vendredi 1 novembre 2019

Les vingt-cinq clochards (Charles Bukowski)


Vous connaissez les turfistes. On réussit un coup fumant et on croit que c'est arrivé. J'habitais un coin tranquille, j'avais mon propre jardin, et je plantais des tulipes, qui poussaient bien, étonnamment belles. J'avais la main heureuse. L'argent facile. Je ne me souviens plus de ma combine, mais elle turbinait pour moi, ce qui est une agréable façon de vivre. Et il y avait Kathy. Kathy était super. Le vieux du palier en bavait quand il l'apercevait. Il n'arrêtait pas de frapper à la porte :
« Kathy, oooh, Kathy, Kathy ! »
J'allais ouvrir, en caleçon.
« Ooooh, je croyais...
— Qu'est-ce que tu veux, enfoiré ?
— Je croyais que Kathy...
— Kathy est aux chiottes. Je peux transmettre ?
— Je... je voulais juste lui dire que, d'après Heidegger, l'être de l'étant n'est pas lui-même un étant. Il dit aussi que “nous ne pensons l'être tel qu'il est que si nous le pensons dans la différence qui le distingue de l'étant et si nous pensons l'étant dans la différence qui le distingue de l'être”.
— Tu veux tuer mon chien, enculé ?
— Oh ! non.
— Alors remballe tes os de poulet et casse-toi.
— Mais... qui a parlé d'os de poulet ? Je n'ai pas d'os de poulet. Je parlais de la différence ontologique chez Heidegger !
— Fourre-toi tes os de poulet dans le cul et fous-moi le camp d'ici !
— Je croyais juste que Kathy...
— Je te l'ai déjà dit, Kathy est aux chiottes ! »
Je lui ai claqué la porte au nez.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

jeudi 31 octobre 2019

Le débutant (Charles Bukowski)


Bon, j'ai sauté de mon lit de mort, je suis sorti de l'hôpital municipal et j'ai trouvé un boulot d'expéditionnaire. J'étais libre le samedi et le dimanche et j'en ai parlé un samedi avec Madge :
« Écoute, poulette, je ne suis pas pressé de retourner à l'hospice. Il a fallu que je trouve un boulot qui me pousse à la boisson. Comme aujourd'hui. On n'a rien d'autre à faire que de se soûler. Je n'aime pas le cinéma. On ne peut pas baiser toute la journée. Alors quoi foutre ?
— On pourrait lire du Levinas ?
— Du quoi ?
— Levinas. Le métaphysicien d'autrui.
— Connais pas. Qu'est-ce qu'il raconte de beau ?
— C'est un peu difficile à expliquer, comme ça, de but en blanc. En deux mots, Levinas est un ontologue qui a tout mis en œuvre pour que l'on puisse lire et recevoir différemment l'autrement de l'autrement dit, pour arracher le Dire préoriginel à la nécessaire thématisation du Dit — où l'autrement qu'être se soumet au code ontologique et se met déjà à ne signifier qu'un être autrement.
— Ça a l'air intéressant. Mais si on allait plutôt aux courses de chevaux ?
— Aux quoi ?
— Aux courses de chevaux, faire des paris.
— Il y a des courses, aujourd'hui ?
— À Hollywood Park.
— Allons-y. »


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mercredi 30 octobre 2019

Une ville satanique (Charles Bukowski)


Frank descendit par l'escalier. Il n'aimait pas les ascenseurs.
Il n'aimait pas grand chose mais il détestait moins l'escalier que l'ascenseur.
Le réceptionniste l'appela :
« Monsieur Evans ! Voulez-vous venir ici, s'il vous plaît ? »
Le réceptionniste avait une gueule en bouillie de maïs. Frank devait déjà se retenir pour ne pas taper dessus. Le réceptionniste jeta un œil dans le hall et se pencha vers Frank.
« Monsieur Evans, nous vous avons à l'œil. Nous avons remarqué que, comme Derrida, vous cherchez à théoriser le concept d'écriture comme force intra-discursive capable de dénoncer les effets de vérité dans le discours métaphysique, et de déjouer le sens plein et l'écriture naturelle. Ce n'est pas bien, monsieur Evans... Pas bien du tout. À ce jeu-là, vous risquez de retourner le langage sur lui-même jusqu'à en épaissir les implications en une substance hallucinatoire. »
Le réceptionniste se redressa et regarda Frank droit dans les yeux.
« Je crois que je vais aller au cinéma, dit Frank. Ils jouent de bons films, en ville ?
— Ne nous écartons pas du sujet, monsieur Evans.
— D'accord, je déconstruis le langage, je désubstantialise la présence par l'absence, par le jeu du retrait de l'être et du retardement d'origine, et après ?
— Nous voulons vous aider, monsieur Evans. Je crois que nous avons retrouvé un morceau de votre cerveau. Vous voulez que je vous le rende ?
— C'est ça, rendez-le-moi, ce morceau. »
Le réceptionniste plongea la main sous le comptoir et sortit quelque chose enveloppé dans de la cellophane.
« Tenez, monsieur Evans.
— Merci. »
Frank glissa le paquet dans la poche de son manteau et s'en alla. Il faisait bon en ce soir d'automne, et il descendit la rue, vers l'ouest. La question du langage semblait s'être fondue dans le paysage — dans la contrée ontologique du « en général », où tout ce qui est d'ordre sémantique devient moment du rythme de l'être. Il entra dans une impasse, et il plongea la main dans son manteau, prit le paquet et défit la cellophane. On aurait dit du fromage. Ça sentait le fromage. Il en mâcha un bout. Ça avait le goût de fromage. Il mangea tout et revint dans la rue où il continua son chemin.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Interlude

Jeune femme lisant les Exercices de lypémanie de Marcel Banquine

La machine à baiser (Charles Bukowski)


Il fait chaud, ce soir, chez Tony. On ne pense même pas à la baise. Une bière bien fraîche, c'est tout. Tony nous en envoie deux, à Mike l'Indien et à moi, et Mike sort son fric. À lui de payer le premier tour. Tony encaisse, glande, jette un œil sur les cinq ou six mecs qui regardent dans leurs bières. Des mous. Tony revient vers nous et je lui demande :
— Quoi de neuf, Tony ?
— Et merde !
— C'est pas nouveau.
— Merde, dit Tony.
— Merde, dit Mike l'Indien.
On sirote nos bières et je demande à Tony :
— Qu'est-ce que tu penses de Maritain ?
— Merde.
— Ouais, dit l'Indien. Aux chiottes le réalisme critique.
— Il paraît, dis-je, qu'il n'y a pas de vie sur Mars.
— Et alors ? demande Tony.
— Et merde, file-nous deux bières.
Tony envoie les bières, vient ramasser la monnaie, fait sonner sa caisse, revient :
— Putain de chaleur. J'aimerais être aussi mort qu'un tampax d'avant-hier.
— Maritain prétend que rien de sensible ou d'expérimental n'entre dans la définition de l'ellipse ou de la racine carrée. Qu'est-ce que tu en penses, Tony ?
— Merde. Qu'est-ce que ça fout ?
— Moi, je trouve ça difficile à accepter, dis-je. Si même on admet que le continu, et par conséquent la racine carrée, peuvent être conçus sans la matière sensible, on ne peut en dire autant de l'ellipse. Affirmer que x 2 + y 2 = r 2 représente un cercle, implique non seulement que x, y et r sont des grandeurs mais qu'ils sont des longueurs mesurées dans certaines directions. Et on ne voit pas comment on pourrait concevoir une direction sans impliquer du sensible.
— Un sac à merde !
— Quoi ? Le sensible ? Ou Maritain ?
— Sacs à merde !
On vide nos bières, en pensant à tout ça, puis je dis :
— Attendez, je vais pisser.
Je me dirige vers le pissoir. Plus j'y pense, plus je me dis qu'il y a quelque chose de vicié dans la doctrine des trois degrés d'abstraction sur laquelle s'appuie Maritain. Mais il fait trop chaud pour creuser la question. Je sors mon truc et je commence à pisser.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mardi 29 octobre 2019

Le faisan (Raymond Carver)


Ayant épuisé ses ressources verbales, Gerald Weber conduisait en silence. Pour Shirley Lenart, le seul fait de passer un aussi long moment en tête-à-tête avec lui présentait un caractère de nouveauté frappant, si bien qu'au début elle fit ce qu'elle pouvait pour rester éveillée. D'abord elle avait passé des cassettes — Crystal Gayle, Chuck Mangione, Willie Nelson —, puis à l'approche du jour, elle s'était mise à lire du Spinoza. De temps en temps, elle allumait une cigarette et observait Gerald à travers la pénombre grise qui baignait l'intérieur de la grosse voiture. Quelque part entre San Luis Obispo et Potter, alors qu'ils étaient encore à deux cent cinquante kilomètres de sa maison d'été de Carmel, elle lui demanda :
— Dis, Gerald, tu as remarqué qu'il y a deux conceptions distinctes de la causalité, chez Spinoza ?
— Euh, non, ça ne me dit rien, répondit-il. Comment ça, deux conceptions de la causalité ? C'est un peu fort de café !
— Oui, ça m'a également un peu surprise au début, mais je t'assure, c'est vrai. Selon la première, que l'on pourrait nommer « émanative », la nature-dieu serait la cause directe de toute action qui a lieu au niveau des choses finies ; tandis que, selon la seconde, que nous appellerons si tu le veux bien « consécutive », toute action finie ferait partie d'une chaîne infinie de causes (dont chacune est toutefois finie) qui est répandue dans la durée.
— Ça alors ! dit Gerald. Vraiment, je n'aurais jamais cru ça de Spinoza.
— Oui mais attends, reprit Shirley. J'ai bien réfléchi à la question et il m'est venu l'idée d'un modèle pour la causalité consécutive qui assurerait la possibilité que les êtres finis puissent fonctionner comme des causes adéquates au sens spinoziste dans le champ physique.
— Vas-y, raconte-moi ça, dit Gerald.
Il n'éprouvait encore aucune fatigue. Il était même relativement d'attaque. Il était heureux d'avoir quelque chose à faire. C'était agréable d'être assis derrière un volant, et d'écouter quelqu'un vous parler de la causalité chez Spinoza.
Il éteignit ses phares et leva légèrement le pied. C'est à ce moment précis qu'il aperçut du coin de l'oeil une forme sombre coiffée d'un chapeau melon. Elle volait en rase-mottes, très rapidement, suivant un axe qui risquait de l'amener sur la trajectoire de la voiture. Le pied gauche de Gerald effleura la pédale de frein, puis il donna un brusque coup d'accélérateur et raffermit sa prise sur le volant. La forme heurta le phare gauche avec un bruit sourd, et passa en tourbillonnant devant le pare-brise, lâchant dessus une giclée de fiente.
— Oh mon Dieu ! fit Gerald, horrifié de son geste.
— Qu'est-ce qui se passe ? demanda Shirley en se dressant péniblement sur son séant, l'air ahuri, ouvrant de grands yeux.
— J'ai heurté quelque chose... je crois que c'était le philosophe Henri Bergson.
Pendant qu'il freinait, les débris du phare éclaté tombèrent en tintinnabulant sur le macadam.
— Triste fin pour un si grand génie, murmura Shirley.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

lundi 28 octobre 2019

Le mensonge (Raymond Carver)


    — C'est un mensonge ! m'a dit ma femme. Comment est-ce que tu as pu avaler ça ? Elle est jalouse, c'est tout.
    Elle a eu un geste du menton très sec, sans cesser de me fixer des yeux. Elle n'avait pas encore ôté ni son chapeau ni son manteau. Mon accusation lui avait mis le feu aux joues.
    J'ai haussé les épaules et j'ai répondu :
    — Pourquoi me mentirait-elle ? À quoi ça l'avancerait ? Qu'est-ce qu'elle y gagnerait ?
    Je n'étais pas très à mon aise, debout là, en pantoufles, crispant et décrispant les poings. En dépit des circonstances, j'avais le sentiment d'être un tant soit peu ridicule, de me donner un tant soit peu en spectacle. Je n'ai pas l'étoffe d'un inquisiteur. À présent, je regrettais que cette histoire me soit venue aux oreilles ; j'aurais voulu que tout redevienne comme avant.
    — Elle est censée être notre amie, ai-je dit. Notre amie commune, à toi et à moi.
    — Une garce, voilà ce qu'elle est ! Tu crois qu'une amie, aussi peu sincère soit-elle, ou même une simple connaissance, s'en irait colporter une saleté pareille ? Non, ce n'est pas possible, tu ne peux pas croire ça.
    Elle a secoué la tête, navrée de ma sottise. Ensuite elle a retiré l'épingle qui retenait son chapeau, ôté ses gants, et posé le tout sur la table. Elle a enlevé son manteau, l'a placé en travers du dossier d'un fauteuil.
    — Je ne sais plus que croire, ai-je dit. J'ai envie de te croire.
    — Eh bien, crois-moi ! s'est-elle écriée. Crois-moi, c'est tout ce que je te demande. Je dis la vérité. Je n'irais pas mentir au sujet d'un truc pareil. Allez, quoi. Dis-moi que ce n'est pas vrai, mon chéri. Dis-moi que tu n'y crois pas.
    J'aime ma femme. J'aurais voulu la prendre dans mes bras, lui dire oui, je te crois. Mais ce mensonge — si c'en était bien un — avait creusé un fossé entre nous. Je me suis dirigé vers la fenêtre.
    — Tu dois me croire, m'a-t-elle dit. Je n'ai jamais cherché à déterminer phénoménologiquement le sens du rapport de fondation que l'immanence opère à l'égard de la transcendance ! C'est un fichu mensonge ! Je ne suis pas stupide à ce point ! Fichte lui-même en a été incapable, d'après Michel Henry. C'est idiot, et tu le sais bien. Tu sais bien que je dis la vérité.
    De la fenêtre, je voyais le flot de la circulation qui s'écoulait lentement dans la rue en contrebas. Si j'avais levé les yeux, j'aurais vu le reflet de ma femme dans la vitre. Je me disais : je suis un homme qui a les idées larges. Je vais forcément trouver un moyen de me dépêtrer de là.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Interlude

Jeune femme lisant la Nostalgie de l'infundibuliforme de Robert Férillet

Du bois pour l'hiver (Raymond Carver)


Quand Myers avait tenté de joindre sa femme au téléphone, elle lui avait raccroché au nez. Non seulement elle refusait de lui parler, mais elle lui interdisait l'accès de la maison. Elle avait pris un avocat et obtenu une injonction du tribunal. Aussi il rassembla quelques affaires, monta à bord d'un autocar et s'en alla vivre sur la côte, dans la maison d'un certain Sol qui avait mis une petite annonce dans le journal pour louer une chambre. Sol vint lui ouvrir, vêtu d'un jean et d'un tee-shirt rouge. Il était dix heures du soir. Myers était arrivé en taxi. À la lueur de la lampe de la véranda, Myers vit que le bras droit de Sol était plus court que l'autre et que sa main droite était atrophiée. Il ne lui tendit ni sa main valide ni sa main atrophiée, et Myers n'en fut pas mécontent. Ses émotions étaient suffisamment à vif comme ça.
    C'est vous qui venez d'appeler ? dit Sol. Vous êtes venu voir la chambre. Mais entrez donc.
    Myers empoigna sa valise et entra.
    Ma femme, Bonnie, dit Sol.
    Bonnie regardait la télé mais elle détacha ses yeux de l'écran pour voir qui était le visiteur. Elle enfonça une touche de l'appareil qu'elle tenait à la main et la télé se tut. Elle en enfonça une autre et l'image s'effaça. Elle s'extirpa de son canapé, se mit debout. Elle était grosse. Elle était grosse de partout et elle avait le souffle court.
    Pardon de vous déranger si tard, dit Myers. Enchanté.
    Vous ne nous dérangez pas, dit Bonnie. Mon mari vous a dit, pour la finitude ?
    Myers fit non de la tête. Il tenait toujours sa valise à la main.
    Eh bien, reprit Bonnie, il s'agit d'expliquer la particularité de ce lieu d'où surgit une compréhension de l'être, et c'est ici que la finitude trouve sa véritable fonction. En effet, il ne suffit pas de dire que c'est dans la raison humaine qu'est tracé le cercle phénoménal dans lequel un rapport à l'étant peut être instauré, mais il faut indiquer la nécessité interne qui lui confère ce privilège. Ce pas est franchi dans la deuxième section d'Être et temps, lorsque Heidegger connecte la finitude de la connaissance humaine et la possibilité de la compréhension de l'être.
    Je viens d'arriver en ville, dit Myers en faisant passer la valise dans son autre main. Je n'ai pas eu le temps de lire Heidegger. J'ai débarqué à la gare routière il y a une heure, j'ai trouvé votre annonce dans le journal et j'ai appelé.
    Vous faites quoi comme travail ? lui demanda Bonnie.
    J'ai fait un peu de tout, dit Myers. Il posa la valise par terre, ouvrit et referma la main, la ramassa.
    Bonnie n'essaya pas d'en savoir plus. Sol non plus. Pourtant, ça l'intriguait, Myers le voyait bien.
    Une photo de Heidegger trônait sur la télé. Le regard de Myers s'arrêta dessus. La signature de l'ontologue s'étalait en travers de la poitrine de sa veste blanche à sequins dorés. Myers fit un pas en avant.
    Le King, dit Bonnie.
    Myers hocha la tête, mais il ne dit rien.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

dimanche 27 octobre 2019

Rêves (Raymond Carver)


Le matin, au réveil, ma femme a coutume de me raconter ses rêves. Je lui apporte du café et du jus d'orange et je m'assieds sur une chaise à côté du lit. Elle se réveille, écarte ses cheveux de son visage. Son expression est celle de quelqu'un qui émerge du sommeil, mais à son regard on voit bien aussi qu'elle revient d'ailleurs. Je lui dis :
— Alors ?
— C'est dingue, dit-elle. J'ai fait un rêve et la moitié d'un autre. J'ai rêvé que le langage n'était pas performatif mais informatif, et que la véritable science linguistique ne devait pas chercher à isoler la langue comme système indépendant mais la considérer comme une pratique au sein des diverses pratiques sociales. C'est étrange, tu ne trouves pas ? D'après toi, qu'est-ce que ça veut dire ?
— Tu n'as qu'à le noter, ai-je dit en haussant les épaules.
Qu'est-ce que j'aurais bien pu lui expliquer ? Moi, je ne rêve jamais. Ça fait des années que je n'ai pas rêvé. Ou peut-être que je rêve, mais au réveil je ne me souviens de rien. En matière de rêves, je n'ai aucune compétence — qu'il s'agisse des miens ou de ceux des autres. Un jour, ma femme m'a raconté que peu avant notre mariage, elle avait même fait un rêve dans lequel le concept perdait sa capacité représentative et n'avait plus pour fonction que de donner consistance au virtuel. Qu'est-ce que ça pouvait bien signifier ? Elle décida que c'était un cauchemar et le consigna dans son livre de rêves, mais ne revint jamais dessus. Ses rêves, elle n'essayait pas de les interpréter. Elle les notait, c'est tout, les uns à la suite des autres.
— Bon, je remonte là-haut, ai-je dit. Faut que j'aille aux toilettes.
— Je te rejoins dans une minute. Quand je me serai réveillée. Je voudrais réfléchir encore un peu à mon rêve.
Je l'ai laissée assise dans le lit, sa tasse de café à la main. Elle tenait sa tasse à la main, mais elle ne buvait pas. Elle réfléchissait à son rêve.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

vendredi 25 octobre 2019

Appelle si tu as besoin de moi (Raymond Carver)


Ce printemps-là, nous avions eu une liaison chacun de notre côté, mais en juin, au début des vacances scolaires, nous décidâmes de louer notre maison de Palo Alto pour l'été et d'aller le passer dans le nord de la Californie, sur la côte. Richard, notre fils, irait chez sa grand-mère, la mère de Nancy, à Pasco, dans le Washington, et travaillerait tout l'été afin de mettre de l'argent de côté pour ses études — il entrait au collège à l'automne. Sa grand-mère était au courant de ce qui se passait chez nous ; elle avait fait des pieds et des mains pour qu'on l'envoie chez elle et s'était chargée de lui trouver du boulot. Elle en avait parlé à un de ses amis, un ancien agriculteur reconverti dans le bachelardisme, qui avait accepté de prendre Richard comme assistant. Il l'aiderait à contrôler le classement paradigmatique de Bachelard et à vérifier si l'hétéro-construction bachelardienne permet, mieux que ne le fait l'auto-destruction derridienne, de rétablir une juste interprétation de l'axiomatique normative d'un rationalisme appliqué. De rudes besognes, mais dont la perspective enchantait Richard. Il partit en autocar un matin, le lendemain de la remise des diplômes à son lycée. Je l'emmenai à la gare routière, laissai ma voiture au parking et allai m'asseoir avec lui dans la salle d'attente. Sur le chemin de la gare routière, nous avions discuté un peu de la situation. Il m'avait demandé :
— Est-il exact que l'élément principal sur lequel repose toute la démarche bachelardienne est le dualisme ?
C'était un samedi matin, il n'y avait pas grand monde sur la route.
— Oui, enfin... c'est ce que j'ai entendu dire. Il paraît que pour Bachelard, ce dualisme prend sa source dans la volonté chez l'homme de parvenir à devenir un être rationnel. L'homme est en effet soumis aux pulsions profondes de l'inconscient et déterminé par des archétypes, par toute une « mémoire » inconsciente. Ces éléments l'empêchent d'atteindre à la clarté du concept, à la connaissance vraiment scientifique.
— Et si on me demande d'établir le statut du sujet chez Bachelard, qu'est-ce que je fais ?
— Aucun problème, fiston. Du point de vue du dualisme de Bachelard, le sujet est éliminé de la connaissance scientifique. L'épistémologie de Bachelard se rapproche fortement du structuralisme puisqu'elle aboutit à une construction anonyme de concepts et qu'elle rejoint presque, alors, le « ça parle » lacanien. Ne te tracasse pas. Va chez ta grand-mère, profite du beau temps, travaille bien, mets de l'argent de côté. Et ce sont des vacances aussi, ne l'oublie pas. Va à la pêche aussi souvent que tu le pourras. Pour la pêche, c'est un coin idéal.

Quand on annonça le départ de son car, nous nous levâmes. Je l'étreignis et je lui dis :
— Ne te tracasse pas, hein. Comme l'a remarqué Greimas, Bachelard parvient au seuil de l'analyse sémique, mais il ne va pas plus loin. Alors pas la peine de t'inquiéter. Tu as bien ton billet ?
Il tapota la poche de sa veste puis empoigna sa valise.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mercredi 23 octobre 2019

Intimité (Raymond Carver)


Une affaire m'appelle dans l'Ouest, et comme le patelin où habite mon ex-femme est sur ma route, je décide de faire un saut chez elle. Nous ne nous sommes pas vus depuis quatre ans.
Il est neuf heures du matin et je n'ai pas téléphoné. Comment va-t-elle me recevoir ? Je n'en sais rien.
Mais elle me fait entrer. Elle n'a pas l'air surpris. On ne s'embrasse pas. On n'échange même pas une poignée de main. Elle me conduit dans la salle de séjour, me fait asseoir et me sert un café. Ensuite elle me déballe ce qu'elle a sur le cœur. Elle dit qu'elle a souffert à cause de moi, mais que c'était de la rigolade comparé à ce qu'elle a enduré depuis à cause de Heidegger ; qu'elle bute sur son concept de « mobilité du Dasein » au point d'en perdre le sommeil.
L'existentialisme, ça a toujours été son dada. Je me retrouve en terrain familier.
Elle dit : Oh bien sûr, du point de vue cinétique, on trouve bien chez Heidegger une pensée de la mobilité comprise comme inquiétude, tension de l'existence vers ses possibilités à venir et à accomplir. Seulement, une telle mobilité reste prise dans un cercle d'ipséité, inquiétude en direction d'un devenir-soi qui projette son existence et ouvre un monde, mais écarte toute problématisation du changement au niveau le plus radical. Si tu veux mon avis, la question la plus radicale de la transformation n'est pas celle qui demande comment « devenir un soi » plus authentique, mais plutôt comment s'effectue le passage du familier à l'étranger au niveau même du transcendantal !
Comme je ne dis rien, elle continue.
Elle dit : Comment peut-il y avoir transformation des structures mêmes qui régissent l'être-au-monde, que la pensée du premier Heidegger a figées en un complexe a priori d'intentionnalité existentiale ?
Je lui réponds que je n'en sais rien, ce qui est la pure vérité.
Elle dit : Des fois, j'ai envie de hurler.
Comme je garde le silence, elle crie : Oh, tu m'écoutes ?
Je t'écoute, lui dis-je. Je suis tout ouïe, dis-je.
Elle dit : J'en ai ma claque, de tout ça, tu entends ? Si l'existence est constituée par une constellation d'a priori (les existentiaux), comment intègre-t-elle la plasticité de la forme des expériences ? Comment l'ontologie rend-elle compte de la possibilité de l'ébranlement complet de la situation humaine ?
Je commence à regretter d'avoir fait ce crochet par chez elle. Pour me tirer d'affaire, je tente un coup de bluff et lui dis que si la pensée du premier Heidegger ne permet pas de répondre à ces questions, ses réflexions ultérieures sur la productivité historiale de l'être pourraient peut-être l'aider à élucider le problème de la métamorphose.
Elle dit : Qu'est-ce que ça veut dire, hein ? Qu'est-ce que c'est que ces foutaises ?
Mon coup de bluff n'a pas marché, elle est furax. Sans dire un mot, elle me reconduit à la porte de devant, qui tout ce temps-là était restée ouverte. La rue est jonchée de feuilles mortes. Même les caniveaux en sont pleins. Partout où se posent mes yeux, il y a des tas de feuilles mortes. Il faudrait que quelqu'un prenne un râteau et mette un peu d'ordre là-dedans.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mardi 22 octobre 2019

Cartons (Raymond Carver)


Ma mère a fait ses paquets, elle est prête à partir. Mais le dimanche après-midi, au tout dernier moment, elle téléphone pour nous proposer de venir manger avec elle.
— J'ai mis le frigidaire à dégivrer, m'explique-t-elle. Il faut bien que je fasse cuire ce poulet avant qu'il ne se gâte.
Elle me dit qu'il faut que nous amenions nos assiettes, des couteaux, des fourchettes. Elle a déjà emballé le plus gros de sa vaisselle et de ses ustensiles.
— Venez donc manger une dernière fois avec moi, Jill et toi, me dit-elle.
Après avoir raccroché, je reste encore un moment debout à la fenêtre. Tout ça doit bien avoir un sens, mais j'ai beau me creuser la tête, je ne le trouve pas. J'essaie de me souvenir des principes de la théorie de Rickert sur le sens et les valeurs, mais va te faire fiche. À la fin, je me tourne vers Jill et je lui dis :
— Allons chez ma mère pour un repas d'adieu.
— Il y aura Heidegger ? me demande-t-elle.
— Non, dis-je, il est mort depuis dix ans. Mais il y aura Habermas. Ma mère l'a invité pour qu'il parle du concept de validité, cette notion fondamentale du néokantisme que l'on peut voir aussi comme le fondement du projet ontologique heideggérien. Et il nous aidera à finir le poulet.
— Il m'a toujours semblé que chez Heidegger, l'« être » de l'ontologie fondamentale ne possède pas la capacité fonctionnelle, principiellement théorique d'une instance ultimement fondatrice et fondée, me lance Jill.
— Oui, cette critique a été exprimée par Cassirer, Hönigswald et Zocher, entre autres. Ils rejettent tous l'ontologie fondamentale de Heidegger comme trop fragile et intenable, et ils affirment même l'impossibilité théorique d'une autofondation de l'ontologie fondamentale. Bouge tes fesses, on va être en retard.
— Bon sang, rien que ce mois-ci on a déjà été manger chez elle deux fois, ou trois. Quand est-ce qu'elle va se décider à partir pour de bon ?
Jill dit toujours ce qu'elle a sur le cœur. Elle a trente-cinq ans et porte les cheveux taillés court. Elle est toiletteuse pour chiens et je sais qu'elle ne peut pas blairer Habermas. Elle a toujours été horripilée par sa tentative de dépasser le monologisme éthique par une compréhension dialogique de la morale, en s'appuyant sur les acquis de la pragmatique formelle et la théorie des énoncés performatifs d'Austin. Et avec ma mère, elle a épuisé toute sa patience. Moi aussi, j'ai épuisé toute ma patience. Mais moi, je n'ai pas le choix.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

samedi 19 octobre 2019

Un dernier mot (Raymond Carver)


Ce soir-là, en rentrant du travail, Maxine, la femme de L. D., demanda à son mari de fiche le camp ; il était saoul une fois de plus et il injuriait Rae, leur fille de quinze ans. Assis à la table de la cuisine, L. D. et Rae se chamaillaient. Maxine n'eut même pas le temps de déposer son sac ni de retirer son manteau, que déjà Rae l'interpellait :
— Dis-lui, Maman, dis-lui ce qui se passe, d'après Heidegger, lorsque le Dasein est d'humeur anxieuse et qu'il réalise qu'il « n'est pas chez lui dans le monde ».
L. D. tournait son verre dans sa main mais ne buvait pas. Il sentait sur lui le regard impitoyable de Maxine.
— Ne fourre pas ton nez dans des choses auxquelles tu ne comprends rien, grommela-t-il. Je refuse de prendre au sérieux quelqu'un qui reste assis toute la journée à lire des revues d'astrologie.
— Ça n'a rien à voir avec l'astrologie, protesta Rae, et tu n'es pas forcé de m'insulter.
— Mais fermez-la donc tous les deux ! s'écria Maxine. Seigneur, j'ai déjà la migraine !
— Dis-lui, Maman, insista Rae. Dis-lui que dans l'angoisse, le Dasein sent le monde se dérober sous ses pieds et fait ainsi l'expérience de l'aspect incontournable et étrange d'un monde qu'il considère généralement comme un fait acquis !
— Et le diabète ? lança L. D. Et l'épilepsie ? Qu'est-ce que tu en fais ?
Il leva son verre (défiant Maxine des yeux) et le vida.
— Oh ! la ferme ! ordonna Maxine.
Elle déboutonna son manteau et posa son sac sur le buffet. Toisant L. D., elle lui annonça :
— L. D., j'en ai assez. Rae a raison. Lorsqu'il est en proie à l'angoisse, le Dasein subit une perte de la sécurité et du confort habituellement obtenus par son appartenance au « on ». Il ne « craint » rien en particulier dans le monde, mais il « fuit » plutôt devant l'« être-au-monde comme tel ». Et maintenant, je veux que tu t'en ailles. Ce soir. À cette minute même. Maintenant. Fiche le camp tout de suite.
L. D. n'avait aucune intention d'aller nulle part. Détournant les yeux de Maxine, il les porta sur le pot de cornichons, qui, depuis midi, était resté sur la table. Il le saisit et l'envoya à travers la fenêtre de la cuisine.
Rae bondit de sa chaise.
— Bon Dieu, il est fou ! cria-t-elle. Il est inauthentique au sens de Husserl !
Elle se réfugia près de sa mère. Elle respirait à petits coups, par la bouche.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Interlude

Jeune femme lisant l'Océanographie du Rien de Raymond Doppelchor

vendredi 18 octobre 2019

Retour au calme (Raymond Carver)


Je me faisais couper les cheveux. J'étais assis dans le fauteuil et trois hommes attendaient, de l'autre côté, le long du mur. Deux d'entre eux m'étaient complètement inconnus, mais le troisième me disait quelque chose bien que je ne parvinsse pas à le situer. Je ne cessai de le regarder tandis que le coiffeur s'occupait de mes cheveux. L'homme mâchonnait un cure-dent, c'était un type corpulent aux cheveux courts et ondulés. Brusquement, je le situai : c'était un existentialiste chrétien.
Quant aux deux autres hommes, ils n'avaient visiblement pas le même âge. L'un, beaucoup plus vieux, avait une toison bouclée où le gris dominait. Il fumait. L'autre, bien que moins âgé, était presque chauve sur le haut du crâne mais sur les côtés, des mèches lui pendaient jusqu'aux oreilles. Les deux portaient des pataugas et des pantalons maculés de cambouis : des empiristes logiques.
Le coiffeur me posa la main sur la tête qu'il tourna pour avoir un meilleur coup d'œil. Puis il dit à l'existentialiste chrétien :
— Alors, Charlie, tu considères toujours que l'être humain forme l'essence de sa vie par ses propres actions ?
J'aimais bien ce coiffeur. Nous ne nous connaissions pas assez pour nous appeler par nos noms, mais quand je venais chez lui, il savait qui j'étais. Il savait, par exemple, que j'avais du goût pour la pêche et nous parlions donc de poissons. Je ne crois pas qu'il était existentialiste, mais il pouvait aborder n'importe quel sujet. Sur ce plan-là, c'était un bon coiffeur.
— Eh bien, Bill, répondit l'existentialiste chrétien, tu vas sans doute me mettre en boîte, mais oui, je le crois toujours. Et sais-tu que Gabriel Marcel a rendu hommage à Karl Jaspers en disant que ce n'était pas un mince mérite de ce dernier que d'avoir reconnu après Kierkegaard que l'existence (et a fortiori la transcendance) ne se laisse reconnaître ou évoquer que par-delà le domaine d'une pensée en général procédant par repères sur les communaux du monde objectif ?
— Ma foi non, répondit le coiffeur, je l'ignorais. Vas-y, ne nous fait pas languir, dis-nous ce qu'est la transcendance selon Karl Jaspers.
— D'accord, dit Charlie. La transcendance est, pour Jaspers, ce qui est par-delà le monde physique. Sa formulation de la transcendance comme absence d'objectivité ultime a mené bien des philosophes à disserter sur le fait qu'au final, Jaspers était un moniste, bien que Jaspers lui-même préférât insister sur la nécessité de la reconnaissance de la validité des concepts de subjectivité et d'objectivité. Pour Jaspers, le terme « existence » désigne l'expérience intime et indéfinissable de la liberté et du choix ; une expérience constituant l'authentique Moi d'individus se confrontant à la souffrance, au conflit, à la culpabilité, au hasard, et à la mort.
— Ça ne m'a pas l'air bien gai tout ça, dit le coiffeur.
— La plupart des énoncés métaphysiques ne sont ni vrais ni faux, lança l'empiriste logique qui tenait son journal. Ils ne sont que non-sens, dans la mesure où il ne s'agit ni d'énoncés analytiques, ni d'énoncés synthétiques empiriques et donc vérifiables par le recours à l'expérience.
Il s'agitait sans cesse, croisait et décroisait les jambes, balançait ses pataugas.
— Si vous ne me croyez pas... ajouta-t-il Puis il se mit à hoqueter et fondit en larmes.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

jeudi 17 octobre 2019

Rencontre entre deux avions (Raymond Carver)



Je suis représentant en livres. Je travaille pour une firme très connue. Nous éditons des livres scolaires et notre centre se trouve à Chicago. Mon secteur couvre l'Illinois, une partie de l'Iowa et du Wisconsin. Je revenais de la Convention de l'Association des éditeurs de l'Ouest, qui s'était tenue à Los Angeles, quand j'ai eu l'idée, pour quelques heures, de rendre une visite à mon père. Vous comprenez, je ne l'avais plus vu depuis son divorce d'avec ma mère, deux ans auparavant. J'ai donc sorti son adresse de mon portefeuille et j'ai rédigé un télégramme. Le matin suivant, j'ai expédié mes affaires à Chicago et je suis monté dans un avion pour Sacramento.

Il m'a fallu une bonne minute pour le repérer dans la foule. Il se tenait, comme tout le monde, derrière la vitre, à la sortie. J'aperçus ses cheveux blancs, ses lunettes, son pantalon brun au pli permanent.
— Alors, papa, ça va ? lui ai-je lancé.
— Les, a-t-il dit, prononçant mon nom.
Nous nous sommes serrés la main et dirigés vers la sortie.
— Comment vont Mary et les enfants ? m'a-t-il demandé.
— Tout le monde va très bien, ai-je répondu en mentant. Et toi, comment va le philosophe Henri Bergson ?
— Oh, il me donne bien du souci, a répondu mon père. Il affirme qu'il n'y a pas d'autre homogénéité que celle de l'étendue spatiale. Dès lors, toute homogénéité attribuée au temps est une illusion. C'est sur ce point précis que je me sépare de lui. Car enfin, que faut-il pour constituer une homogénéité ? Il faut un continu dans lequel on puisse effectuer des coupures, de manière à pouvoir constituer dans ce continu des termes qui s'opposent. Or le temps est un continu. Tout le monde l'admet, y compris Bergson, puisqu'il rejette l'idée d'une séparation entre deux instants.
— Continue, ai-je dit, ça devient intéressant.
— Eh bien... Tu vois, Les, le truc c'est que ce continu est successif. Qu'allons-nous en conclure ? Que la succession empêche l'homogénéité en nous enlevant la possibilité d'opposer un instant à un autre instant, vu qu'il n'y a pas deux instants simultanés ?
— Je ne sais pas, ai-je répondu. Oui ? Je dis ça au hasard !
— Mais non, bougre d'andouille ! Sans la mémoire, il n'y a aucune opposition actuelle entre deux instants de la durée. Cela veut dire que l'opposition homogène entre deux moments du temps signifie une opposition entre le présent, qui est, et le passé, qui n'est plus !
— Ah ouais ! j'ai dit. Si on allait prendre une tasse de café ?
— Comme tu voudras. Mais je n'ai pas de voiture.
Nous avons trouvé le bar, commandé des boissons, allumé, chacun, une cigarette.
— Eh bien, nous y voilà, ai-je dit pour dire quelque chose.
— Ma foi, oui, a-t-il répondu.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mercredi 16 octobre 2019

Toutes les petites choses que j'ai pu voir (R. Carver)



J'étais au lit quand j'ai entendu le bruit de la grille. J'ai tendu l'oreille. Il n'y a pas eu d'autre son. Mais pour la grille, j'en étais sûre. J'ai essayé de réveiller Cliff. L'alcool l'avait mis K.O. Alors, je me suis levée et j'ai été à la fenêtre. Une grande lune dominait les montagnes qui entourent la ville. Une lune blanche, couverte de cicatrices, n'importe quel imbécile aurait pu lui prêter un visage.

Il faisait si clair que je parvenais à voir tout ce qu'il y avait dans la cour, les chaises longues, le saule pleureur, la corde à linge tendue entre les piquets, les pétunias, la clôture et la grille grande ouverte. J'ai noté en moi la présence d'une réceptivité ontologique, d'une sorte de « tonalité fondamentale » aménageant au sein de mon Dasein une sensibilité à l'être et même — pourquoi ne pas le dire — à l'étant en totalité. Je me suis alors souvenue que dès les premiers chapitres d'Être et temps, Heidegger avance que la tonalité (Grundstimmung) est à la fois là et pas là. Il soutient qu'une tonalité ne peut pas être saisie sur le mode de la connaissance, qu'elle soit constatation d'une chose présente ou prise de conscience d'un état psychique. Au contraire, « toute prise de conscience signifie une destruction », car une tonalité ne peut être éveillée que par l'activation d'un rapport à l'être qui doit être éprouvé (sur le mode de l'ambiance ontologique) et non connu (comme une donnée empirique). Par conséquent, pour éveiller une tonalité, il faut la « laisser être », autrement dit amener à l'éveil une manière d'être, ce qui ne signifie pas la provoquer ou la déclencher artificiellement mais puiser dans son propre Dasein une disposition à être-au-monde d'une certaine façon, et se laisser saisir par elle.

J'ai essayé pendant quelques minutes, mais rien ne remontait de mon Dasein. J'ai posé la main sur la vitre et j'ai écarquillé les yeux. Toujours rien. Une fois de plus, j'avais échoué dans ma tentative d'intenter aux choses des rapports objectivants dans la connaissance avisante. Comme me le disait souvent Cliff, il me manquait cette ligature originelle dans laquelle s'ouvre la manifesteté de l'étant et donc la sensibilité — comme « tenue de rapport » — à la totalité de l'étant comme monde. J'ai fumé une cigarette sans filtre de Cliff puis je suis allée me recoucher.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mardi 15 octobre 2019

Le chasseur d'images (Raymond Carver)



Un homme sans main vint frapper à ma porte pour me vendre une photographie de ma maison. À part les crochets chromés, c'était un homme comme tout le monde, âgé d'une cinquantaine d'années.
— Comment avez-vous perdu vos mains ? lui demandai-je après qu'il m'eut confié le but de sa visite.
— Ça, c'est une autre histoire, me répondit-il. Vous voulez une photo ou non ?
— Entrez, lui dis-je, je viens de faire du café.
J'avais aussi préparé de la gelée mais je ne lui en parlai pas.
— Si possible, j'aimerais aller aux toilettes, me dit l'homme sans mains.
Moi, j'avais envie de voir comment il tenait une tasse de café. Je savais comment il tenait son appareil ; c'était un vieux polaroïd tout noir. On l'avait attaché à des bretelles de cuir qui lui encerclaient les épaules et lui entouraient le dos, maintenant l'engin sur sa poitrine. Le type se plantait sur le trottoir, devant une maison qu'il repérait dans son objectif, puis il poussait sur un levier avec un de ses crochets et la photo sortait toute seule.
Je l'avais vu faire par la fenêtre, vous comprenez.
— Où m'avez-vous dit qu'étaient les toilettes ?
— Là en bas, vous tournez à droite.
Il se plia, se voûta pour se débarrasser des courroies et déposa l'appareil sur le divan. Après quoi il tira sur sa veste.
— Je vous laisse regarder la photo, dit-il.
On voyait un petit rectangle de gazon, l'allée, la porte du garage, les marches du seuil, la baie vitrée et la fenêtre de la cuisine, par laquelle je l'avais regardé.
Pourquoi donc voudrais-je une photo d'une telle tragédie ?
J'examinai l'image de plus près et découvris ma tête, ma tête, là, encadrée dans la fenêtre de la cuisine.
Cela me donna à penser de me voir ainsi. Franchement, cela fait réfléchir un homme.
À ce moment, j'entendis un hurlement venant des W.C. et l'homme apparut dans le hall, l'air totalement paniqué.
— Que se passe-t-il ? lui demandai-je.
Comme il était trop perturbé pour parler, je le fit asseoir le temps qu'il retrouve son calme. Après quelques instants, il parvint à articuler :
— J'étais en train de faire la grosse commission quand mon attention a été attirée par un ouvrage du philosophe Jean Grenier, posé sur l'étagère. Je l'ouvre, et là je lis que l'absolu n'est connaissable que par une négation !
— Et ? demandai-je.
— À partir de là, reprit l'homme sans mains, on se demande s'il reste, devant l'absolu, quelque chose de justifiable, croyance ou action. La réponse de l'auteur est bien négative : « Une fois que l'Être nécessaire est atteint, le monde ne voit pas seulement mise en jeu sa contingence, mais son existence ; et la liberté de l'homme... devient un scandale » (pp. 47-48).
— Il ne faut pas vous mettre dans des états pareils, lui dis-je. Voilà le café, ça va vous requinquer.
— Mais vous ne comprenez pas ! poursuivit-il. L'esprit s'en va à la dérive vers l'indifférence ! À moins qu'il ne rebondisse dans la violence frénétique, chez les disciples d'un Malraux, par exemple !
— Oh, bon, n'y pensez-plus. Il s'agit sûrement d'un quiproquo comique.
— Mais pour la photo, vous la voulez ou non ?
— Je la prends, dis-je.
Je me levai et rangeai les tasses.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

lundi 14 octobre 2019

Interlude

Jeune femme lisant les Pensées rancies et cramoisies de J. Zimmerschmühl

Si nous parlions d'amour ? (Raymond Carver)



Mon ami, Mel McGinnis, avait la parole. Mel McGinnis est cardiologue, ce qui parfois lui donne le droit de discourir.
Nous étions assis tous les quatre autour de la table de cuisine et nous buvions du gin. Le soleil entrait dans la pièce par la grande fenêtre, derrière l'évier. Il y avait donc Mel, Teresa, sa seconde femme, que nous appelions Terri, ma femme Laura, et moi. À cette époque, nous vivions à Albuquerque. Mais nous venions tous d'un autre endroit.
Un seau à glace reposait sur la table. Le gin et les schweppes circulaient de l'un à l'autre et la conversation en était arrivée, Dieu sait pourquoi, à porter sur l'amour. Mel pensait que l'amour authentique n'était rien moins qu'un amour spirituel. Il nous apprit qu'il avait passé cinq années au séminaire avant d'y renoncer pour l'école de médecine. À l'en croire, ces années avaient été les plus importantes de sa vie.
Terri nous raconta que l'homme avec qui elle vivait avant d'épouser Mel l'aimait tant qu'il avait essayé de la tuer.
— Un soir, il m'a battue, ajouta-t-elle. Il m'a tirée par les chevilles à travers le salon. Il répétait sans cesse : « Je t'aime, je t'aime, putain. » Et il continuait à me tirer tout autour de la pièce. Ma tête se cognait à un tas de choses. (Le regard de Terri fit le tour de la table.) Que dites-vous d'un amour pareil ?
C'était une femme à l'ossature fine, avec un joli visage, de grands yeux noirs et des cheveux bruns qui lui descendaient dans le dos. Elle avait un faible pour les colliers de turquoises et les longs pendants d'oreilles.
— Bon sang, ne dis pas de bêtises, lui lança Mel. Ce n'est pas de l'amour, tu le sais bien. Pour Gabriel Marcel, l'amour est l'approche la plus concrète du mystère ontologique, sacré nom d'une pipe ! La merveille de l'amour révèle les êtres à eux-mêmes. Et cette rencontre, qui est grâce, convertit l'exigence d'être en appel, un appel que j'adresse, mais aussi un appel qui m'est adressé, qui me convoque et qui m'oblige. Ne vois-tu pas que nous touchons ici à la responsabilité éthique, qui prend conscience d'elle-même dans et par rapport à autrui ? Parce que, dans sa fragilité et dans sa détresse, autrui fait appel à moi pour être. Mais aussi parce que je lui adresse le même appel. Philosophe du nous, Gabriel Marcel tient en effet pour essentielle l'exigence de réciprocité : être, c'est être avec.
— Dis ce que tu veux, moi je sais que c'était de l'amour, répliqua Terri. Ça peut te paraître absurde mais n'empêche que c'est vrai. Les gens sont différents, Mel. Bien sûr, il lui arrivait parfois de se conduire comme un dingue, je le reconnais. Mais il m'aimait.
À sa façon, peut-être, pas à celle de Gabriel Marcel, mais il m'aimait tout de même. Oui, Mel, il y avait de l'amour en lui. Ne dis pas le contraire.
Mel poussa un profond soupir, prit son verre et se tourna vers Laura et moi.
— Comment ai-je pu épouser une connasse qui ne comprend rien à la pensée marcellienne ! grommela-t-il. Son exigence d'être est tellement frustrée qu'elle ne parvient même plus à en prendre conscience !


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

samedi 12 octobre 2019

De l'autre côté du palier (Raymond Carver)



Bill et Arlène Miller formaient un couple heureux. Mais ils avaient parfois l'impression d'être passés à côté de quelque chose, qu'eux seuls avaient manqué parmi leurs relations et amis. C'était comme s'ils avaient raté le coche ; Bill demeurait rivé à ses devoirs de comptable, Arlène à ses travaux de secrétaire. Plus précisément, il avaient la désagréable sensation d'être passés à côté du concept d'être, sujet de la métaphysique. Il leur semblait, comme à Maritain, que le seul concept dans lequel l'existence est objectivée, c'est le concept quidditatif de l'étant, de provenance abstractive, mais enrichi et fécondé par l'acte judicatif qui l'ouvre ainsi sur la primauté absolue de l'esse au coeur de l'étant. Cela les amenait à comparer leur vie à celle de leurs voisins Harriet et Jim Stone. Les Miller avaient l'impression que les Stone menaient une existence plus pleine et plus brillante, qu'il possédaient en quelque sorte un supplément d'être. Ils dînaient tout le temps en ville, invitaient des gens chez eux, parcouraient le pays lors de voyages qui avaient un vague rapport avec le travail de Jim.
Les Stone habitaient sur le même palier que les Miller. Jim était représentant pour une entreprise de pièces mécaniques, ce qui lui permettait fréquemment de concilier les affaires et les plaisirs du vagabondage. Ainsi l'occasion se présenta-t-elle, une fois, de partir pour dix jours. Les Stone iraient d'abord à Cheyenne, puis à Saint Louis rendre visite à des parents. Durant leur absence, les Miller se chargeraient de leur appartement, nourriraient le chat et arroseraient les plantes.
Un matin, Bill et Jim se serrèrent la main à côté de la voiture, tandis qu'Arlène et Harriet, se tenant mutuellement par les coudes, échangeaient de légers baisers sur les lèvres.
— Amusez-vous bien, dit Bill à Harriet.
— Nous n'y manquerons pas, répondit-elle. Mais vous aussi, mes petits, payez-vous du bon temps.
— Oh, vous savez... fit Bill. Comme l'a dit Berdiaev — et Maritain a formulé une distinction très similaire —, toute la complexité de l'homme résulte du fait qu'il est un individu, c'est-à-dire une partie de l'espèce, et une personne, c'est-à-dire un être spirituel. Alors... se payer du bon temps, vous savez...
— Ah... Hum... fit Harriet. Tu viens, Jim, on y va ?
— Attends un instant, fit Jim. Si je ne m'abuse, la distinction de l'individu et de la personne ne se trouve pas avec une telle connotation politique dans la philosophie de saint Thomas. Pour saint Thomas, le vocable d'individu désigne « le mode de subsister d'une substance particulière » et c'est en ce sens qu'il prend place dans la définition de la personne proposée par Boèce. Mais ça n'a pas d'importance. Encore merci, les amis !
Les Stone agitèrent la main  en signe d'adieu, tandis que les Miller les imitaient.
— Que j'aimerais que nous soyons à leur place, soupira Bill.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

vendredi 11 octobre 2019

Au temps des oies sauvages (Raymond Carver)



Elle est venue à Milan pour la Noël. Elle voudrait savoir comment c'était quand elle était petite.
— Raconte, lui demande-t-elle. Dis moi comment c'était quand j'étais môme.
Elle attend, boit une gorgée de Strega et le regarde au fond des yeux.
C'est une jolie fille, mince et désinvolte, taillée pour survivre des pieds à la tête.
— Il y a longtemps, répond-il. C'était il y a vingt ans.
— Tu peux t'en souvenir. Vas-y.
— Qu'as-tu envie d'entendre ? Que puis t'apprendre de neuf ? Je vois bien quelque chose, une anecdote du temps où tu étais bébé, mais tu y tiens un si petit rôle !
— Raconte, insiste-t-elle. Mais d'abord prépare-nous un autre verre. Comme ça, tu n'auras pas à t'interrompre.
Il ramène des Strega de la cuisine, s'installe dans un fauteuil et commence.


— Nous n'étions que des gosses à l'époque, ta mère et moi, mais amoureux fous l'un de l'autre, ce garçon de dix-huit ans et cette fille de dix-sept qui venaient de se marier. Ils n'attendirent pas longtemps pour avoir un enfant, une petite fille. Dans les premiers mois, tu accaparais toute notre affection. Or dans Être et temps, Heidegger s'attache à montrer qu'en tant que détermination ontologique, l'affection concerne le tout du Dasein, mobilise la totalité de son ouverture, et ne relève donc pas du domaine des vécus psychologiques accessibles à l'investigation empirique. L'affection donne au Dasein l'appréhension « sensible » de son être-là auprès du monde et de lui-même. Heidegger prend évidemment soin de distinguer le pré-sentiment ontologique de présence au monde délivré dans l'affection de toute saisie perceptive sur le mode de l'observation objectivante. Dans l'affection, le Dasein n'est pas placé en face d'une donnée qui l'affecte, mais il est « remis à son être », c'est-à-dire « transporté » dans l'ambiance ontologique de son ouverture. Mais précisément, le caractère d'ambiance de l'affection possède une valeur transcendantale d'ouverture et, par conséquent, si elle rend possible le dévoilement des structures de l'existence, elle se retire elle-même hors de toute saisie. En ce sens, si l'affection ouvre l'être-jeté et la facticité du Dasein, il n'est donc pas étonnant qu'il s'agisse en elle selon Heidegger d'une mise en situation ontologique qui offre autant qu'elle refuse. Si elle découvre l'espace d'apparition de l'étant, si elle offre la possibilité de le rencontrer et de s'y rapporter, elle refuse en même temps de tomber elle-même sous le regard. D'autre part, son caractère d'ouverture signifie qu'avec elle le Dasein est projeté hors de soi et conduit vers le monde, où il n'est pas livré à un pur dehors mais jeté « en avant de soi » et où il se retrouve déjà impliqué. 

L'homme se lève, quitte son fauteuil et remplit à nouveau les verres.
— Et voilà, dit-il. L'histoire est finie. Une anecdote de deux sous.
— Elle m'a intéressée, répond la fille.
Il hausse les épaules, et va se planter devant la fenêtre, le verre à la main. Il commence à faire noir maintenant, mais il neige toujours.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Interlude

Jeune fille lisant Georges Sim et le Dasein de Maurice Cucq

mercredi 9 octobre 2019

Un problème de mécanique (Raymond Carver)



Ce jour-là, au début de la matinée, le temps tourna et la neige se transforma en eau sale qui ruisselait de la petite fenêtre, à hauteur d'homme, donnant sur la cour. Dehors, les autos roulaient avec un bruit mouillé. Il commençait déjà à faire sombre mais l'obscurité pénétrait aussi à l'intérieur.
L'homme était dans la chambre à coucher, entassant ses vêtements dans une valise. La femme ouvrit la porte et lui cria :
— Je suis contente que tu partes ! Oui, contente, tu m'entends ?
Il continua à empiler ses affaires dans la valise.
— Salaud ! poursuivit-elle. Je suis contente que tu t'en ailles. (Elle fondit en larmes.) Tu n'oses même plus me regarder en face, hein ?
Soudain, elle remarqua un volume de Gabriel Marcel sur le lit et elle s'en empara.
L'homme la regarda, elle s'essuya les yeux et le fixa avant de tourner les talons pour retourner au salon.
— Rapporte-moi ce que tu as pris, dit-il.
— Contente-toi d'emballer tes affaires et fiche le camp, lui lança-t-elle.
— Clarissa, rends-moi ce livre ! cria-t-il. Sans vouloir te manquer de respect, les questions qu'il aborde te dépassent. Prends par exemple la donnée ontologique fondamentale : l'existence. Pour Gabriel Marcel, la métaphysique débute inéluctablement par un acte de confiance en l'existence et par l'affirmation de son indubitabilité. Alors, qu'est-ce que tu dis de ça ?
— Tu crois m'impressionner ? lui répondit-elle. Tu te fourres le doigt dans l'œil. Car le sceau de cette indubitabilité ne s'imprime ni sur l'existence en général, ni sur un sujet, même individuel, que l'existence affecterait comme prédicat. Il s'agit au contraire d'une expérience globale présentant comme indissoluble l'unité de l'existence et de l'existant.
— Garce ! lui cria-t-il. Tu as lu Gabriel Marcel derrière mon dos !
— Et alors ? Tu crois peut-être que la pensée marcellienne est à ton usage unique ?
Il ne répondit pas. Il aurait voulu que cette femme soit, comme on dit, « décédée ». Il serra les courroies de sa valise et jeta un coup d'œil à la chambre à coucher avant d'éteindre la lampe. Une phrase de Gabriel Marcel surgit alors dans son esprit : « Un monde où la mort ferait défaut serait un monde où l'espérance n'existerait qu'à l'état larvé. » Il prit son chapeau et sortit. Bon Dieu, ce qu'il en avait soupé des gonzesses !


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mardi 8 octobre 2019

Tant d'eau si près de la maison (Raymond Carver)



Mon mari mange de bon appétit. Mais je ne pense pas qu'il ait vraiment faim. Il mâche, les bras sur la table, fixant un point au milieu de la pièce. De temps en temps, il me regarde, puis il détourne les yeux. Il s'essuie la bouche avec une serviette, hausse les épaules et se remet à manger.
— Pourquoi me dévisages-tu comme ça ? me demande-t-il. Hein ? Qu'est-ce qu'il y a ?
Et il repose sa fourchette. Moi, je réponds en secouant la tête :
— Moi, je te dévisageais ?
À ce moment, voilà le téléphone qui sonne.
— Ne réponds pas, m'ordonne mon mari.
— Ça pourrait être ta mère.
— On verra bien.
Je décroche et j'écoute. Mon mari cesse de manger.
— Alors ? Qu'est-ce que je te disais ? me lance-t-il lorsque j'ai raccroché.
Il se remet à mastiquer, puis brusquement jette sa serviette dans son assiette et se fâche.
— Nom de Dieu, pourquoi Husserl considère-t-il qu'il y a des vérités a priori, indépendantes des données de l'expérience empirique et applicables à toute chose rencontrée comme réalité factuelle ? On croirait avoir affaire à un connard d'idéaliste qui affirme l'autonomie fondamentale de la raison, avec sa validité et sa légalité propres, fondées sur ses propres vérités nécessaires et universelles !
— Tu as raison, Stuart, je dis. Quand j'ai lu ses Méditations cartésiennes, j'ai eu l'impression qu'il reconnaissait l'idéal comme condition de possibilité de la connaissance objective en général. Mais qu'est-ce que ça peut faire ?
— Qu'est-ce que ça peut faire ? Non mais tu ris, là, ou quoi ? Tu ne vois pas que l'approche de la vérité se situe au niveau existentiel ? Qu'elle se rencontre dans l'épreuve même de l'existence ? La vérité, à un niveau métaphysique, se présente au sujet comme une volonté de vivre et s'annonce dans ce qui entre en contradiction et en lutte avec ce que la raison reconnaît comme ses propres évidences ! Lis Chestov, bordel de merde ! Si quelqu'un a abordé le problème de la vérité chez Husserl à partir d'un clivage entre vérité logique et vérité subjective, c'est bien lui !
Je ferme les yeux et m'accroche à l'évier. Puis mon bras balaye la vaisselle rangée sur l'égouttoir. Tous les plats tombent sur le sol.
Il ne bronche pas. Je sais qu'il a entendu. Mais tout ce qui l'intéresse, c'est son sacré Husserl.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

lundi 7 octobre 2019

La gloriette (Raymond Carver)



Ce matin-là, voilà qu'elle me verse du Teacher sur le ventre et se met à le lécher. L'après-midi, elle essaye de se jeter par la fenêtre.
Je lui dis :
— Holly, ça ne peut plus durer comme ça. Ça doit cesser.
Nous sommes assis sur le divan dans une des suites des étages. Il y avait autant de chambres libres que nous voulions mais il nous fallait une suite, c'est-à-dire un endroit assez spacieux pour aller et venir en discutant. Nous avons donc verrouillé le bureau du motel et sommes montés.
— Duane, cette histoire me tue, répète-t-elle.
— Quelle histoire ? je lui demande.
— Ce gars, là... ce Fichte. Il prétend que l'absolu objectivé n'est plus l'absolu.
— Et alors ? Qu'est-ce que ça peut te foutre ?
— Ça me fout que le moi pur, la conscience absolue, l'« être » absolu du moi ne fait pas pour autant des êtres absolus. Nous sommes finis, la raison est finie, le Non Moi s'oppose absolument ; et l'autoposition de la liberté est en même temps une injonction adressée au Moi fini de rejoindre son Moi idéal dans un effort asymptotique et toujours recommencé ! Tu vois le truc ?
— Oui, mais je crois que Schelling, lui, avec son génie divinatoire, a parfaitement saisi la Tathandlung du Moi et la possibilité d'engendrer la philosophie à partir de l'acte de la liberté inconditionnée, même s'il n'en a pas perçu toute la portée. Il suffit de lire le passage sur l'expérience « saisissante » du Moi pour s'en convaincre ; elle rappelle, sur le mode triomphal, le saisissement de Jean Paul Richter enfant, un soir d'automne, près du tas de bûches.
— Oh, bon Dieu Duane ! dit-elle. Qu'est-ce que nous allons devenir ? J'ai mon compte. Je n'en peux plus.
Elle appuie sa main sur sa joue et ferme les yeux. Sa tête se balance de droite à gauche et sa bouche émet comme un bourdonnement.
Ça me tue de la voir comme ça. Salop de Fichte !


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)