mardi 12 juin 2018

Cruche


Le monde des objets est-il le nôtre ? Un objet reste-t-il un objet quand il n'y a personne pour le percevoir, ou se transforme-t-il subito presto en une « gélatine d'entourloupette » ? Ce mannequin que je vois dans une vitrine, est-ce un homme en chair et en os ou un personnage en bois ? Autant de questions qui angoissent Heidegger (comme avant lui Husserl).

L'ousiologie logiciste prétend qu'une chose, a thing, une res ou substance est « ce qui existe en et pour soi » (in se et per se) ; une chose est ce qui est identique à soi-même ; elle est exactement ce qu'elle est, pas plus, pas moins. Cependant, ce que le retour à l'expérience perceptive peut nous enseigner — et Heidegger reste un phénoménologue dans l'âme —, c'est l'impossibilité d'une chose absolue, une chose qui serait exactement ce qu'elle est, tout à fait autre que tout ce qu'elle n'est pas, c'est-à-dire pure coïncidence avec elle-même, pure identité. L'objet « complet », l'objet transparent, Heidegger l'affirme, est une illusion de la pensée rationaliste. Une chose n'est déterminée que par ses relations internes à un horizon indéterminé.

Pour Heidegger, le parangon de la chose est la cruche — et, séducteur chevronné, il sait de quoi il parle. La cruche, dit-il, est pour l'entendement commun une chose, qui comme « contenant » se tient en elle-même. En considérant sa production par les mains du potier travaillant l'argile, nous ne quittons pas l'objectivation de l'objet et nous ne trouvons pas le chemin de la « choséité » de la chose. Ce qui est propre à la manière d'être de la cruche n'est jamais fabriqué par la production. « Non, mes amis, ce qui fait de la cruche une chose ne réside aucunement dans la matière (ici dans les parois) mais dans l'apparition du "vide qui contient". Ce qui fait de la cruche une cruche déploie son être dans le versement de ce qu'on offre, dans le don de boisson, vin ou eau. ».

Problème de cohabitation avec une belle-mère envahissante ? Sentiment de culpabilité lié à son statut d'être-en-faute ? Besoin compulsif de « faire le zouave » ? Peut-on jamais savoir avec certitude ce qui pousse un homme à disserter sur la cruche ?

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

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