ou comme le corrélat d'une intuition. Elle n'a, d'après lui, aucun caractère spécifique d'immanence à la conscience, mais constitue une forme d'en soi qui englobe autant les vécus psychiques que les choses et les relations entre choses. Il dit que "l'ordre des contenus de conscience dans l'espace et dans le temps est en même temps le moyen par lequel nous apprenons à déterminer l'ordre transcendant des choses qui se trouvent au-delà de la conscience" ; et que "cette mise en ordre est le pas essentiel qui conduit à la connaissance de ces choses".
Vers la fin de 1860, le délire philosophique diminue progressivement : le malade passe à la ferme Sainte-Anne où il travaille en plein air ; il est doux, facile à conduire, raisonnant assez bien ; conservant toute la netteté de sa parole, mais un peu indifférent et apathique. Dans le courant de janvier 1861, les hallucinations disparaissent, il n'existe plus aucune trace d'idées relatives à la théorie de la connaissance. Le malade sourit lorsqu'on les lui rappelle et les attribue au trouble de son esprit ; il affirme qu'il est guérit, promet d'être plus sobre à l'avenir, et réclame instamment sa sortie, qui lui est accordée le 28 février. » (Jules Baillarger, Des symptômes de la paralysie générale et des rapports de cette maladie avec la folie, Paris, Delahaye, 1869)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Généalogie du nietzschéisme
Entendre jour et nuit résonner à son oreille les paroles terribles : « Écoutez, ossements desséchés, écoutez la parole de l'Éternel ! » 1... N'y a-t-il pas là de quoi devenir complètement « maboul » et concevoir des théories telles que celles de l'« Éternel retour » et du « Surhomme » ?
1. Ézéchiel, 37 : 4.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Bassesse insigne de l'humain
Il n'est pas de canaillerie à laquelle ne se prête le monstre bipède. C'est sans scrupule qu'il répandra, dans l'emplacement des foires, du foie de loup en boulettes pour effrayer les chevaux, les bêtes à cornes, et profiter des culbutes pour voler les chalands.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
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