mercredi 13 juin 2018

Pris de court


Par une paisible journée d'automne, dans un chemin creux saturé des gazouillis du bouvreuil et de la bergeronnette, l'homme du nihil cueillait des mûres lorsqu'une guêpe le piqua à la gorge, et il bascula subito presto dans cet état équivoque qu'on appelle la mort. 

On a beau préparer son suicide de longue date et de façon méticuleuse, on n'est pas à l'abri d'un « accident de la vie » ! 

Ô absurdité ! Ô néant ! Et comme l'apôtre Paul avait raison de prévenir la chétive créature humaine que l'appariteur du Grand Rien vient le plus souvent « comme un voleur dans la nuit » !

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

En voie de disparition


« La production d'excrément, l'acte le plus bestial à inscrire au dossier de l'espèce humaine, existe encore en Australie, mais y disparaît de plus en plus. La plupart des indigènes s'en cachent vis-à-vis des blancs. Si je puis en juger par des renseignements incomplets, il serait plus commun dans Queensland et le Sud que dans l'Ouest. Selon M. Staniland, il ferait totalement défaut dans le Nord. » (Paul Topinard, Races indigènes de l'Australie, In : Bulletins de la Société d'Anthropologie de Paris, G. Masson, Paris, 1872)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Bornes atteintes


En analyse réelle, le théorème de Weierstrass ou théorème des valeurs extrêmes énonce qu'une fonction continue sur un segment est d'image bornée. Et Weierstrass ajoute qu'une telle fonction, non seulement est d'image bornée, mais atteint ses bornes, comme fait la patience de l'homme du nihil confronté quotidiennement à la vilenie du « monstre bipède ».

(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

mardi 12 juin 2018

À la conquête du globe


La rusticité de l'homme du nihil ainsi que sa foncière discrétion font qu'il est facilement transporté par mégarde, soit à l'état de larve, soit dissimulé dans les plis de la réalité empirique où il se réfugie pour fuir le pénible vulgum pecus.
Voyager ainsi « en loucedé » lui permet de conquérir de nouveaux habitats et de répandre partout, tel un moderne Hégésias, sa dangereuse doctrine.


(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Le Coup-de-Vague (Georges Simenon)


Il n'avait pas le moindre pressentiment. Si, au moment où il se levait et regardait par la fenêtre le ciel encore barbouillé de nuit, on lui avait annoncé qu'un événement capital marquerait pour lui cette journée, il n'aurait sans doute pas haussé les épaules, car il était volontiers crédule. Peut-être aurait-il pensé, en fixant le plancher de ses yeux gonflés de sommeil:
— Sûrement un accident de motocyclette !
Il avait une nouvelle machine de huit chevaux, entièrement nickelée, qu'il ne cessait de faire pétarader le long des routes.


Si ce n'était un accident de moto, qu'est-ce qu'il pouvait advenir ? Un incendie au Coup de Vague ? Cela toucherait davantage ses deux tantes que lui et on aurait tôt fait de rebâtir une nouvelle ferme.


Peut-être Jean aurait-il pensé à une chose cependant, qui le tracassait parfois, au moment de s'endormir. Leur meilleur client, pour les moules, était l'Algérie, où ils expédiaient de pleins wagons. Les moules étaient acheminées par Port-Vendres et avaient le temps, depuis La Rochelle, de perdre de leur poids. Alors, on les faisait tremper deux ou trois jours en Méditerranée pour les remplir d'eau.


Recevrait-on de mauvaises nouvelles d'Algérie ? Apprendrait-on que les moules avaient fait des victimes ?


En réalité, Jean ne pensait à rien de tout cela, pour la bonne raison que rien ne l'avertissait d'un événement quelconque. Comme d'habitude, il avait ouvert les yeux cinq minutes avant la sonnerie du réveille-matin et il avait paresseusement enfilé un vieux pantalon, deux tricots de laine, passé les doigts dans ses cheveux et rincé sa bouche avec un peu d'eau.


C'était rituel, y compris le pas furtif de tante Hortense dans l'escalier et le « plouf » du réchaud à gaz qu'elle allumait pour réchauffer un peu de café. Jean ne devait pas encore descendre car sa tante, pour ne pas perdre de temps, gagnait la cuisine en tenue de lit, rentrait chez elle en courant et s'habillait sommairement.


Un événement capital ? Un lot à la Loterie nationale, peut-être ? Ou bien le gros lot par excellence : la mort, avec son terrible cortège de mouches bleues de la viande (Calliphora vomitoria Lin.) et de mouches grises (Sarcophaga carnaria Lin.) ? L'ontologue Martin Heidegger ne soutenait-il pas que la mort, loin d'être un événement banal, constitue « notre ultime possibilité, le noyau même de notre être » ? Toutefois, depuis longtemps, Jean avait remarqué que dans Sein und Zeit, l'apparition du problème de la mort s'expliquait uniquement par la nécessité méthodologique d'élaborer un concept de totalité qui soit adéquat à l'être du Dasein. Même si le concept de totalité surgit de manière explicite justement avec l'introduction du problème de la mort, il traverse en fait toute la construction de l'ontologie fondamentale. Et c'est un moment de cette totalité structurelle et ontologique, l'être-en-avant-de-soi (Sich-vorweg-sein), qui rend délicate la conception d'une autre totalité, existentielle celle-là.


Plus il y pensait, plus Jean en était convaincu : par l'approche du phénomène de la mort, Heidegger avait tenté de résoudre précisément cette contradiction entre la version existentiale du concept de totalité (le souci) et sa version existentielle (être entre naissance et mort). L'ontologue wurtembourgeois était décidément un « féroce lapin » !

(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Nuisibles


Dans son ouvrage intitulé Les hylophtires et leurs ennemis, le docteur Ratzeburg divise les philosophes en trois classes : les très nuisibles, les distinctement nuisibles, et les indistinctement nuisibles. « Les très nuisibles, dit-il, font périr et estropient une grande foule d'esprits en y injectant leurs doctrines pernicieuses pleines de concepts très venimeux. Les distinctement nuisibles tuent et rabougrissent bien aussi çà et là quelques esprits, mais, pour l'ordinaire, ils ne font que les arrêter d'une manière évidente dans leur croissance. Enfin les indistinctement nuisibles sont, ou trop rares pour pouvoir positivement nuire, ou bien, lorsqu'ils sont nombreux — cas, par exemple, des empiristes logiques —, ils ne corrompent que superficiellement la pachyméninge de ceux qui reçoivent leur doctrine. »

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Cruche


Le monde des objets est-il le nôtre ? Un objet reste-t-il un objet quand il n'y a personne pour le percevoir, ou se transforme-t-il subito presto en une « gélatine d'entourloupette » ? Ce mannequin que je vois dans une vitrine, est-ce un homme en chair et en os ou un personnage en bois ? Autant de questions qui angoissent Heidegger (comme avant lui Husserl).

L'ousiologie logiciste prétend qu'une chose, a thing, une res ou substance est « ce qui existe en et pour soi » (in se et per se) ; une chose est ce qui est identique à soi-même ; elle est exactement ce qu'elle est, pas plus, pas moins. Cependant, ce que le retour à l'expérience perceptive peut nous enseigner — et Heidegger reste un phénoménologue dans l'âme —, c'est l'impossibilité d'une chose absolue, une chose qui serait exactement ce qu'elle est, tout à fait autre que tout ce qu'elle n'est pas, c'est-à-dire pure coïncidence avec elle-même, pure identité. L'objet « complet », l'objet transparent, Heidegger l'affirme, est une illusion de la pensée rationaliste. Une chose n'est déterminée que par ses relations internes à un horizon indéterminé.

Pour Heidegger, le parangon de la chose est la cruche — et, séducteur chevronné, il sait de quoi il parle. La cruche, dit-il, est pour l'entendement commun une chose, qui comme « contenant » se tient en elle-même. En considérant sa production par les mains du potier travaillant l'argile, nous ne quittons pas l'objectivation de l'objet et nous ne trouvons pas le chemin de la « choséité » de la chose. Ce qui est propre à la manière d'être de la cruche n'est jamais fabriqué par la production. « Non, mes amis, ce qui fait de la cruche une chose ne réside aucunement dans la matière (ici dans les parois) mais dans l'apparition du "vide qui contient". Ce qui fait de la cruche une cruche déploie son être dans le versement de ce qu'on offre, dans le don de boisson, vin ou eau. ».

Problème de cohabitation avec une belle-mère envahissante ? Sentiment de culpabilité lié à son statut d'être-en-faute ? Besoin compulsif de « faire le zouave » ? Peut-on jamais savoir avec certitude ce qui pousse un homme à disserter sur la cruche ?

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Une absurde prophétie


Dans l'Apocalypse, Jean cherche à effrayer les candidats au suicide philosophique : « En ces temps-là, dit-il, les hommes chercheront la mort et ils ne la trouveront pas ; ils désireront mourir et la mort fuira loin d'eux. » 

Mais il est vrai que Jean ne pouvait pas prévoir l'invention du taupicide !

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Grand Œuvre


L'idée du Rien n'est pas, à la vérité, appropriée aux ouvrages du quotidien, mais elle l'emporte sur le stoïcisme, le nominalisme, l'idéalisme allemand, le positivisme, la phénoménologie, l'empirisme logique, et toutes les autres doctrines philosophiques lorsqu'il s'agit de réaliser l'ouvrage par excellence, l'homicide de soi-même.

Par rapport au peuplier, à l'orme gras, à l'ypréau, au tremble, et autres espèces de bois feuillus, elle a aussi l'avantage de ne pas se déjeter, et de se conserver sous l'eau.


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Frustration


Être un homme corrosif, exécrer le monstre bipède, vomir la réalité empirique, et ne rien brûler, ne rien décapiter, ne rien exterminer !

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Concombre d'âne


Les Canaques de Polynésie croient — et l'homme du nihil n'est pas loin de leur donner raison — que la vie est une courge amère. Ils se la représentent sous la forme d'une plante dont les tiges sont couchées sur la terre, rampantes, très branchues, épaisses et chargées d'aspérités qui les rendent rudes et piquantes au toucher. Ils lui donnent aussi le nom, qui lui va comme un gant, de concombre d'âne.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Plumes (Raymond Carver)


Un copain de travail, Bud, nous a invités à dîner, Fran et moi. Je ne connaissais pas sa femme et il ne connaissait pas la mienne. Comme ça, on était à égalité. Je savais qu'il y avait un bébé, chez Bud. Il devait avoir dans les huit mois à l'époque de l'invitation. Ce qu'ils avaient passé vite, ces huit mois ! Et ce que le temps a passé vite, depuis, nom de Dieu ! Mais comme l'a dit Jankélévitch, si le temps s'oppose irréductiblement à la rétrogradation, il ouvre une carrière infinie à la liberté. L'homme peut s'ouvrir à l'idée du futur et confirmer ce que le temps affirme : il s'agit d'apprendre le consentement à l'irréversible temporalité avec ses irréparables et ses irrévocables, contre toute nostalgie décevante et démissionnaire. Jankélévitch démontre en fin de compte que l'irréversible n'admet qu'un seul remède : le consentement joyeux de l'homme à l'avenir.
Mais ça nous paraissait un peu prétentieux, à Fran et à moi, alors à la place, on a décidé d'apporter un pain maison.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

lundi 11 juin 2018

Dynamique du « Suisse »


Une autre singularité signifiante s'attache à l'image du « Suisse » : le sens du mouvement. L'excrément, par essence, est une dynamique vivante. Ce refus de l'immobilité, qui le pousse continûment vers l'Ouvert, répond à une « psychologie de l'intensité », comme dirait Bachelard.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Absurde camusien


« "C'est une affaire exceptionnelle au vu des conclusions auxquelles on arrive aujourd'hui : il s'agit d'un double suicide !" C'est par ces mots que Gérard Zaug a entamé la conférence de presse destinée à éclaircir les circonstances entourant la disparition de deux jeunes marins.

Il était environ 19 h 15 quand Anthony Deveaux, 25 ans, et Alexandre Sébert, 27 ans, sont passés par-dessus bord, alors que le Neway, un chalutier hauturier basé à Saint-Quay-Portrieux, était à quelques milles nautiques des Îles Scilly.

Pour étayer son propos, le procureur s'est appuyé sur les témoignages des trois membres d'équipage. Au moment des faits, le patron était à la passerelle. Quant aux deux autres matelots, l'un était aux manettes et l'autre réparait un filet. Selon eux, leurs deux amis se seraient d'abord isolés pendant une vingtaine de minutes, avant de revenir sur le pont à la demande du capitaine qui jugeait qu'il y avait du travail à finir. C'est Anthony Deveaux qui se serait jeté le premier à l'eau, imité, "deux à trois minutes plus tard au maximum", par son ami Alexandre Sébert. L'un à bâbord, l'autre à tribord.

"Il ne s'agit donc ni de deux chutes accidentelles, ni d'un homme qui saute pour sauver son ami tombé à l'eau, a assuré le procureur. C'est un acte volontaire. Ils ont nagé à l'opposé du bateau malgré la bouée qui avait été jetée à la mer."

Les deux marins n'ont laissé aucune lettre expliquant leur geste, mais leur fin tragique ne semble pas avoir surpris leur entourage proche. "Les deux hommes étaient dans des situations assez semblables : ils prisaient la littérature du philosophe Albert Camus et avaient la pénible sensation de vivre isolés dans un univers de menace et de désolation sans autre perspective que la mort, a souligné Gérard Zaug. Ils avaient coutume de dire que ce n'est pas le monde qui est absurde, mais la confrontation de son caractère irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme."


"Tout a été tenté pour les sauver", a expliqué Gérard Zaug, pour qui l'équipage, "au sein duquel régnait une excellente ambiance", n'a absolument rien à se reprocher. Quant à l'hypothèse d'une consommation d'alcool ou de stupéfiants susceptible d'expliquer un passage à l'acte, aucun élément matériel ne permet de l'établir. "Tout vient de cet existentialisme camusien profondément délétère" a conclu le procureur. » (Marine et Pêche, 23 avril 2013)

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Un maniaque de la persévérance dans l'être


« Même ceux d'entre nous qui vivent vieux, meurent trop jeunes », aurait déclaré Élie Metchnikoff un jour qu'il se sentait « gonflé à bloc ». Gragerfis, qui assistait à la scène, confie dans son Journal qu'une telle bêtise le laissa sans voix. « Il est heureux, ajoute-t-il, que le grand zoologiste ait mieux étudié le ténia de la grenouille que l'homme ».

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Nilpotence


On sait qu'en mathématiques, une algèbre de Lie, nommée en l'honneur du mathématicien Sophus Lie, est un espace vectoriel qui est muni d'un crochet de Lie, c'est-à-dire d'une loi de composition interne bilinéaire, antisymétrique et qui vérifie la relation de Jacobi. Une algèbre de Lie est un cas particulier d'algèbre sur un corps.

C'est sur la structure des algèbres de Lie que porte le théorème de Engel. Sommairement, il affirme que les deux notions de nilpotence que l'on peut définir pour une algèbre de Lie coïncident.

La nilpotence ! Le pouvoir du Rien ! N'y a-t-il pas là de quoi émouvoir au suprême l'homme du nihil et lui faire embrasser une carrière d'algébriste, quitte plus tard, si les résultats ne sont pas au rendez-vous, à se suspendre par le cou à un crochet de Lie ?


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Interprétations divergentes


Certains glossateurs louent d'abord en l'excrément la « clairvoyance », la « perspicacité », la force rare d'une créature qui sait esquiver les pièges du « boyau culier » et négocier avec adresse tous ses méandres (Roger Caillois). Mais d'autres, d'accord certes avec cette admiration, la justifient par des raisons tout opposées, voient dans la défécation la revanche de l'irrationnel, l'affirmation fulgurante des forces obscures, l'explosion volcanique de nappes souterraines, incandescentes (Julien Gracq).

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Patronymes inappropriés


Certaines personnes portent bien mal leur nom. C'est le cas de l'empereur romain Commode (161-192) qui, au dire des historiens Vopisque et Jules Capitolin, ne l'était pas tellement, mais aussi celui d'Ivan Ivanovitch Sakharine, le collectionneur de maquettes du Secret de la Licorne, dont l'apparence, qui évoque celle de Raspoutine — longue barbe noire, cheveux gras plaqués et petits yeux cruels —, est tout sauf sucrée !

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Penser contre soi-même


Accablé par la conscience de son propre néant, l'homme du nihil trouve insupportable de devoir subir par-dessus le marché la tyrannie d'un Moi hâbleur et présomptueux. 

Si l'on excepte les expédients brutaux que sont l'homicide de soi-même et le muscadet, sa seule ressource, pour dompter le « sinistre polichinelle », est de retourner sa pensée contre lui-même.

Hélas ! Quand on s'engage dans cette voie, il est difficile de garder la mesure. Et c'est ainsi qu'entraîné sur la pente de l'ironie envers soi-même, l'homme du nihil va jusqu'à proclamer son affection pour les pigeons, alors qu'il a toujours trouvé ces volucres suprêmement importuns !


(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Bipolarité du désespoir


Dans son essai sur Gabriel Marcel et Karl Jaspers, l'« ami de la sagesse » Paul Ricœur distingue deux types de désespoir : d'un côté « un désespoir de l'objectivité pure, qui est un désespoir de spectateur et s'étale sur le plan du problématique » — Ricœur fait sans doute ici allusion au désespoir du spectateur ulcéré de ne rien voir parce qu'une « grosse dondon » obstrue son champ visuel à la manière d'un glaucome ; de l'autre un désespoir de l'existence, « qui procède de la méditation même de l'haeccéité, étreint la mort avec sérieux et s'enfonce dans une métaproblématique du néant ».

Il y a sans doute du vrai là-dedans, mais à l'estime de l'homme du nihil, ce vaillant champion de l'enfoncement dans la « métaproblématique du néant », seule la seconde catégorie mérite le beau nom de désespoir. 


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

dimanche 10 juin 2018

Inexistence de l'espace


Comme Zénon, l'homme du nihil conteste non seulement l'existence du mouvement et celle du temps, mais encore celle de l'espace. À ceux qui soutiennent que l'être se trouve dans l'espace, il demande : Quel être ? Où avez-vous vu de l'être ? — [silence embarrassé] — Et où se trouve cet espace ? — Dans l'espace, lui répond-on. — Et cet espace ? — Dans un autre espace. Récursivité infinie de laquelle il tire logiquement que l'espace en soi n'existe pas. Il en profite pour se recoucher, et gémir.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Décider, créer, habiter puis vivre... ensemble


« Quand plusieurs familles, personnes âgées ou encore jeunes couples se regroupent pour décider de leurs futurs logements au sein desquels ils partageront des espaces communs, cela s'appelle de l'habitat coopératif. Le concept commence à faire florès. Crise oblige, potagers, ateliers, chambres d'amis ou garages deviennent des lieux mutualisés.

C'est à Biarritz, au domaine de Françon, que l'association plaisamment nommée "Conférence permanente d'aménagement et d'urbanisme" va rassembler, ce lundi 25 novembre, des acteurs de cette forme de "solidarité immobilière". Au Pays basque, c'est à Bayonne que la première expérience en la matière verra le jour en 2015. Lors de cette journée baptisée "L'habitat participatif, partageons la conception et le vivre ensemble", un habitant du Séqué, projet réalisé par le COL (Comité Ouvrier du Logement), viendra raconter la phase de préparation et les objectifs de ces logements.

De plus en plus soutenus par les collectivités publiques, les projets d'habitat coopératif germent aujourd'hui dans le paysage français, après l'Allemagne et la Suisse. "Urbanistes, architectes et spécialistes de ce mode de logement participatif viendront témoigner. Ils évoqueront leurs expériences abouties, mais aussi les difficultés rencontrées", explique Jonathan Cazaentre, architecte.

Et ces difficultés existent bel et bien. Ainsi, suivant le médecin Alphonse Dupasquier, l'exposition à un autre Moi que le sien propre peut amener des désordres dans les fonctions digestives. "Sans admettre qu'autrui exerce directement une action fâcheuse sur le tube digestif, affirme le thérapeute, il est certain que sa vue provoque le dégoût, et que partout on a reconnu la nécessité de s'y dérober."

Au delà des inquiétudes que pose ce caractère répulsif du "monstre bipède", le colloque  sera l'occasion de préciser la philosophie et les enjeux de la démarche.

Réponse pragmatique à la crise du logement ? Signe d'une société qui se transforme ? Et si habiter prenait un nouveau sens ? Ou si, au contraire, l'homicide de soi-même était la vraie solution ? » (Sud Ouest, 21 novembre 2013)


(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

L'heure du châtiment


Dans mon rêve, le Moi était condamné à faire amende honorable devant la principale porte de la ville, où il devait être conduit dans un tombereau, nus pieds, nue tête et en chemise, tenant en ses mains une torche de cire jaune du poids de deux livres, ayant la corde au cou et un écriteau devant et derrière portant ces mots « Empoisonneur du sieur Doppelchor, son hôte et bienfaiteur », puis à être mené en place publique pour y être rompu vif et jeté subito presto dans un bûcher ardent.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Résolution devançante


Les gardiens de la paix du commissariat central de Montpellier qui sont intervenus ce dimanche matin dans une rue du quartier du Millénaire assurent que c'est la première fois de leur carrière qu'ils étaient confrontés à pareille scène macabre : un homme pendu avec sa ceinture de sécurité !

C'est un témoin qui a donné l'alerte aux sapeurs-pompiers du Sdis 34, et ces derniers sont rapidement intervenus avec un médecin, dans une impasse située entre le rond-point de Richter et le Millénaire. À leur arrivée, il ont trouvé le conducteur d'une voiture décédé par pendaison, sa ceinture de sécurité passée autour du cou. Des patrouilles de police-secours et un officier de police judiciaire de permanence à la sûreté départementale de l'Hérault, rapidement sur place, ont cru dans un premier temps que la victime s'était étranglée accidentellement avec la ceinture.

C'est le médecin légiste appelé pour faire un examen sommaire du corps qui a exclu cette hypothèse pour privilégier un geste volontaire. Un suicide qui aurait été confirmé depuis ce matin par les investigations policières.

Le trentenaire paraissait dépressif. Il avait d'ailleurs commencé il y a quelque mois une thèse de doctorat sur La mort à travers l'ouverture du Dasein où il se proposait de mettre en rapport le problème de la mort avec les thèmes qui interviennent dans la deuxième section d'Être et temps : la conscience, la temporalité et l'historialité. Plus précisément, il voulait, selon les enquêteurs, « révéler la multiplicité des liens rapprochant les deux dimensions de l'être du Dasein, afin d'éclairer la possibilité d'une unité du phénomène originaire de la résolution devançante (vorlaufende Entschlossenheit) — quoi que cela puisse vouloir dire ». (e-Métropolitain, 28 janvier 2018)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Avantage qualitatif


Les membres supérieurs de l'homme du nihil, restés libres pour la préhension, diffèrent nettement de ses membres inférieurs, qui lui servent essentiellement à la marche dans le « désert de Gobi de l'existence ». 

Quand il s'agit de se détruire, cette asymétrie lui confère un avantage inappréciable sur l'orang-outan des îles de Sumatra et de Bornéo, le chimpanzé et le gorille de Guinée, et même sur les gibbons dont les différentes espèces vivent sur le continent de l'Inde ou dans les îles qui s'en rapprochent.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Limites du doute systématique


« Le sceptique Timon de Phlius enseignoit que quiconque aspiroit à être heureux, devoit tenir toutes choses pour incertaines et indifférentes ; que les sens et les opinions ne nous apprennent point ce qui est vrai, ni ce qui est faux ; qu'ainsi nous ne devions incliner notre esprit, ni d'un côté ni d'autre ; qu'il ne falloit rien assurer, mais que de quelque chose que l'on parlât, il ne falloit pas plutôt dire qu'elle est, que de dire qu'elle n'est pas : et que quiconque demeureroit dans cette disposition, ne seroit exposé à aucun trouble d'esprit, ni à aucune inquiétude. » (Pierre Daniel Huet, Traité philosophique de la foiblesse de l'esprit humain, Amsterdam, 1723)

Malgré ces promesses pompeuses, le suicidé philosophique préfère s'en remettre à son colt Frontier. Une arme dogmatique, certes, mais qui, selon son fabricant, élimine trouble d'esprit et inquiétude plus sûrement que le pyrrhonisme.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Pis-aller


Il existe un type de constipé auquel convient assez le nom d'« utopiste déconfit » : celui qui, rejeté de la défécation par la trop grande idée qu'il s'en fait et par ses échecs répétés, se réfugie dans ce qu'on pourrait appeler « la coquille du récit court et du feuilleton », autrement dit les « crottes de lapin », sans toutefois jamais s'en satisfaire pleinement. 

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Le fils de Satan (Charles Bukowski)


J'avais onze ans et mes deux copains, Hass et Morgan, tous les deux douze, et c'était l'été, pas d'école, et on était assis dans l'herbe au soleil derrière le garage de mon père en train de fumer des cigarettes.
Merde, dis-je.
J'étais assis sous un arbre. Morgan et Hass étaient assis par terre, adossés au garage.
— Qu'est-ce qui y a ? demanda Morgan.
— Faut qu'on coince ce salaud. C'est la honte du quartier.
— Qui ? demanda Hass.
— Simpson.
— Ouais, fit Hass. Trop de taches de rousseur. Il m'agace.
— C'est pas ça, dis-je.
— Ah, bon ? fit Morgan.
— Ouais. Ce salaud raconte partout que l'expérience ne nous livre que ce qui est relatif à nos facultés de connaître et ne nous permet pas d'accéder à la réalité en soi, de percer les secrets de l'être. C'est un foutu mensonge.
— Sûr, dit Hass.
— C'est un putain de menteur, dis-je.
— Y a pas de place pour les menteurs ici, dit Hass en soufflant un rond de fumée.
— Je supporte pas d'entendre ces conneries de la part d'un mec qu'a des taches de rousseur, dit Morgan.
— Alors on devrait peut-être le coincer, suggérai-je.
— Allons-y, dit Morgan.
On a pris l'allée de chez Simpson. Il jouait à la balle contre la porte du garage.
Sans prévenir, je lui ai expédié une droite dans l'estomac. Il s'est plié en deux en se tenant le ventre.
— Laisse tomber Kant et lis plutôt Bergson, ça vaudra mieux pour ta santé, j'ai dit.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Piano à queue


Dans Le Trésor de Rackham le Rouge, sur le pont du navire qui emporte Tintin et ses compagnons vers l'endroit où ils espèrent trouver l'épave et le trésor, Tournesol pointe son index osseux d'herméneute vers un point situé à quelque distance et demande au capitaine Haddock : « Dites, capitaine, est-ce un poisson, cet animal qui vient de sauter hors de l'eau, là-bas ? » Et le capitaine de répondre : « Non, c'est un piano à queue !... »

Comment interpréter cette réponse ? Haddock raille-t-il la sententia vocum, la doctrine des mots, qui veut que les genres et les espèces soient, comme le représente Anselme dans son œuvre De Incarnatione Verbi, des flatus vocis (des émissions de voix), et non des choses (car les choses sont des individus réels) ? Nous ne pouvons ici que poser la question.


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)