samedi 28 juillet 2018

Interlude

Jeune fille lisant Philosopher tue de Jean-Guy Floutier

Bergson et le néant


« M. Pinel cite dans le Traité de la manie l'exemple d'un fanatique qui, voulant purifier les hommes par le baptême de sang, commence par égorger ses enfants, et allait faire subir le même sort à sa femme, si elle n'avait fui. Seize ans après, la veille de Noël, il égorge deux aliénés renfermés avec lui à Bicêtre, après avoir frappé le surveillant ; "et il eût, ajoute M. Pinel, égorgé tous les habitants de l'hospice si l'on n'eût arrêté les efforts de sa fureur homicide, tant il était ulcéré  par l'affirmation de Bergson disant que le néant n'est qu'un pseudo-concept sans essence ou une simple contre-possibilité de l'être affirmé". » (Jean-Étienne Esquirol, Note sur la monomanie homicide, Paris, J.-B. Baillière, 1827)

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

L'évadé (Georges Simenon)


Le tout premier grincement eut lieu le lundi 2 mai, à huit heures du matin.
À huit heures moins cinq, comme d'habitude, la cloche du lycée de garçons avait sonné et les élèves épars dans la cour pavée de briques rouges s'étaient groupés en longues files devant les classes.
Tout à gauche, du côté du château d'eau, s'alignaient les petits de septième et de sixième, rouges encore et ébouriffés d'avoir couru. À mesure que l'on avançait vers la droite, on rencontrait de plus grands garçons et les derniers, en costume d'homme, avaient des voix rauques et une ombre de moustache aux lèvres.
Les rayons du soleil étaient pointus, l'air vif. On devinait, vers les remparts, la rumeur cuivrée d'une musique militaire et les sirènes annonçaient que c'était l'heure de la marée et que les bateaux de pêche, en file indienne, quittaient le port de La Rochelle.
La minute était quasi rituelle. Devant chaque porte, une file de garçons patientait. Et les professeurs, encore groupés l'instant d'avant, se serraient la main, gagnaient la tête d'une colonne.
Chaque professeur a son tempo à lui. Certains arrivent tête baissée, marchent droit à la porte de la classe et s'effacent pour laisser entrer les élèves sans même les voir.
D'autres, qui s'avancent lentement, savourent cette prise de possession quotidienne, observent les enfants un à un, font claquer le pouce et l'index pour mettre la colonne en marche.
Peu à peu, la cour se vide. Les portes se referment les unes après les autres...
Or, ce jour-là, les élèves de quatrième B restèrent seuls dehors, frémissant déjà à l'espoir d'un imprévu. J.P.G., le professeur d'allemand qui devait leur faire la classe du matin, n'était pas arrivé.
La tenue de la colonne s'en ressentit. Le rang fut moins droit, puis plus droit du tout. Des rires succédèrent aux murmures. Le surveillant, qui, de l'autre bout de la cour, avait flairé quelque chose, se mit en marche, sa tête rousse flambant au soleil, mais il n'eut pas le temps d'arriver.
J.P.G. surgissait déjà par l'entrée des professeurs, la serviette sous le bras, l'œil plus farouche que jamais, les moustaches plus sombres. Il marchait à grands pas et il arriva cette chose inouïe qu'il dépassa la colonne, comme s'il eût oublié que, ce jour-là, c'était à la quatrième B qu'il donnait son cours. 
Il venait d'être victime de ce que Heidegger nomme la « résolution devançante », qui se caractérise comme le fait de « se projeter en silence et en s'exposant à l'angoisse sur l'être-en-faute le plus propre » !

(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Météore conceptuel


Au début de l'Étoile mystérieuse, Tintin, qui vient d'observer la météorite à l'aide du télescope de l'Observatoire, dit au professeur Calys : « On dirait... On dirait une grosse boule de feu..... ». Calys le lui confirme : « C'est une boule de feu !... Une énorrrme boule de feu ! »

Et l'on pense ici à la mésaventure arrivée à l'ontologue wurtembourgeois Martin Heidegger. Grâce à ce dernier, l'orage qui éclata le 12 octobre 1925, entre midi et une heure, sur la ville de Marbourg, en Allemagne, est resté dans les annales de la philosophie.

L'« ami de la sagesse » se trouvait dans une chambre, assis, le dos tourné au foyer et tout près d'un cordon de sonnette, lorsque sa méditation fut interrompue par un violent coup de tonnerre : au même moment, il vit un concept apparaître devant lui ; il était du diamètre d'un œuf de caille (25 millimètres), et entouré de fumée noire ; il éclata comme un canon, et la chambre fut remplie de fumée et d'une odeur suffocante de soufre et de minéraux en fusion. Heidegger ne fut pas atteint par la décharge, mais légèrement égratigné par un fragment de carreau de vitre. Le météore conceptuel, auquel le philosophe donnera plus tard le nom d'être-jeté (die Geworfenheit), ne fut très probablement qu'une des divisions de la décharge totale qui atteignit le bâtiment.


Le 12 mars 1926, Heidegger présentera son nouveau concept à Husserl, à l'occasion d'une réception pour les soixante-sept ans de celui-ci, et le phénoménologue en restera « comme deux ronds de frite », d'après Karl Jaspers qui assistait à la scène.

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Force de l'habitude


À chaque instant, dans la caverne du conscient, la pensée du suicide roule et gronde comme un torrent en furie, comme une pièce d'artillerie monstrueuse. À la longue, cela n'effraie plus. On devient comme l'ouvrier qui commande le marteau-pilon d'une usine, ou quelque habitant des rives du Niagara.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

      Brigitte Bardot lisant les Scènes de la vie de Heidegger de Jean-René Vif

Un passe-temps comme un autre


Je cultive la désagrégation de l'étant comme d'autres le paradoxe ou la saxifrage ombreuse.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Sandwich au jambon


Le théorème du sandwich au jambon, ou théorème de Stone-Tukey, peut s'énoncer de façon imagée en disant qu'il est possible de couper en quantités égales, d'un seul coup de couteau ou autre objet tranchant, le jambon, le fromage et le pain d'un sandwich.

Formellement, étant donné n parties Lebesgue-mesurables et de mesures finies d'un espace euclidien de dimension n, il existe au moins un hyperplan affine divisant chaque partie en deux sous-ensembles de mesure égale.

Comme l'a noté Gragerfis, ce résultat ouvre des perspectives aux maniaques de la dissection, par exemple les Chinois (dont le Chou-king décrit cinq supplices consistant à découper un condamné en morceaux), et à l'homme du nihil impatient de dilacérer son Moi pour échapper aux affres de l'haeccéité.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Hallucination


Le 23 décembre 1888, courroucé par une remarque désobligeante de Gauguin, Van Gogh se tranche le lobe de l'oreille gauche avec un rasoir puis va l'offrir à une prostituée. Dans la soirée du lendemain, une infirmière vient changer son pansement. Elle est assez avenante, et comme le pansement est dangereusement proche des « parties sacrées » du peintre, ses manipulations provoquent subito presto un raidissement terrible de l'organon 1 de ce dernier. Très excitée, l'infirmière lui demande alors de la « prendre comme un pécari », et il s'exécute. Le 7 février, le docteur Delon demande son internement pour « hallucinations auditives et visuelles ». L'infirmière n'avait jamais existé que dans le cerveau dérangé de l'excentrique Hollandais !

1. « Outil » ou « instrument » en grec ancien. C'est le nom scolastique utilisé pour désigner un ensemble de traités, principalement de logique, attribués à Aristote.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)


Libre arbitre


Pas plus que l'évêque Berkeley, l'homme du nihil n'admet l'irresponsabilité absolue du monstre bipède, mais il se défie de sa perversité instinctive, de sa propension irrésistible au mensonge, et des impulsions morbides auxquelles il n'est pas toujours libre de se soustraire (par exemple, celle de proférer le vocable reginglette).

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Interlude

        Jeune femme lisant la Mathématique du néant de Włodzisław Szczur

Humilité


Il existe des villes qui portent ces noms : Oulan-Bator, Valparaiso, Yokohama. Mais de tout cela, l'homme du nihil ne connaît rien. Il ne quitte pour ainsi dire jamais La Bourboule, qu'il nomme son « matelas-tombeau ». Son Moi, qui sait toujours où le trouver, en profite pour le le bourreler incessamment. Mais n'étant rien, pourquoi l'homme du nihil devrait-il considérer ce qui lui arrive comme immensément important ? Ses tribulations ne sont qu'une minuscule secousse dans l'univers, et produisent à peu près le même effet qu'une mouche qui s'écrase contre une vitre à l'automne, c'est-à-dire rien.

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Crise de vers


Un homme s'est suicidé par arme à feu ce vendredi, vers 11 h 30, sur un banc de la rue des Meuniers, à Clermont-Ferrand. Il a, semble-t-il, discrètement actionné un pistolet de calibre 6,35 millimètres dissimulé sous sa veste. Touché au niveau de l'abdomen, le désespéré, âgé de 77 ans, n'a pu être réanimé par les pompiers et l'équipe du Smur dépêchés sur place.

Peu de temps avant, il s'était pourtant vanté d'avoir, comme le poëte Mallarmé, « victorieusement fui le suicide beau », d'après l'un de ses proches. Était-ce de l'ironie ? Se sentait-il « gonflé à bloc », pensant être parvenu à dépasser le moment spéculatif hégélien d'identification du réel avec le rationnel ? Selon  les enquêteurs, toutes les hypothèses sont permises. (La Montagne, 21 avril 2017)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Retour aux choses mêmes


Dès 1909, Heidegger lit les Logische Untersuchungen d'Edmond Husserl, dont il attend « un secours décisif pour avancer dans l'intelligence des questions soulevées par Brentano » et qu'il relira, les années suivantes, de manière « incessante ». Fasciné par le « retour aux choses mêmes » que prône Husserl, Heidegger accorde désormais la plus grande importance aux racines, au terreau, à l'humus, au crottin de cheval, et il ne manque jamais de s'en procurer pour fumer son jardin existential. 

Au cours des expéditions en forêt qu'il fait pour se ravitailler, il trouve parfois des cadavres de mammifères (phalangers, marmoses, cayopollins) et tout lui est prétexte à étudier « l'étant », dont l'omniprésence l'obsède de plus en plus. Mais il peine encore à unifier les différentes acceptions de l'être identifiées par Aristote...

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Hobby


Comme le caravaning, l'homicide de soi-même est une marotte si économique et si récréative que tout « ami de la sagesse » ne peut que devenir un suicidé enthousiaste, passés les ennuyeux prolégomènes de la raison pure.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

vendredi 27 juillet 2018

Interlude

       Jeune femme lisant la Mélancolie bourboulienne de Léon Glapusz

Un poissard


Le professeur Paul Cantonneau, de l'Université de Fribourg, aisément reconnaissable à sa moustache en accent circonflexe et à son binocle, est un être « poursuivi par le guignon ».

Dans l'Étoile mystérieuse, alors qu'il vient de monter à bord de l'Aurore, il est assommé par la valise de Tintin que Philippulus le Prophète a malignement laissé choir du haut du mât. C'est à cette occasion qu'il déclare — et l'on croirait entendre un « homme de la Nature et de la Vérité » venant d'être frappé par l'idée du Rien — « Je... j'ai reçu un coup terrible... comme un poids énorme qui m'est tombé sur la tête... ».

Dans les Sept Boules de cristal, il tombe dans un sommeil léthargique après qu'une boule de cristal lancée par l'indien Chiquito a atterri dans son bureau. — C'est ce qu'on appelle ne pas avoir de veine !

Dans sa Theologia Platonica, Marsile Ficin, ce représentant majeur du néoplatonisme médicéen, recommande expressément d'éviter la compagnie de tels « dévergeots ».


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Ravages


Le temps, ce diabolique diadoque, écrase la pachyméninge du Dasein comme ferait une énorme valise en cuir de vache. Il n'en laisse qu'un amas de pierres brûlées, de scories et d'écumes semblables aux laves du Vésuve, que la fermentation intérieure souleva et rejeta jadis hors du sein de la terre sous les cris des paysans de Pouzol effrayés.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

La Fabrique à paroles veut « créer du lien »


« Patricia Le Calvez, fondatrice de l'association paimpolaise L'image qui parle, organise tout l'été ses "rendez-vous" dans son local de la Fabrique à paroles. Elle présente en ces termes l'objet de son association :

"L'image qui parle a plusieurs axes, mais ses activités portent principalement sur l'image, la parole et le son. Tout cela est participatif, nous travaillons autour de projets avec les habitants pour animer la vie de quartier. Nous avons par exemple organisé un vide-grenier lors de l'ouverture de la Fabrique à paroles. De telles animations procurent à l'étant existant — le fameux Dasein des existentialistes — une consolation face à la difficulté d'être soi et à l'angoisse d'exister. On se rend compte que les gens ont besoin de se rencontrer et d'avoir un lieu pour le faire. C'est ce que les sociologues appellent la « grégarité du monstre bipède ».

Nous avons testé de nombreux ateliers auprès du public et allons pouvoir nous appuyer dessus pour la suite. L'atelier de chant en cercle par exemple a bien fonctionné, il y a eu un réel engouement, donc on pense le renouveler dans l'année. Une soirée jeux avec la société Grimoire a eu beaucoup de succès, on a senti une envie de remettre ça, surtout pour les soirées d'automne et d'hiver où il n'est pas rare que la pensée de se détruire « souffle et siffle dans la mâture », pour parler comme l'écrivain Pierre Loti. Il y avait une super ambiance." » (Ouest France, 30 août 2014)


(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

Nœud trivial


En théorie des nœuds, le théorème de Fary-Milnor dit qu'en dimension trois, une courbe fermée simple, si elle est lisse et que sa courbure totale est assez petite (inférieure ou égale à 4 π), ne peut être qu'un nœud trivial.

Ceci la différencie de l'haeccéité, ce nœud gordien que l'homme du nihil s'escrime en vain à défaire et qu'il doit finalement trancher en employant le taupicide, un revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe, ou en se jetant dans un puits busé.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Interlude

          Jeune fille lisant Forcipressure d'Étienne-Marcel Dussap

Tératogène


Tant que le Moi n'est pas violemment réfrigéré par l'idée du Rien, il est flottant et incertain ; comme la nature antédiluvienne, il n'engendre que des monstres.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Résistance des matériaux


Pour éprouver sa robustesse, j'entasse sur ma gabardine conscientale des jours entiers d'inaction, de solitude et de suicide.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

La vie du corps (Tobias Wolff)


Wiley, souffrant un soir de solitude, se rendit dans un bar de North Beach tenu par un type qui avait été un de ses collègues au lycée. Il regarda un match de base-ball, après quoi il entama la conversation avec la femme assise à côté de lui. Elle était vétérinaire. Elle s'appelait Kathleen.

Elle avait des yeux très verts, « verts comme les prairies d'Érin », lui dit-il, et elle rit, renversant la tête en arrière et décidant — il le devinait, il le voyait venir — de laisser les choses suivre leur cours. Elle était un peu ivre. Elle le touchait en parlant, au poignet, à la main, une fois même à la cuisse, pour bien se faire comprendre. Wiley hochait la tête mais n'entendait pas ce qu'elle disait. Ça se bousculait dans sa tête.

Il se voyait déjà pénétrer dans l'intimité de cette bougresse et envisageait d'organiser son étude selon trois axes principaux. Tout d'abord, parce que le concept d'individuum revêt sa première signification dans l'ordre de la physique et de la physiologie, comme en témoigne l'Abrégé de Physique de la deuxième partie de l'Éthique, il examinerait les traits distinctifs et caractéristiques de l'individu au sens premier, en tant qu'il s'agit d'un individu corporel quelconque. Dans un second temps, il restreindrait l'analyse au cas du corps humain, en tant que son statut de chose corporelle extrêmement complexe, de corps hautement individué, permet de le concevoir dans les termes d'un dispositif artificiel et d'un automate. Enfin, il s'agirait de déterminer dans quelle mesure l'être individué du corps humain constitue le modèle de l'individuation de l'esprit, afin de préciser l'enjeu de la conception spinoziste de l'identité psycho-physique comme identité individuelle, ou identité d'un seul et même individu.

Mais il fallait bien commencer quelque part et il décida de lui mettre, comme on dit, « la main au pot ».


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Mélancolie de l'Esquimau


« Tout le monde sait que les Lapons et les Esquimaux, presque condamnés à une nuit éternelle, sont réduits à l'état de marmottes. Tristes et moroses, paresseux, leur vie est celle d'un végétal ; la mélancolie, chez eux, est endémique : arrivés à un certain âge, ils se laissent presque mourir de faim, si les plus jeunes d'entre eux ne pourvoient à leurs besoin. Et comme cette vie de tristesse et de léthargie éternelles est plutôt un fardeau pour eux qu'un bienfait, ils la terminent par le suicide quand ils le jugent opportun. » (Paul-Ferdinand Gachet, Étude sur la mélancolie, Paris, 1864)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

          Jeune fille lisant l'Appel du nihil de Martial Pollosson

Frustration


Jerzy Nikodem Kosinski, né Józef Lewinkopf le 18 juin 1933 à Łódź, est un écrivain américain d'origine juive polonaise, auteur entre autres de L'Oiseau bariolé (The Painted Bird, 1965) et de La Présence (Being There, 1971). Attiré par les « cougars » mais se jugeant trop vieux pour en séduire aucun, il décide de mettre fin à ses jours. Le 3 mai 1991, à New York, le littérateur ulcéré prend des barbituriques copieusement arrosés d'alcool et s'allonge dans sa baignoire avec un sac en plastique sur la tête. Le matin, sa femme, Katherina von Fraunhofer, le retrouve mort. Comme dans le cas de la femme Woolf 1, Gragerfis se refuse à qualifier ce suicide de « philosophique ».

1. Virginia Woolf, que Gragerfis appelle « un bas-bleu impénitent » et qui souffrait, selon lui, d'importants troubles mentaux.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Malebranche vs. Descartes


« Une maison à l'écart de la rue, dans le quartier de Brélévenez, à Lannion. La haie est taillée, une échelle sortie dans le jardin. Et à une vingtaine de kilomètres de là, une autre maison, au jardin impeccable, dans la rue de Baloré, à Bégard. C'est dans ces deux habitations, à la porte désormais fermée par des scellés, qu'ont été retrouvés, hier, les corps de deux femmes, présentant de nombreuses plaies.

Plus tôt dans la journée, vers 9 heures, un homme âgé de 64 ans s'était présenté au commissariat de Lannion, s'accusant d'avoir porté des coups mortels à son épouse puis à sa mère. Ce retraité des télécoms venait sur les conseils d'un ami, à qui il avait confié avoir commis "une grosse bêtise". Dans le même temps, cet ami avait prévenu la gendarmerie.

"Selon ses déclarations, il s'est fâché d'abord avec sa femme pour un motif assez futile". indique Gérard Zaug. Selon le procureur de la République de Saint-Brieuc, l'homme aurait tenté de convaincre sa moitié que "le point d'appui de la philosophie est la lumière naturelle créée, la réflexion de l'esprit sur soi, autrement dit le cogito". Mais la femme, disciple de Malebranche, ne l'entendait pas de cette oreille et en tenait mordicus pour "la lumière divine elle-même".


Courroucé, le retraité a d'abord frappé son épouse avec un rouleau à pâtisserie, puis avec un marteau. "Dans la foulée, il s'est rendu chez sa mère à Bégard, poursuit le magistrat, et il l'a expédiée avec le même marteau. Il a expliqué aux enquêteurs qu'il adorait sa mère, mais qu'il la soupçonnait de souscrire aux thèses du chanoine Roscelin — or il n'a jamais pu souffrir le nominalisme". 

Le sexagénaire, assisté par son avocat, a été entendu par les policiers toute la journée d'hier. Il leur a indiqué que l'arme se trouvait à son domicile. Les enquêteurs ont retrouvé le marteau en suivant ses indications — il était caché sous des chaussettes — et découvert le corps de son épouse, âgée de 63 ans. » (Le Télégramme, 6 août 2014)

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Spaltung


Otto Weininger, dans Sexe et caractère, cite une lettre de Keats à Richard Woodhouse du 27 octobre 1818 : « Lorsque je suis dans une pièce avec d'autres gens et si je ne suis pas en train de songer aux créations de mon esprit, alors mon propre Moi ne se retrouve pas avec lui-même, mais l'identité de chaque personne présente commence à faire pression sur moi, au point que je suis annihilé en très peu de temps. »

Cette labilité de l'identité n'est-elle pas le signe d'une faiblesse, d'un vide intérieur chez le poëte emblématique du romantisme anglais, par ailleurs grand amateur de vins de Bordeaux, de combats de boxe et de balades champêtres ? C'est la conclusion qui semble s'imposer, mais Gragerfis y voit plutôt « un trait primaire de l'affection hystérique, qui repose sur une faiblesse innée de la capacité de synthèse psychique ». De leur côté, Josef Breuer et Sigmund Freud considèrent que le Moi de Keats était sujet à des états de conscience particuliers qu'ils définissent comme des « états hypnoïdes », proches de l'état de rêve et caractérisés par une difficulté à associer qui provoque un « clivage de conscience » (Sur le mécanisme psychique des phénomènes hystériques, 1893). 

Mais cette notion de conscience hypnoïde reste bien vague... Changeant son fusil d'épaule, Freud va, en 1924, étendre le concept de clivage au champ de la psychose, dans laquelle, à ses yeux, le Moi se laisse emporter par le ça et se détache d'un morceau de la réalité.


Pour l'homme du nihil, se détacher de la réalité empirique est un passe-temps aussi récréatif qu'indispensable, mais quant à se laisser emporter par le ça, il ferait beau voir!

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)