mardi 11 septembre 2018

Reginglette


L'on remonta à cheval pour errer encore dans les montagnes, et lorsqu'on eut marché environ une heure, l'on vit paraître le Juif errant. Il prit sa place accoutumée entre Velasquez et moi, et reprit en ces termes la suite de son histoire :

« Tout est prétexte à rancœur pour celui que l'idée du suicide démange. Par exemple : le vocable reginglette. »

Ici, j'interrompis le Juif errant et lui observai que l'eucharistie semblait appartenir uniquement à la religion chrétienne.


(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)

Calvinisme


Il y a quelque chose de la sévérité honnête, de la sincérité consciencieuse, de la gravité austère du protestant dans la mort volontaire par ingestion de taupicide ou de champignons vénéneux. Ce sont des suicides presbytériens.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Sémiologie


L'homme de science prend les phénomènes tels qu'ils se donnent aux sens, alors que le génie les considère dans ce qu'ils signifient. Le cylindre, la tourte, les « crottes de lapin », et jusqu'au gaspacho grumeleux du diarrhéique, sont pour lui des représentations concrètes de quelque chose d'abstrait et de profond. Comme Herder l'écrivait en 1774, « l'excrément est symbole, manifestation de l'âme en relation avec l'univers ».

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Sommation


Au réel : « L'un de nous deux doit disparaître ! »

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Interlude

Jeune femme lisant Prière d'incinérer. Dégoût de Luc Pulflop

Cornifle


Nous fûmes à cheval d'assez grand matin. Le Juif errant, qui ne croyait pas que nous pussions partir d'aussi bonne heure, s'était beaucoup éloigné. Nous fûmes longtemps à l'attendre ; enfin il parut, reprit sa place auprès de moi et commença en ces termes :

« Le cornifle immergé aussi appelé cornifle nageant ou cératophylle épineux (Ceratophyllum demersum) est une espèce de plante aquatique de la famille des Ceratophyllaceae, à tige dépourvue de racine. Le cornifle constitue une excellente nourriture pour les poissons herbivores. »

Arrivé à ce point de son récit, le Juif errant s'éloigna, et Velasquez nous assura qu'il ne lui avait rien appris de nouveau, et que tout cela se trouvait dans le livre de Jamblique.


(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)

Fraternisation impossible


L'homme du nihil est un être qui ne « fraternise » pas. Au banquet de la vie, il fait couvert à part. La « fraternisation », il la laisse à ceux qui cherchent chez autrui une confirmation de leur problématique existence. Il aime rire mais a la chance de pouvoir, comme l'hyène, rire seul. En un mot, il n'a besoin de personne, son « odieux Moi » lui suffit amplement.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

L'amateur d'eau froide


« Il vécut quatre-vingt trois ans, et n'eut jamais aucun autre goût dominant, si ce n'est le désir passager de boire du vinaigre. »

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Un penseur fécond


La seule idée originale que j'aie jamais eue, c'est que je vais mourir.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Interlude

Jeune femme lisant l'Océanographie du Rien de Raymond Doppelchor

Gerard Ter Borch le jeune


On se remit en route d'assez bonne heure, on suivit un chemin qui nous conduisit dans les vallées les plus intérieures de la chaîne, et au bout d'une heure l'on aperçut le Juif Assuérus, qui vint prendre sa place entre Velasquez et moi et qui reprit en ces termes la suite de son histoire :

« Gerard Ter Borch le jeune... »

Comme le Juif errant en était à cet endroit de son récit, nous arrivâmes au gîte, et il se perdit dans les montagnes.


(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)

Un long portement de croix


C'est par des jours entiers d'inaction, de solitude et de suicide que l'homme foule la douloureuse vendange de sa rédemption éternelle dans le Rien.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

lundi 10 septembre 2018

Un « pue des pieds » : le reclus Abraam


« Parmi les privations que s'imposaient quelques solitaires, saint Épiphane signale l'abstention des bains... Il y en eut qui allaient plus loin encore, en se refusant les soins de la propreté la plus élémentaire. De ce nombre furent saint Hilarion et le reclus Abraam, qui ne se lava jamais les pieds ni le visage. » (Dom J.-M. Besse, Les moines d'Orient antérieurs au concile de Chalcédoine, H. Oudin, Paris, 1900)

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Hydre


Rébecca, s'adressant au Bohémien, lui dit : « Lorsqu'on est venu vous interrompre, vous nous disiez, je crois, que les deux dames, s'étant assurées de n'être point vues, traversèrent la rue pour entrer dans la maison du chevalier de Tolède ». Le chef bohémien, voyant que l'on désirait avoir la suite de son histoire, en reprit le fil en ces termes :

« L'hydre ou polype d'eau douce est un pluricellulaire complexe d'apparence végétale. Les savants considèrent que ce polype est quasi immortel, du fait de ses capacités régénératrices. Il possède six à dix tentacules urticants qui entourent, révérence parler, la bouche-anus, et reconstitue rapidement les parties qui lui sont enlevées. Un polype s'accroche généralement par son pied au milieu environnant mais il peut aussi migrer et se suspendre à la surface de l'eau par tension superficielle. Sans point d'accroche, le polype ne nage pas et coule lentement dans l'eau, semblable en cela au suicidé philosophique. »

Comme le Bohémien en était à cet endroit de son récit, on le vint interrompre ; il fut obligé de nous quitter et l'on se sépara.


(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)

Interlude

Jeune fille lisant les Pensées rancies et cramoisies de Johannes Zimmerschmühl

Principe vital


Dans un corps souffrant, le principe vital est le même que dans les autres corps ; mais si les organes, fatigués du tintamarre de l'existence, ne sont plus désireux de recevoir ce principe, comme c'est le cas chez le suicidé philosophique, la mort ne tarde guère à arriver, avec son cortège de mouches bleues de la viande (Calliphora vomitoria Lin.) et de mouches grises (Sarcophaga carnaria Lin.). Et malgré le bourdonnement importun de ces diptères, le désespéré trouve enfin le calme.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Un affreux rogomme


« C'est de l'étant, n'est-ce pas?... La seule fois que j'en aie goûté, j'en ai pris trois jours de migraine, des vomissements de bile verte, un dévoiement sans pareil. »

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Une figure d'épouvante


Comme le cruel martichoras, cette bête anthropophage à la triple rangée de dents décrite par Pline, l'haeccéité ne justifie que trop la haine et la terreur qu'elle inspire à tous. Des cachots, des oubliettes, des cages de fer, des échafauds et des chaînes, voilà les monuments de son règne sur l'étant existant.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Pointes punji


La pensée est une fosse subreptice, garnie de pals sécants.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Interlude

Beauté slave lisant Georges Sim et le Dasein de Maurice Cucq

Muge


Le Juif errant, étant arrivé près de nous, en fut quitte pour quelques reproches assez vifs que le cabaliste lui fit dans une langue que je n'entendais pas. Ensuite, il lui ordonna de se tenir près de mon cheval et de reprendre son histoire à l'endroit où il l'avait laissée. L'infortuné vagabond ne répliqua pas et commença en ces termes :

« Le muge est un poisson des mers tempérées appelé aussi mulet, se nourrissant de matières organiques en décomposition dans la vase des fleuves, et dont la chair est très estimée. Œufs de muge séchés. »


Je ne sais quel bruit dans la caravane interrompit le récit du Juif errant. Il en profita pour s'évader, et bientôt nous arrivâmes au gîte. Notre repas était préparé et même servi. Nous mangeâmes avec l'appétit ordinaire aux voyageurs, et lorsqu'on eut ôté la nappe, nous allâmes nous coucher.

(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)

Déboires de l'étant existant


D'après l'ontologue Martin Heidegger, le Dasein est, dès l'origine, immergé dans une situation dont il n'a pas la maîtrise et qui détermine un horizon de contraintes auquel il ne peut se soustraire.  Il est « exposé aux maléfices de puissances occultes ; à l'aide de batteries cachées, on lui envoie des secousses, des décharges électriques ; on fait passer des courants contraires à travers sa personne ; on aimante ses cheveux, ses yeux, ses dents et sa langue ; on galvanise tout son système circulatoire ; on lui fait respirer des poudres invisibles et des "atmosphères Lafarge" ; on lui subtilise sa salive; on le dessèche intérieurement au moyen d'un feu concentré ; on le place pendant son sommeil sous une grande machine pneumatique ; on le fait vivre au milieu d'odeurs malsaines ; on contamine son linge de corps, etc. »

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Dormir


Quand l'homme du nihil n'est pas occupé à dilacérer son Moi, il passe son temps à dormir (ou à s'y efforcer). Comme le poëte Baudelaire, il pourrait s'exclamer : « Je veux dormir ! Dormir plutôt que vivre ! » Car dans le sommeil, il dépouille sa pâteuse redingote d'haeccéité pour se vautrer avec délices dans le Grand Indéfini d'Anaximandre, et cette voluptueuse fusion avec l'Un lui ferait presque voir « la vie en beau ».

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Grands moyens


En Angleterre, dans le grand arsenal de Woolwich, M. Rennie, célèbre philosophe de la famille des empiristes logiques, a construit une forge destinée à la fabrication des gros concepts, où les machines sont mues par un récepteur à vapeur.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

dimanche 9 septembre 2018

Interlude

Jeune femme cherchant le Monocle du colonel Sponsz de Hermann von Trobben

Encart publicitaire


Loin des tumultes de la pensée contemporaine, de ses éclats idéologiques et de ses prétentions, se tient une philosophie généreuse et magistrale : celle du Rien. Elle ne plonge pas le sujet pensant, à force de paradoxes et de sophismes, dans le désarroi de l'incompréhension. Au contraire, elle l'attrape par le colback et le convainc, alternant paroles douces et bourrades, que sous la surface des choses il n'y a rien, que la « réalité empirique » n'est qu'un indigeste coulis de hasard, et que la seule échappatoire à ce fétide margouillis est l'homicide de soi-même.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Alcoolats


On se rassembla d'assez bonne heure et le Bohémien, se trouvant de loisir, reprit en ces termes le fil de son histoire :

« Dans la solitude, s'enivrer des alcoolats du Rien. À savoir, primo : nier l'existence de la matière ; deuzio : se tuer. »

Lorsque le Bohémien en fut à cet endroit de son récit, on vint l'appeler ; et lorsqu'il fut sorti, Velasquez prit la parole et dit : « En vérité, je redoute extrêmement cette histoire. Toutes celles du Bohémien commencent d'un air fort simple et l'on espère en voir bientôt la fin, point du tout, une histoire en renferme une autre, qui en contient une troisième. » Mais Rébecca le pria de « clore son bec ».


(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)

Zombie


L'homme moderne, cet être qui « communique » comme l'on respire, fait penser à un cadavre victime d'un sortilège vaudou, à un mort qui parle. Mais il correspond aussi très bien à la définition que donne Léon Bloy du bourgeois, à savoir un individu « qui ne fait aucun usage de la faculté de penser et qui vit ou paraît vivre sans avoir été sollicité, un seul jour, par le besoin de comprendre quoi que ce soit ».

En d'autres termes, bien qu'il incarne à merveille le Rien, il n'a jamais été visité par l'idée du Rien — ni par aucune autre idée, à vrai dire.


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Page de journal


« À 11 heures, commencé la lecture d'Être et Temps. La poussière qui s'en dégage fait de ces pavés d'existentialisme allemand un séjour atroce. J'arrive à midi à la fin du premier chapitre avec un sentiment de délivrance. Dans ces convois de concepts, on est entassé et abruti comme des veaux dans la voiture d'un boucher. La poussière odieuse, le sans-gêne du Dasein, la chaleur, les cahots, la file sans fin d'être-quelque-chose, tout se ligue pour rendre matériellement impossible de prendre le moindre intérêt au paysage parcouru. »

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)