jeudi 28 juin 2018

Erreur de raisonnement


Du drame survenu dans la nuit de mardi à mercredi, vers 3 h 45, il ne subsiste que des traces au marqueur sur la chaussée. « C'est d'ailleurs comme cela que j'ai compris qu'il s'était passé quelque chose », relate, interloquée, une commerçante de la rue Grande, à deux pas de la place de la République. En pleine nuit, une automobiliste de 27 ans a tué un Bellifontain de 51 ans, en lui roulant dessus, en plein centre-ville de Fontainebleau. Elle est ensuite rentrée directement chez elle.

Interpellée mercredi midi à son domicile de Vernou-la-Celle-sur-Seine, la jeune femme a nié avoir voulu fuir. « Elle a cru avoir heurté le trottoir, rapporte le procureur de la République de Fontainebleau, Guillaume Lescaux. La voiture s'est d'ailleurs arrêtée un peu plus tard au feu rouge avant de redémarrer au vert ».

En ce qui concerne la victime, la thèse du suicide semble privilégiée. « Sur les images de vidéosurveillance, on le voit s'installer sur la chaussée très calmement, sur le passage piéton, juste à côté du trottoir donnant sur la place de la République », détaille le magistrat.

Il s'agirait d'un homme dépressif, enfermé dans la solitude, qui, d'après ses voisins interrogés par les enquêteurs, ne trouvait plus de consolation que dans la lecture de Schopenhauer, la musique de Schumann, et les promenades solitaires dans la nature. Selon le médecin légiste, ce suicide serait un cas typique de « quête infructueuse et vaine d'un savoir sur la mort ». « Le suicide, précise-t-il, peut en effet être considéré comme une expérience, une question que l'homme pose à la Nature en essayant de la forcer à répondre, mais c'est une expérience maladroite, car elle implique la destruction même de la conscience qui pose la question et attend la réponse. » Le désespéré paraît donc avoir été victime d'une incroyable erreur de raisonnement. (Le Parisien, 11 janvier 2018)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Un aimable divertissement


« Je ne m'amuserai point, à l'exemple de l'auteur de l'Égide de Pallas, à prouver l'excellence de l'homicide de soi-même par son ancienneté ou par le rapport qu'il peut avoir avec quelques traits de l'histoire ancienne ; je n'en ferai point remonter l'origine au siège de Troie, et je n'en attribuerai point l'invention à Palamède ; je me contenterai donc simplement de dire que c'est un passe-temps des plus récréatifs et des plus amusants, par la variété des incidents qui s'y rencontrent — ainsi lorsque la corde casse ou que la mèche fait long feu —, et par la multitude des combinaisons qu'il permet. La découverte que l'on y fait tous les jours de nouvelles finesses prouve qu'il n'est point d'exercice plus étendu et plus intéressant que l'homicide de soi-même. » (Essai sur l'homicide de soi-même dit « à la Polonoise », par le Sieur Manoury, Bruxelles, Le Francq, 1796)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Un être porcin


Le conformisme et la grégarité du « monstre bipède » sont des phénomènes qui semblent se prêter idéalement à une analyse de type durkheimien ou néo-durkheimien. Il convient toutefois de veiller à ne pas perdre de vue l'interpénétration constante de l'individu et du social telle qu'elle a été mise en évidence par la sociologie interactionniste influencée par les travaux de George Herbert Mead et, dans un registre tout à fait différent, par Marcel Proust, très habile à représenter un soi multiple, d'une extrême sensibilité aux influences du milieu et à l'écoulement du temps.

Mais peut-on vraiment se figurer le « monstre bipède » en train de lire, entre deux parties de pétanque et deux tournées de « pastaga », les œuvres de George Herbert Mead et de Marcel Proust ? De nombreux indices rendent cette évocation peu plausible, entre autres la propension quasi irrépressible dudit « monstre bipède » à se promener en survêtement dans les couloirs méandreux de l'être.


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Interlude

         Beauté slave lisant l'Appel du nihil de Martial Pollosson

Un rebelle sans cause


Le chien Milou ne manque pas une occasion de faire des remarques caustiques. Il semble ne rien respecter, n'obéit à aucune autorité et sa tournure d'esprit est typique de ce mouvement que l'on appelle l'anarcho-syndicalisme, dont on sait qu'il procède pour l'essentiel de la « pensée » de Michel Bakounine.

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Théorème d'unicité de Stokes


Le théorème d'unicité de Stokes, dû à George Stokes, trouve des applications en mécanique des fluides. Ce théorème d'unicité du potentiel gravifique extérieur est important pour qui envisage de se plonger dans un liquide jusqu'à ce que mort s'ensuive, autrement dit de se noyer. Il dit qu'une solution de l'équation de Laplace satisfaisant les conditions aux limites constitue la solution unique correspondant à l'équipotentielle. 

Cela constitue un avantage pour celui qui veut mettre fin à ses jours en se jetant dans un fleuve, comme fit le poëte Paul Celan dans la nuit du 19 au 20 avril 1970 (il se jeta dans la Seine, probablement du pont Mirabeau). Par contre, la connaissance du champ extérieur ne permet pas de déduire la distribution des masses qui produit l'équipotentielle, ce qui est incontestablement un inconvénient pour le suicidé philosophique qui aimerait bien savoir quelle posture adopter une fois dans l'eau.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Validation expérimentale


Se tuer pour se prouver à soi-même la mortalité de l'être mortel.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Balsamique


Comme la momordique, l'idée du Rien est rafraîchissante, dessicative, et a la réputation d'être un excellent vulnéraire. L'homme du nihil en tire un baume qu'on vante comme un bon remède dans la piqûre des tendons, les hémorroïdes, les engelures, et l'angoisse d'exister. 

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

mercredi 27 juin 2018

Interlude

Jeune femme lisant les Exercices de lypémanie de Marcel Banquine

Il était une fois un festival du « vivre ensemble »


« Il y a quelques années, l'arrivée d'un cirque dans un bourg était synonyme d'évasion dans l'univers enchanté du rêve. Le chapiteau se montait devant les gamins imaginant déjà le spectacle, la magie de la piste, les clowns, les magiciens, les acrobates, représentants d'un monde éphémère qui aurait disparu au petit matin. C'est en jouant sur ce registre du chapiteau catalyseur de rêve que se tient, en cette première quinzaine d'avril, un festival réunissant une troupe et des associations locales "pour saupoudrer de rire, de joie et de vivre ensemble les bords de Vienne".

Créée en 2003 et installée aux portes de Chinon, la compagnie des FouxFeuxRieux entremêle poésie, cirque, musique et conte pour "chatouiller nos imaginaires". Et c'est logiquement au cœur de Chinon qu'elle a mis sur pied ce festival "Il était une fois un chapiteau".

Le week-end dernier, les FouxFeuxRieux ont donc posé caravane et chapiteaux sur les promenades des Docteurs Mattraits, où va se dérouler une série d'événements autour de la compagnie, dont le travail s'effectue main dans la main avec les associations culturelles locales.

Dès samedi, les FouxFeuxRieux ont monté leurs quatre chapiteaux avec l'aide de bénévoles. Jusqu'au 16 avril, les animations vont se succéder. L'école de cirque itinérante profitera des vacances scolaires pour initier enfants et adolescents aux arts du cirque, ce qui donnera lieu à un spectacle les deux samedis à venir. On pourra notamment y voir un philosophe sceptique suspendre son jugement pour parvenir à l'ataraxie. Un moment fort en perspective !


Point d'orgue du festival : une intervention de Jean-Pierre Georges, le fameux "athlète chinonais du Rien" qui lira certains de ses textes, entre autres celui où il
compare le monde aux "génitoires d'un âne".

Nul doute que le mélange des genres entraînera un mélange des publics, et l'on peut espérer que sortiront de leurs tanières les habitants du quartier voisin des Courances, peu enclins en général à fréquenter les spectacles culturels. Le chapiteau, par son côté frappant, devrait exciter la curiosité du voisinage et faciliter ce mélange, ce fameux "vivre ensemble", en le rendant concret. C'est tout ce qu'il faut souhaiter aux promoteurs de cette initiative originale. » (La Nouvelle République, 5 avril 2016)


(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

Force


Par des trépidations désespérées, le constipé s'efforce de résoudre le problème que pose le concept mystérieux de « force » dans la physique newtonienne. Il n'essaie pas de répondre directement à la question « Qu'est-ce qu'une force ? », mais rêve d'atteindre son but sans faire appel à la notion de « force » en tant que concept fondamental.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Diététique du suicidé


Selon Aulu-Gelle, le candidat au suicide, avant de commettre son geste fatal, doit se préserver de toute lourdeur d'estomac et donc éviter absolument : le paon de l'île de Samos, le faisan de Phrygie, la grue de l'île de Mélos, le chevreau d'Ambracie, le thon de Chalcédoine, la murène de Tartèse, la morue de Pessinunte, l'huître de Tarente, le pétoncle de Chio, l'esturgeon de l'île de Rhodes et le poisson de Cilicie ; la noix grecque, le fruit des palmiers d'Égypte, et l'aveline d'Ibérie. (Nuits attiques, Livre VII, Chapitre XVI).

(Marcel banquine, Exercices de lypémanie)

Spinozisme exacerbé


« Un homme est soupçonné d'avoir tenté de tuer sa femme, à Valensole. Un geste qui aurait été prémédité. Il a été placé en garde à vue hier matin pour "tentative d'assassinat", garde à vue qui a été prolongée hier soir.

Alors qu'elle circulait en voiture, sa femme a remarqué un comportement inhabituel de son véhicule. Elle est aussitôt allée chez un garagiste, et celui-ci a découvert que les durites de frein de son automobile avaient été sectionnées. Elle s'est alors rendue à la gendarmerie pour déposer plainte. La procédure a entraîné une ouverture d'enquête par le parquet de Digne-les-Bains, menée par la brigade territoriale autonome de Manosque et la brigade de recherches de Forcalquier.

Les soupçons se sont rapidement tournés vers le conjoint de la plaignante, un homme qui a déjà eu affaire à la justice pour des faits d'exhibitionnisme spinozien (vêtu d'un imperméable et de bas de pantalon, il opposait à la conception transcendante du divin une philosophie matérialiste de l'immanence).


Selon nos informations, le suspect se défend bec et ongles et aurait déclaré aux enquêteurs que son épouse était une "carogne" qui avait "aussi peu à voir avec un être humain, que la constellation du Chien avec le chien, animal aboyant".

Sa garde à vue devrait être levée aujourd'hui. Il sera vraisemblablement déféré aussitôt devant le pôle criminel d'Aix-en-Provence. » (Le Dauphiné, 27 janvier 2018)


(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Interlude

      Jeune fille lisant la Nostalgie de l'infundibuliforme de Robert Férillet

Répétitions angoissantes


Quoique bon élève, Heidegger n'aime pas aller à l'école. Chaque matin, devant son bol de cacao et sa tartine beurrée, il a la boule au ventre ou, comme il dit, « la barre » (ich habe die Bar).

Difficile de ne pas voir dans ces spasmes quotidiens comme des prémices des « répétitions angoissantes » analysées dans Sein und Zeit, à partir desquelles le Dasein s'ouvre à son être-vers-la-mort.

Heidegger apprendra plus tard qu'à peu près au même âge, Albert Einstein souffrait du même genre d'angoisse — mais devant un bol de ricoré.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Malempin (Georges Simenon)


Même de sang-froid, je reste persuadé que cette journée a été plus rapide que les autres et le mot vertigineux me vient naturellement à l'esprit. J'ai, quelque part au fond de la mémoire, un vieux souvenir similaire. Je jouais dans la cour du lycée. Non, ce n'est pas possible, puisqu'il va être question d'un tramway. Peu importe ! Dans une rue. Ou sur une place. Plutôt sur une place, car je revois des arbres et je pourrais préciser qu'ils se découpaient sur un mur blanc. Je courais. Je courais à perdre haleine. Pourquoi ? Je l'ai oublié. Je courais comme en rêve, sans rien voir, que le sol qui fuyait sous mes pieds tel le remblai d'un chemin de fer. Et soudain, malgré la vitesse déjà anormale, il y eut accélération, un crescendo finissant par un arrêt brusque qui me laissait vibrant de la tête aux pieds, les tempes battantes, les lèvres humides, les yeux écarquillés sur un tramway qui, à un mètre de moi, tremblait lui aussi de toute sa ferraille.
Je ne cherche pas à prouver. Est-ce que, ce jour-là, je courais plus vite parce que j'avais une intuition, parce que je sentais la catastrophe ?
— Imbécile ! m'a crié le conducteur, aussi pâle que moi.
J'ai dû monter sur le trottoir. Puis, je me suis assis sur un seuil.
La journée dont je veux parler n'a aucun rapport apparent. Peut-être certaine allégresse des très beaux jours de juin ? Je me suis levé à six heures, avant que la bonne fût descendue.
Pendant que je me rasais dans la salle de bains, ma femme, de son lit, m'a rappelé :
— N'oublie pas que chez Husserl, la monade caractérise le rapport intersubjectif. Ce n'est pas du tout comme chez Leibniz ! Le mot monade, chez le fondateur de la phénoménologie, désigne la conscience individuelle, l'individualité en tant qu'elle représente à la fois un point de vue unique, original sur le monde et une totalité close, impénétrable aux autres consciences individuelles ou individualités. Pour Husserl, au moi est donné d'autres moi, non pas directement, mais au travers une série d'actes extérieurs, physiques, que le moi interprète par analogie à soi-même. Ainsi, à travers les actes d'interprétation, se forment des mondes intersubjectifs, régis par des structures qui leur sont propres et qui rendent possible la constitution de personnes supérieures, collectives. On aboutit à une pluralité de monades qui communiquent entre elles, à travers la sphère neutre du monde intersubjectif.
— Je sais, j'ai dit. Me fais pas chier !
La rue de Beaune était vide. J'ai pris un taxi quai d'Orsay et je me suis fait conduire à la gare Saint-Lazare, à travers un Paris doré comme une pêche.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Angoisse bifrons


Au dire de Karl Jaspers, « l'état de mort, qui consiste à ne plus être, et l'action de mourir, qui cesse avec la mort, provoquent chez le Dasein deux angoisses bien différentes » — et cela paraît indéniable. 

Pour contenir ou apaiser la seconde, le suicidé philosophique chevronné privilégie les méthodes qui expédient promptement et il évite, s'il le peut, de se jeter du viaduc de Garabit (qui culmine à 122 mètres au-dessus des gorges de la Truyère durée de la chute : 5 secondes en négligeant les forces de frottement dues à l'atmosphère). Mais quant à la première, comme le note fort justement Jaspers, « aucun artifice technique ne peut en délivrer l'étant existant, seule la philosophie le peut »

Et en particulier la philosophie nihilique, est-on tenté d'ajouter. Car peut-on imaginer patrie plus accueillante, plus propre à réjouir le cœur de l'homme que le Rien ?


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Un inadapté


Comment se faire à la finitude du Dasein ? L'écrivain uruguayen Horacio Quiroga ne s'y fit jamais. Atteint d'un dégoût prononcé de la vie, il met fin à ses jours en 1937 dans un hôpital de Buenos Aires, en avalant une pilule de cyanure.

Dans son Journal d'un cénobite mondain, Gragerfis le dépeint comme « un dandy tourmenté, irrésistiblement attiré, comme ses personnages qui lui ressemblent tant, par la dangereuse beauté de cette grande forêt tropicale : le Rien ».


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

mardi 26 juin 2018

Interlude

      Jeune femme s'apprêtant à lire les œuvres complètes de Luc Pulflop

Mauvaise réputation


Ce n'est pas d'hier que le suicidé philosophique a mauvaise presse. Dans la littérature médiévale, il est constamment un personnage désagréable : il suffit de penser à celui du roman d'Eracle ou du roman de Horn pour s'en apercevoir. Constamment, il est présenté comme un individu chiche, bourru et querelleur. Chez Gerbert de Montreuil, le suicidé philosophique rappelle le « cholérique » dont parlent les traités de physiognomonie, et il s'attire la repartie :

           « Vos eüssiez le cuer crevé
           Se vous ne fussiez desfarcis. »


Comment expliquer une telle animosité si ce n'est par la verve caustique avec laquelle le champion de l'homicide de soi-même a de tout temps assaisonné le « monstre bipède » ?


(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Délices anticipées


Le suicidé philosophique passe ses jours à savourer le clafoutis climatérique de sa propre fin.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Humeur défiante et soupçonneuse du constipé


« Le vrai constipé est ordinairement sans cœur, toujours craintif et tremblotant, ayant peur de tout, et se faisant peur à soy-mesme, comme la beste qui se mire ; il veut chier et ne le peut, il va partout soupirant et sanglotant avec une tristesse inséparable qui se change souvent en désespoir ; il est en perpétuelle inquiétude de corps et d'esprit, il a les veilles qui le consument d'un costé, et le dormir qui le bourrelle de l'autre... bref c'est un animal sauvage, ombrageux, soupçonneux, solitaire, ennemi du soleil, à qui rien ne peut plaire que la seule fausse et vaine imagination de chier. » (Dr André du Laurens, Discours de la conservation de la vie : des maladies constipatoires, des catarrhes, et de la vieillesse, à Paris, chez Jamet Mettayer, 1597, p. 119)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

À la Pépite d'Or (Larry Brown)


C'était un bar, quelque part entre Orange Grove et Pascagoula, une de ces boîtes où on entre gratuitement mais où on vous fait payer cinq dollars une bière Schlitz de trente centilitres. L'endroit était sombre. Tout le monde portait des lunettes de soleil, sauf moi. Mon pote avait disparu et je ne savais pas ce qui lui était arrivé. En revanche, je savais ce que j'étais et j'essayais de vivre avec. Je me disais que si seulement j'arrivais à passer la nuit, tout redeviendrait à peu près bien quand le soleil se lèverait.

Cette boîte affichait des danseuses nues. Rien que les seins, pas le cul. Je me suis dit : bon, allons-y pour les danseuses. Je savais que je souffrais d'intoxication par l'alcool et que ça portait sur mon cerveau. Il suffisait que je boive une seule bière et toutes mes idées changeaient. Je passais de la phénoménologie à l'empirisme logique, parfois même au pragmatisme de Charles Sanders Peirce, et j'avais alors l'impression que le sens d'une expression résidait dans ses conséquences pratiques. Oh, bon dieu ! Il fallait vraiment que tout ça s'arrête.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Interlude

       Belle inconnue lisant l'Océanographie du Rien de Raymond Doppelchor

Théorème bipolaire


En mathématiques, le théorème bipolaire est un résultat d'analyse convexe qui fournit les conditions nécessaires et suffisantes pour qu'un cône soit égal à son cône bipolaire.

Coïncidence ou non, le 28 mars 1941, la romancière Virginia Woolf, qui souffrait depuis longtemps de psychose maniaco-dépressive, décide d'anéantir son « cône bipolaire ». Elle remplit ses poches de galets et se jette dans la rivière Ouse, près de Monk's House, sa maison de Rodmell.

Son corps sera retrouvé trois semaines plus tard, le 18 avril, et son époux, le toujours débonnaire Leonard, enterrera ses cendres dans le jardin de Monk's House.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Acte désespéré


C'est le corps d'une femme de 42 ans, originaire de Saint-André-de-Cubzac qui a été retrouvé ce matin, dimanche, dans les eaux du petit port à Arcachon. La disparition de la malheureuse avait été signalée la veille à la gendarmerie.

À une heure du matin, dimanche, les policiers du commissariat d'Arcachon ont repéré sa voiture aux abords du port. Une adresse figurant dans les effets qui y ont été trouvés les a d'abord conduits vers un hôtel d'Arcachon, où ils ont fait chou blanc. Les chiens policiers ont ensuite été mis à contribution, et ce n'est que ce matin que le corps sans vie de la quadragénaire a été retrouvé.

Il s'agirait d'un acte désespéré, « comme ceux qu'accomplit parfois le Dasein soucieux et "devançant", quand il vient à être lui-même en faisant face à la possibilité de sa mort », selon le commissaire chargé de l'enquête, qui se présente lui-même comme « féru de heideggerianisme ». « Cette venue à soi, ajoute-t-il, provient en quelque sorte de "l'a-venir" en un sens tout à fait particulier : il ne s'agit pas du non encore présent mais, pour le Dasein, de "la modalité d'un possible accomplissement de soi-même". » (Sud Ouest, 26 novembre 2017)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Édredon


Le poëte illuminé Antonin Artaud, qui n'hésitait jamais devant les pensées inouïes, soutenait que l'édredon du lit de Van Gogh était « d'un rouge de moule, d'oursin, de crevette, de rouget du Midi, d'un rouge de piment roussi », affirmation qui exaspérait l'écrivain mondain Paul Valéry, car il y voyait un sophisme. « Si j'admets, disait-il, que l'édredon de Van Gogh est rouge (avant toute expérience particulière), c'est à l'objet même (qui s'appelle édredon) que va mon approbation. Si c'est au contraire le mot d'édredon, que j'approuve, je puis le trouver gracieux, sonore, agréable à prononcer, je ne songerais pas à le manger. »

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Lévitation lamaïque expliquée


Foudre Bénie est ce lama tibétain du monastère de Khor-Biyong, capable de léviter et doté, comme Madame Yamilah, du don de clairvoyance. C'est grâce à lui que Tintin et le capitaine Haddock, victimes d'une avalanche, sont secourus.

Comme le rappelle Jules Duhem dans son Histoire des idées aéronautiques avant Montgolfier, on trouve dans les temps modernes de nombreux cas de lévitation, illustrés par le témoignage d'une tradition constante : « Pierre d'Alcantara demeure jusqu'à trois heures en l'air. Le franciscain Juan de Jésus opère une longue randonnée aérienne : Andrès de Abreu, son biographe, décrit l'envol, les lieux survolés, l'atterrissage. [...] Mais la palme revient sans conteste au franciscain Joseph de Copertino, qui vole si souvent et d'une façon si extraordinaire qu'on le pourrait nommer un saint aviateur. Si grande est sa force d'ascension qu'il lui arrive d'emporter avec lui, à Assise, le portier de son couvent. Il s'élève un jour devant le duc Frédéric de Brünswick, luthérien défiant, qui voit avec stupeur le prodige. »

Pour ce qui est dudit Foudre Bénie, il semble que son don ait peu à voir avec le mysticisme mais puisse être élucidé plus prosaïquement au moyen des équations de Maxwell. C'est du moins l'hypothèse émise par Gragerfis dans son Journal d'un cénobite mondain : il soupçonne le rusé lama, avant chacun de ses décollages, de lester ses poches d'objets métalliques et de se placer subrepticement au-dessus d'une bobine alimentée par un courant sinusoïdal. Conformément aux lois régissant les flux, des courants de Foucault se mettent alors à circuler dans le corps du moine, produisant une force de répulsion et finalement une lévitation électromagnétique !

Comme le dit Pythagore, « la vie n'est-elle pas surprenante ? »


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Un nouveau médiateur pour « mieux vivre ensemble »


« La porte de la Place des idées, le local mis à disposition par Habitat 29, s'ouvre sur un large sourire qui respire la bienveillance. Mohamed Aanane est ici au cœur du quartier de Kerandon, l'endroit idéal pour remplir au mieux la fonction de médiateur qui lui a été dévolue dans le cadre du contrat de ville conclu entre l'État et les collectivités territoriales. "Comme 1 200 autres quartiers en France, Kerandon bénéficie d'un contrat de ville, et ce depuis 2015", explique Sébastien Salaün, coordinateur cohésion sociale à CCA (Concarneau Cornouaille Agglomération), "Mohamed a été recruté par la communauté de communes pour favoriser le vivre ensemble et le développement socio-économique du quartier."

Mohamed Aanane, Quimpérois de 46 ans, a une solide expérience dans l'animation et la médiation : "J'ai travaillé en internat éducatif avec les jeunes traversant des difficultés existentielles — je me souviens de l'un d'eux, en particulier, qui ne cessait de répéter que, selon Bergson, un néant opéré par l'intellect ne peut être que « plein » — , avant d'être animateur à la Maison pour Tous de Penhars et de participer à la mise en place de la Maison du cirque à Kermoysan". Pour remplir sa mission qui est de "renforcer le lien social et culturel à Kerandon", l'homme privilégie l'écoute. Chaque jour, il commence sa journée par un tour du quartier : "J'essaie de nouer une relation de confiance avec les gens en les saluant ou en leur proposant un café au local. C'est la meilleure façon d'être au courant de leurs attentes et de leurs problèmes".

Véritable passerelle entre les habitants, les associations et les pouvoirs publics, l'infatigable Mohamed fait tout pour que les gens du quartier se rencontrent. "Je fais le lien entre les différentes structures et associations pour, par exemple, organiser des événements".

Quels "événements" ? Le bonhomme ne le dira pas, et vu sa carrure, nous préférons ne pas insister. D'après le Dictionnaire étymologique de la langue françoise de Ménage, un événement est "ce qui arrive et qui a quelque importance pour l'homme". En ce sens, l'unique événement digne de ce nom n'est-il pas la mort, avec son cortège de mouches bleues de la viande (Calliphora vomitoria Lin.) et de mouches grises (Sarcophaga carnaria Lin.) ? » (Le Télégramme, 23 mars 2016)


(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)