mardi 17 mars 2020

Torture par le vocable


Ressentant violemment l'agression du « monstre bipède » et de la « réalité empirique », persuadé, alors que sa vie est parfaitement pure, qu'il commet sans cesse le péché de « création de concept » et qu'il se souille, l'homme du nihil perd du terrain, recule, assailli en une mêlée insoutenable par les vocables (reginglette, gloméruleux, etc.) qu'il rumine maladivement. Il le confie dans son journal : « Ce sont eux [ces vocables] qui, en un dernier effort, se retournent contre toi, épuisant leurs poisons, multipliant, par artifice satanique, les illusions de tes sens déréglés, s'acharnant à extirper de toi ce prodigieux espoir d'une vie paisible dans le Rien. Qu'espérais-tu, Samuel ? Il ne te sera pas laissé de répit dans l'humiliation, la détresse et l'outrage que tu ne sois mort, parfaitement mort... » — Dès lors, la nécessité de l'homicide de soi-même ne se discute plus, seul moyen de se délivrer de cette exaspérante prison.

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

dimanche 15 mars 2020

Équilibre instable


Selon Gragerfis — qui l'a sans doute lu dans Jamblique —, « toute vie garde en elle la potentialité de la mort, comme la lumière conserve en puissance l'ombre ». Cela est vrai, sans contredit. Et de même que l'éclair est la limite fugitive entre l'ombre et la lumière, de même la vie reste-t-elle un état intermédiaire, instable, périlleux, une zone sans cesse disputée entre l'être et le non-être. Qu'une carence en fibres, solubles ou insolubles, plonge l'homme dans le cauchemar de la constipation, que l'idée du Rien s'insinue dans sa pachyméninge, l'équilibre est rompu, et c'est le drame.

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

samedi 14 mars 2020

Communion mystique


L'instant où se dévoile le pachynihil est comparable à la haute jubilation de Mozart, au cri de délivrance et de joie qui éclate, fugitivement, dans les dernières méditations de Schubert ou de Nerval. L'essence du monde est tragique. Tout destin penche vers la mort. L'unique délivrance est cette seconde de grâce où le Dasein prend conscience que rien n'est. L'élu a été convié à la plus haute joie : à une communion mystique avec le Rien, avec le principe impérissable des êtres.

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

vendredi 13 mars 2020

Mort de la réalité empirique


« La réalité empirique est morte du sectarisme imbécile de ses adeptes. Ce qu'il en reste est une sorte d'amas hybride sur lequel l'homme de la Nature et de la Vérité lui-même est incapable de mettre un nom. » (Lettre de l'homme du nihil à Roger Gilbert-Lecomte datée du 15 septembre 1937)

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

mardi 10 mars 2020

Descente aux enfers


Très tôt survient, chez l'homme du nihil, la conscience de l'insigne précarité du réel et de l'inquiétante incertitude du vocable. Cette lucidité pessimiste ruinera la santé du poëte et le conduira à l'enfer du renoncement ; elle nourrira la mémoire mélancolique qui le fait soupirer après la douceur de « l'infini infundibuliforme » ; elle sera l'aiguillon qui le dresse contre lui-même et le pousse à dilacérer l'« odieux Moi » ; elle ira jusqu'à noircir et déformer l'« autrui » du philosophe Levinas, sarcastiquement rebaptisé « monstre bipède ». Daumier et Goya ! Elle poussera l'homme du nihil en lui-même, d'étape en étape, toujours plus douloureusement, jusqu'à ce jour de septembre 1948 où, se découvrant « fait de viscères », il décide que « trop c'est trop » et se supprime en avalant du taupicide. Ainsi finit, logiquement, cette vie « spectrale », effarée de se découvrir matérielle alors qu'elle s'était toujours cru consubstantielle au Rien !

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

lundi 9 mars 2020

Machine à broyer


S'il ne se retenait — mais prudence est mère de sûreté ! — l'homme du nihil dirait de l'existence ce que l'écrivain Thomas Bernhard dit de la justice autrichienne, à savoir qu'elle est « une machine catholico-nationale-socialiste à broyer les hommes ». 

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

dimanche 8 mars 2020

Sièges


Qu'il soit assis sur la banquette de la salle Bordone ou sur un affreux et inconfortable tabouret de Loos ou encore dans un affreux fauteuil ottowagnérien, l'homme du nihil ne peut échapper à cette vérité qu'il est seul, que tout est vide, et que lui-même est complètement vide.

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

Interlude

Jeune femme lisant l'Apothéose du décervellement de Francis Muflier

samedi 7 mars 2020

Définition


Après un nombre effarant de « petits verres » de muscadet, cette magnifique définition de sa destinée surgit sous la plume de l'homme du nihil : « Traqué de toute part, subissant le joug de l'haeccéité, tu souffres persécution, en ta nature exténuée par la formidable pression du Rien. »

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

jeudi 5 mars 2020

Haut et bas


Le « système du monde » de l'homme du nihil est une cosmogonie irréductible du haut et du bas : au ciel — assimilé au Grand Indéfini d'Anaximandre — règne un démiurge baroque, le « pachynihil » ; dans les enfers — identifiés à la réalité empirique —, sévit le fameux « autrui » du philosophe Levinas. Entre les deux, le Dasein erre à la dérive, rongé, chahuté, ruminant la fatidique question « pourquoi y a-t-il en général de l'étant et non pas plutôt rien ? » Mais personne ne répond.

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

mercredi 4 mars 2020

Indémodable


« L'homicide de soi-même ! Quelle œuvre merveilleusement dense, qui triomphe avec sûreté du temps et des modes ! Et le suicidé philosophique ! Quel extraordinaire modèle il offrirait au romancier d'une destinée solitaire, crispée sur ses alarmes et ses élans ! » (Edmond Chassagnol, Théorie du trop-plein)

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

lundi 2 mars 2020

Au fou !


À l'étrangeté maximale de l'homme du nihil, répond une distance également maximale — de terreur, d'admiration et de répulsion. Quand l'homme du nihil dit que rien n'est, l'homme de la Nature et de la Vérité évoque aussitôt le drame de la folie et feint de ne pas comprendre, ou bien il confie l'éclaircissement de cette « parole folle » à des experts en psychiatrie. — Mais qui dans cette affaire est le fou ?

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

dimanche 1 mars 2020

Dépossession


L'homme du nihil, ainsi que l'affirme Georges Charbonnier, est bien « retranché » et ne peut que constater ce retranchement. La dépossession dont il souffre ne concerne pas le seul langage (ou plutôt, elle le concerne aussi, comme en témoigne son usage fantasque du vocable reginglette, mais secondairement), elle est d'abord dépossession du monde et de soi : « Quand j'essaie de fixer ma pensée sur un objet, va te faire fiche, tout ce que j'arrive à capter, c'est de l'absence, de l'impensable et de l'indicible. Si ce n'est pas à devenir maboul ! »

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

vendredi 28 février 2020

Le silence du taupicide


Grand lecteur des poëtes maudits, l'homme du nihil se reconnaît frère de Crevel, Essénine, Nerval. Mais celui qu'il chérit entre tous, c'est le légendaire « Mômo », dont l'énergie agressive et blasphématoire, la créativité proliférante lui donnent « des frissons presque partout ». Son œuvre, par contraste, est d'une concision qui équivaut à un refus, à une fin de non-recevoir : « Se taire, se figer, s'emmurer, se momifier dans le silence du taupicide ». Son unique poëme, composé de cette seule phrase, est aussi sa lettre d'adieu.

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

mardi 25 février 2020

Pensée


Lancé à la poursuite de son « être intellectuel » qui ne cesse de se dérober, l'homme du nihil fait une découverte majeure : il n'y a pas plus de « pensée » que de beurre au prose ! Toute cette histoire de « pensée » n'est qu'une vaste fumisterie ! L'existence mentale de l'homme n'est garantie par rien ! — « Ô bon sang de bonsoir, mon Pierrot, on s'est bien fait avoir dans notre jeune temps ! »

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

dimanche 23 février 2020

Cratyle


L'homme du nihil ressent douloureusement l'une des lois fondamentales du langage, celle de l'arbitraire du signe. Ainsi, la fascination qu'il éprouve pour le vocable reginglette se double d'une horreur plus grande encore, car il sait que derrière ces quelques syllabes se cache le redoutable pachynihil.

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

jeudi 20 février 2020

Désarroi


« Nous ne croyons pas, nous ne croyons plus qu'il y ait quelque chose qui se puisse appeler le réel, nous ne voyons pas à quelle chose une telle dénomination s'adresse. Une confusion terrible pèse sur nos vies. Nous sommes, nul ne songerait à le nier, au point de vue spirituel, dans une époque critique. Heureusement, il y a le taupicide ! » (Lettre de l'homme du nihil à Georges Ribemont-Dessaignes datée du 13 novembre 1926)

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

lundi 17 février 2020

Pour la cause


L'homme du nihil s'obstinant à répéter que « rien n'est », une flopée de médecins, dont le docteur Toulouse, pensant avoir affaire à une « neurasthénie aiguë », lui firent des piqûres d'hectine, de Gabyl, de cyanure de mercure, de novarsénobenzol et de Quinby. En vain. Le gaillard ne voulut jamais en démordre. Il exhibait comme un titre de gloire les cicatrices qu'il portait sur tout le corps et se prétendait un « martyr du pachynihil » !

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

dimanche 16 février 2020

Baroud d'honneur


Le cri de l'homme du nihil — comme celui d'Edvard Munch — part des « cavernes de l'être ». Le prophète du Rien hurle de désespoir, car le « Grand Tout » l'a vaincu, mais avant de s'effondrer, il accomplit un dernier coup d'éclat, et c'est dans le « cu » de la réalité empirique qu'il plante son oriflamme calcinée.

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

jeudi 13 février 2020

Polyglottisme levantin


Selon Gragerfis, si l'homme du nihil emploie quelquefois, pour dire le Rien, des mots grecs ou latins — mêdén, nihil —, c'est que sa petite enfance a été imprégnée du polyglottisme levantin durant les grandes vacances qu'il a passées à Smyrne.

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

mardi 11 février 2020

Voie de conséquence


L'exécration qu'il voue à l'haeccéité condamne l'homme du nihil à demeurer sur place, dans un désespoir immobile assez semblable à celui de l'escarbot.

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

dimanche 9 février 2020

Soleils noirs


Les soleils noirs de l'homme du nihil sont ceux de « l'absolu ténébreux », de « l'infini infundibuliforme », d'une vérité tragique, d'une marche fatale vers le Rien, la hantise de la mort, le vide, la nuit, la séparation d'avec soi-même : « Taupicide ! Ton bec inexorable crève les yeux du grand jour ! Je lis ton nom : tu es MOI-MÊME. »

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

jeudi 6 février 2020

Mieux que rien


Quel soutien apporter à un homme — celui dit « du nihil » — dont le mal-être résulte d'une incompatibilité fondamentale entre son « conscient intérieur » et la réalité empirique telle qu'elle est — c'est-à-dire fétide, froide et visqueuse ? Après plusieurs démarches ayant abouti à des échecs, l'insistance de son ami Gragerfis finit par lui obtenir, comme « secours d'urgence », six cents francs de la Caisse des Suicidés Philosophiques.

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)