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samedi 11 septembre 2021

Aux chiottes les phénomènes

 

« Le réel est un salop et je le crèverai » aurait déclaré le « penseur privé » Robert Férillet au phénoménologue Edmond Husserl au cours d'une réception pour les soixante-dix ans de ce dernier. Avant d'ajouter : « Aux chiottes, les phénomènes ! » — D'après Karl Jaspers qui assistait à la scène, le philosophe en resta « comme deux ronds de frite ».

(Fernand Delaunay, Glomérules)

mardi 24 août 2021

Intentionnalité anticipatrice

 

Conscient des dangers de l'intentionnalité anticipatrice husserlienne, l'homme du nihil se garde de concevoir aucun projet grandiose. Celui d'aller faire les courses est déjà assez formidable pour lui, et il s'en passerait avec joie, mais, comme l'a dit René Char 1, « il faut bien becqueter »...

1. Dans un entretien avec Aimé Césaire.

(Fernand Delaunay, Glomérules)

jeudi 1 juillet 2021

Non vivant

 

Si vraiment, comme le prétend le phénoménologiste Edmond Husserl, la vie signifie une appartenance active au monde qui n'est pas régie par les seules lois du monde mais enveloppe au contraire une relation phénoménalisante aux étants du monde, alors l'homme du nihil n'est pas vivant. Pour lui, en effet, il n'est pas question d'avoir la moindre relation phénoménalisante avec qui ou quoi que ce soit, et surtout pas avec des « étants » (il est excessivement bourru).

(Fernand Delaunay, Glomérules)

dimanche 3 janvier 2021

Pensées coupables

 

Si la créature refuse de coopérer à sa grâce — comme c'est le cas de l'homme du nihil —, Dieu ne peut vouloir son salut parce qu'étant souverainement juste, il doit punir le péché. C'est donc la faute de l'homme du nihil — qui, au lieu de travailler à sa rédemption, se complaît dans des ruminations sur l'haeccéité, la temporalité du temps, le taupicide, l'intentionnalité husserlienne, etc —, si Dieu ne le sauve pas.

(Fernand Delaunay, Glomérules)

samedi 23 novembre 2019

Le dernier recours (Stephen Dixon)


Je la quitte. Je ne pouvais plus rester avec elle. Elle est méchante. Elle me traite mal, elle est injuste. Elle me témoigne plus d'irrespect que de respect, et j'ai tout bonnement le sentiment que je ne mérite pas ça.
Puis elle me manque. Je reviens vers elle. Elle m'accueille chaleureusement, me dit des gentillesses, nous prépare à dîner, me verse elle-même à boire et dit :
— Veux-tu dormir seul dans le salon cette nuit, ou avec moi dans la chambre ?
— Je vais te répondre, mais d'abord, je voudrais signaler le rôle décisif que jouent dans l'œuvre de Levinas les notions de temporalité et de temporalisation. Avec toi si tu veux.
— Te l'aurais-je demandé si je ne voulais pas?
— Tu ne me l'as pas vraiment demandé. Tu m'as donné le choix. Eh bien, je veux dormir avec toi dans la chambre — voilà mon choix. Mais j'aimerais que tu commences par reconnaître ce fait selon moi indéniable que la philosophie de Levinas est une philosophie du sujet.
— Tu n'écoutes pas. Je te l'ai demandé. Ou peut-être n'entends-tu pas ? Tes facultés auditives se sont-elles détériorées pendant cette semaine d'absence ? Quoi qu'il en soit, cesse de dire que je mens.
— Bien entendu, le sujet dont parle Levinas n'est ni un pôle d'intentionnalité, ni un ego transcendantal ; il n'est même pas un individu dans le sens logique du terme, puisqu'il n'est pas l'individuation d'un concept d'espèce.
— N'essaie pas de me faire croire que je deviens folle.
— Mais non. Je le jure. C'est juste que, selon Levinas, l'unicité du sujet ne consiste pas en une combinaison unique de qualités physiques, psychiques ou caractérielles. « Le moi n'est pas unique comme la Tour Eiffel », remarque-t-il sur un ton ironique. « Il est unique parce qu'il se tient dans une dimension d'intériorité. »
— Tu as prononcé le nom de Levinas une fois de trop. Je pense qu'il vaut mieux que tu t'en ailles.
— Très bien. Je vois que, comme Husserl, tu mets l'accent sur l'immanence, tandis que Levinas et moi le mettons sur la transcendance de l'esprit. Buh-bye.
Je mets dans une valise les quelques affaires que j'ai rapportées et je retourne à l'hôtel où j'ai passé la semaine précédente.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mercredi 13 novembre 2019

Baptême de la mer (Tobias Wolff)


Par deux fois la sirène avait retenti, et par deux fois Howard avait fait au revoir d'un geste et crié des choses idiotes aux gens d'en bas ; maintenant il était fatigué et ils n'avaient toujours pas quitté le quai. Mais il salua tout de même, de son mieux, lorsque la sirène retentit pour la troisième fois.
Le bateau amorça la sortie de cale. Nora s'appuya contre Howard, battant l'air d'un long foulard de soie. Sur le quai, leur fille brandissait une pancarte de carton qu'elle avait apportée pour la circonstance : toute conscience est conscience de quelque chose. Comme le bateau prenait de la vitesse, elle lâcha sa pancarte et courut pour rester à la hauteur de la coque en braillant entre ses deux mains qui lui servaient de porte-voix. Howard fut inquiet. Et si Husserl avait raison ? Si le cogito et le cogitatum étaient donnés dans le même acte, que l'on pourrait appeler acte de transcendance, c'est-à-dire ouverture d'un horizon dans lequel la chose apparaît ? Il cessa d'agiter la main et se tourna vers Nora. « Que dit Kant, déjà, au sujet des représentations ? »
Nora leva les yeux vers les nuages. Ils étaient gris acier comme l'eau au-dessous d'eux. « Kant ? demanda-t-elle, effarée.
— Oui, Kant, sacré nom d'une pipe. Il parle bien des représentations, dans sa Critique de la raison pure ?
— Ah, ça... Oui, si je me souviens bien, il dit que les représentions diverses données dans une certaine intuition ne seraient pas toutes ensemble mes représentations, si toutes ensemble n'appartenaient pas à une conscience de soi.
— C'est bien ce que je pensais, répondit Howard. » Puis il lui jeta le regard. Il suffisait de ce regard, maintenant, il n'avait pas besoin d'y ajouter des paroles. Howard se dirigea vers les marches qui conduisaient à leur cabine. Nora le suivit, priant le ciel que Howard ait oublié l'affirmation de Sartre selon laquelle « la conscience est éclatement vers une chose qui n'est pas elle ».


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

dimanche 10 novembre 2019

Panne dans le désert, 1968 (Tobias Wolff)


Krystal dormait quand ils passèrent le Colorado. Mark avait promis de s'arrêter pour prendre des photos, mais, le moment venu, il la regarda et continua de rouler. Le visage de Krystal était bouffi par la chaleur qui soufflait dans la voiture. Ses cheveux, coupés courts pour l'été, étaient collés à son front. Seules quelques mèches voletaient dans le courant d'air. Elle avait croisé les mains contre son ventre et cela la faisait paraître encore plus enceinte qu'elle ne l'était.
Les pneus chantèrent sur les grilles du pont. La rivière s'étendait de part et d'autre jusqu'à l'horizon, aussi bleue que le ciel vide. Mark vit l'ombre du pont sur l'eau, avec la voiture qui courait entre les poutrelles, et l'éclat de l'eau sous les grilles. Puis les pneus redevinrent silencieux. Mark eut soudain l'impression qu'il existait une profonde connivence entre la chair du monde qui est là comme la masse du sensible, être de promiscuité, et d'empiètement, et la chair du corps comme recouvrement et soudure insensible du corps voyant et du corps visible, du corps sentant et du corps sensible. Pendant un temps, il se sentit presque aussi bien qu'il s'était attendu à l'être quand il avait commencé à étudier la phénoménologie.
Mais cela ne dura pas. Bientôt, la pensée de Husserl lui apparut comme tâtonnante, incertaine de son cours, sur bien des points insoucieuse de l'histoire, fort portée à croire que le problème de la connaissance, convenablement posé, fournit la clef de toute la philosophie, enfin et surtout imprégnée de l'idée que la philosophie est affaire de réflexion personnelle d'un esprit individuel auquel cette réflexion ne confère pas de réalité nouvelle mais seulement un savoir nouveau.
Deux faucons tournoyaient dans le ciel, projetant des ombres immenses sur le sable gris baigné de soleil. « J'aurais dû me placer plutôt sous l'égide de Hegel, se dit Mark. Lui au moins a une doctrine ferme et systématique, déterminée par sa fin en chacun de ses moments, affirmant que le philosophe surgit de l'histoire en quelque sorte comme le savoir d'une action surgit de cette action, niant avec détermination la portée réelle ultime du problème de la connaissance, tenu seulement pour caractéristique d'une phase de l'évolution ; proclamant que le savoir philosophique révèle l'Esprit absolu à lui-même et assure sa totale perfection. » — Mais il était trop tard, les jeux étaient faits.
Au loin, les montagnes étaient dénudées et bleues. Mark passa devant un panneau annonçant une sortie vers une ville du nom de Blythe. Il songea à s'arrêter, mais il ne voulait pas risquer de passer une fois de plus de la conscience des objets individuels et concrets au royaume transempirique des pures essences. Il continua de rouler dans le désert.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mardi 5 novembre 2019

L'homme qui aimait les ascenseurs (Charles Bukowski)


Harry attendait l'ascenseur devant l'immeuble. Au moment où la porte s'ouvrit, il entendit derrière lui une voix de femme : « Une seconde, s'il vous plaît. » Elle entra et la porte se referma. Elle était vêtue d'une robe jaune, ses cheveux étaient ramenés sur sa tête et de ridicules boucles d'oreilles en perles se balançaient au bout de chaînes d'argent. Elle avait un gros cul et elle était forte. Elle éclatait de partout dans cette robe jaune, seins et tout. Ses yeux étaient du vert le plus pâle et le transperçaient. Elle tenait un sac rempli de provisions marqué Vons. Ses lèvres étaient barbouillées de rouge. Peintes, épaisses, elles étaient obscènes, presque laides, une véritable insulte. Le rouge à lèvres vermillon luisait et Harry appuya sur le bouton arrêt.
    L'ascenseur s'arrêta. Harry s'approcha d'elle. Elle paraissait frappée de stupeur. Elle lâcha son sac. Des boîtes de légumes, un avocat, du papier toilette, de la viande préemballée et trois barres de chocolat roulèrent sur le plancher. Il la fixa droit dans les yeux et lui dit : « D'après Husserl — et il est en désaccord là-dessus avec Brentano —, il ne peut y avoir aucune relation nécessaire entre cette catégorie d'objets intentionnels que nous appelons des perceptions, et les objets physiques existant dans le monde. »
    Puis il appuya sur le bouton du deuxième étage et attendit en lui tournant le dos. La porte s'ouvrit et il descendit. L'ascenseur repartit.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

samedi 19 octobre 2019

Un dernier mot (Raymond Carver)


Ce soir-là, en rentrant du travail, Maxine, la femme de L. D., demanda à son mari de fiche le camp ; il était saoul une fois de plus et il injuriait Rae, leur fille de quinze ans. Assis à la table de la cuisine, L. D. et Rae se chamaillaient. Maxine n'eut même pas le temps de déposer son sac ni de retirer son manteau, que déjà Rae l'interpellait :
— Dis-lui, Maman, dis-lui ce qui se passe, d'après Heidegger, lorsque le Dasein est d'humeur anxieuse et qu'il réalise qu'il « n'est pas chez lui dans le monde ».
L. D. tournait son verre dans sa main mais ne buvait pas. Il sentait sur lui le regard impitoyable de Maxine.
— Ne fourre pas ton nez dans des choses auxquelles tu ne comprends rien, grommela-t-il. Je refuse de prendre au sérieux quelqu'un qui reste assis toute la journée à lire des revues d'astrologie.
— Ça n'a rien à voir avec l'astrologie, protesta Rae, et tu n'es pas forcé de m'insulter.
— Mais fermez-la donc tous les deux ! s'écria Maxine. Seigneur, j'ai déjà la migraine !
— Dis-lui, Maman, insista Rae. Dis-lui que dans l'angoisse, le Dasein sent le monde se dérober sous ses pieds et fait ainsi l'expérience de l'aspect incontournable et étrange d'un monde qu'il considère généralement comme un fait acquis !
— Et le diabète ? lança L. D. Et l'épilepsie ? Qu'est-ce que tu en fais ?
Il leva son verre (défiant Maxine des yeux) et le vida.
— Oh ! la ferme ! ordonna Maxine.
Elle déboutonna son manteau et posa son sac sur le buffet. Toisant L. D., elle lui annonça :
— L. D., j'en ai assez. Rae a raison. Lorsqu'il est en proie à l'angoisse, le Dasein subit une perte de la sécurité et du confort habituellement obtenus par son appartenance au « on ». Il ne « craint » rien en particulier dans le monde, mais il « fuit » plutôt devant l'« être-au-monde comme tel ». Et maintenant, je veux que tu t'en ailles. Ce soir. À cette minute même. Maintenant. Fiche le camp tout de suite.
L. D. n'avait aucune intention d'aller nulle part. Détournant les yeux de Maxine, il les porta sur le pot de cornichons, qui, depuis midi, était resté sur la table. Il le saisit et l'envoya à travers la fenêtre de la cuisine.
Rae bondit de sa chaise.
— Bon Dieu, il est fou ! cria-t-elle. Il est inauthentique au sens de Husserl !
Elle se réfugia près de sa mère. Elle respirait à petits coups, par la bouche.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mardi 8 octobre 2019

Tant d'eau si près de la maison (Raymond Carver)



Mon mari mange de bon appétit. Mais je ne pense pas qu'il ait vraiment faim. Il mâche, les bras sur la table, fixant un point au milieu de la pièce. De temps en temps, il me regarde, puis il détourne les yeux. Il s'essuie la bouche avec une serviette, hausse les épaules et se remet à manger.
— Pourquoi me dévisages-tu comme ça ? me demande-t-il. Hein ? Qu'est-ce qu'il y a ?
Et il repose sa fourchette. Moi, je réponds en secouant la tête :
— Moi, je te dévisageais ?
À ce moment, voilà le téléphone qui sonne.
— Ne réponds pas, m'ordonne mon mari.
— Ça pourrait être ta mère.
— On verra bien.
Je décroche et j'écoute. Mon mari cesse de manger.
— Alors ? Qu'est-ce que je te disais ? me lance-t-il lorsque j'ai raccroché.
Il se remet à mastiquer, puis brusquement jette sa serviette dans son assiette et se fâche.
— Nom de Dieu, pourquoi Husserl considère-t-il qu'il y a des vérités a priori, indépendantes des données de l'expérience empirique et applicables à toute chose rencontrée comme réalité factuelle ? On croirait avoir affaire à un connard d'idéaliste qui affirme l'autonomie fondamentale de la raison, avec sa validité et sa légalité propres, fondées sur ses propres vérités nécessaires et universelles !
— Tu as raison, Stuart, je dis. Quand j'ai lu ses Méditations cartésiennes, j'ai eu l'impression qu'il reconnaissait l'idéal comme condition de possibilité de la connaissance objective en général. Mais qu'est-ce que ça peut faire ?
— Qu'est-ce que ça peut faire ? Non mais tu ris, là, ou quoi ? Tu ne vois pas que l'approche de la vérité se situe au niveau existentiel ? Qu'elle se rencontre dans l'épreuve même de l'existence ? La vérité, à un niveau métaphysique, se présente au sujet comme une volonté de vivre et s'annonce dans ce qui entre en contradiction et en lutte avec ce que la raison reconnaît comme ses propres évidences ! Lis Chestov, bordel de merde ! Si quelqu'un a abordé le problème de la vérité chez Husserl à partir d'un clivage entre vérité logique et vérité subjective, c'est bien lui !
Je ferme les yeux et m'accroche à l'évier. Puis mon bras balaye la vaisselle rangée sur l'égouttoir. Tous les plats tombent sur le sol.
Il ne bronche pas. Je sais qu'il a entendu. Mais tout ce qui l'intéresse, c'est son sacré Husserl.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mardi 23 avril 2019

Bas les masques


La « raison pure » prétend nous protéger de la présence inquiétante, sauvage du Rien : « Nous avons figé, épaissi les notions abstraites et les avons finalement confondu avec l'insaisissable réel », affirme Gragerfis dans son Journal d'un cénobite mondain. Embrasser le pachynihil consiste à enlever ce masque, à rejeter cette réalité familière, mais mensongère, et à nous mettre en présence des « choses mêmes » (pour parler comme Husserl). C'est là un geste spécifiquement métaphysique ! L'idée du Rien s'impose alors comme un regard neuf (ou un retour à un très ancien regard) qui, au lieu d'éloigner, rapproche — de l'infini infundibuliforme.

(Théasar du Jin, Carnets du misanthrope)

mardi 21 août 2018

Bonheur de soldat (Tobias Wolff)


Le vendredi, Hooper fut désigné chauffeur de garde pour la troisième fois de la semaine. Il avait récemment été à nouveau dégradé, cette fois de caporal à première classe, et le sergent-chef avait décidé d'occuper ses nuits afin qu'il n'ait pas le loisir de ruminer. C'est ce qu'il lui avait dit quand Hooper était venu se plaindre à la salle de rapport.
« C'est pour ton bien, dit le sergent-chef. Mais je ne m'attendais pas à ce que tu me remercies. » Il se carra dans son fauteuil. « Hooper, j'ai développé une théorie de la connaissance, dit-il. Ça t'intéresse ?
— Vas-y, je t'écoute, Top », dit Hooper.
Le sergent-chef posa ses bottes sur le bureau et son regard alla se perdre par la fenêtre qui était sur sa gauche.
« Selon moi, toute connaissance est une reconnaissance fondée sur une comparaison entre des représentations intuitives ou des représentations conceptuelles. Ma théorie a ainsi pour objectif d'expliquer le maximum de phénomènes avec le minimum de principes : elle détermine la coordination univoque entre le système des jugements et le système des faits que constitue la réalité et qu'étudie la physique. Qu'est-ce que tu en dis ?

— Ma foi, fit Hooper, il me semble que ta théorie rassemble et confronte plusieurs héritages : celui, bien connu et revendiqué par le Cercle de Vienne, d'un empirisme vérificationniste qui irait de Hume à Mach et Russell, voire Wittgenstein, et celui, moins connu mais aussi important, d'un kantisme qui irait de Kant à, par exemple, Helmholtz, Husserl, Cassirer et, surtout, Einstein.
— Petit salopiot ! aboya le sergent-chef. Qu'est-ce que tu me parles de Kant ? Tu ne vois pas que je refuse le synthétisme a priori ?
— Désolé, fit Hooper. J'ai sûrement été victime d'un horrible malentendu. »


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mardi 31 juillet 2018

Épilepsie


En 1914, alors que toute la jeunesse allemande est sous les drapeaux, Heidegger est réformé pour raison de santé. Il a envisagé divers moyens pour échapper à ses obligations militaires — il refuse d'aller « faire le zouave » (Ich will die Zuave nicht machen), écrit-il dans une lettre à Husserl — et pensait d'abord s'en tirer grâce à un panaris providentiel, mais il a préféré « assurer le coup » en se faisant délivrer par son médecin de famille un certificat le déclarant « fragile du Dasein » et même épileptique.

C'est en lisant une biographie de Dostoïevski qu'il a eu l'idée de ce stratagème. Il a découvert peu de temps auparavant les romans du « penseur souterrain », qui l'ont fortement impressionné. « L'œuvre de ce Russe est d'un pathétique saisissant », note-t-il dans son journal.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

samedi 28 juillet 2018

Météore conceptuel


Au début de l'Étoile mystérieuse, Tintin, qui vient d'observer la météorite à l'aide du télescope de l'Observatoire, dit au professeur Calys : « On dirait... On dirait une grosse boule de feu..... ». Calys le lui confirme : « C'est une boule de feu !... Une énorrrme boule de feu ! »

Et l'on pense ici à la mésaventure arrivée à l'ontologue wurtembourgeois Martin Heidegger. Grâce à ce dernier, l'orage qui éclata le 12 octobre 1925, entre midi et une heure, sur la ville de Marbourg, en Allemagne, est resté dans les annales de la philosophie.

L'« ami de la sagesse » se trouvait dans une chambre, assis, le dos tourné au foyer et tout près d'un cordon de sonnette, lorsque sa méditation fut interrompue par un violent coup de tonnerre : au même moment, il vit un concept apparaître devant lui ; il était du diamètre d'un œuf de caille (25 millimètres), et entouré de fumée noire ; il éclata comme un canon, et la chambre fut remplie de fumée et d'une odeur suffocante de soufre et de minéraux en fusion. Heidegger ne fut pas atteint par la décharge, mais légèrement égratigné par un fragment de carreau de vitre. Le météore conceptuel, auquel le philosophe donnera plus tard le nom d'être-jeté (die Geworfenheit), ne fut très probablement qu'une des divisions de la décharge totale qui atteignit le bâtiment.


Le 12 mars 1926, Heidegger présentera son nouveau concept à Husserl, à l'occasion d'une réception pour les soixante-sept ans de celui-ci, et le phénoménologue en restera « comme deux ronds de frite », d'après Karl Jaspers qui assistait à la scène.

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Retour aux choses mêmes


Dès 1909, Heidegger lit les Logische Untersuchungen d'Edmond Husserl, dont il attend « un secours décisif pour avancer dans l'intelligence des questions soulevées par Brentano » et qu'il relira, les années suivantes, de manière « incessante ». Fasciné par le « retour aux choses mêmes » que prône Husserl, Heidegger accorde désormais la plus grande importance aux racines, au terreau, à l'humus, au crottin de cheval, et il ne manque jamais de s'en procurer pour fumer son jardin existential. 

Au cours des expéditions en forêt qu'il fait pour se ravitailler, il trouve parfois des cadavres de mammifères (phalangers, marmoses, cayopollins) et tout lui est prétexte à étudier « l'étant », dont l'omniprésence l'obsède de plus en plus. Mais il peine encore à unifier les différentes acceptions de l'être identifiées par Aristote...

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

dimanche 8 juillet 2018

Réduction phénoménologique


« Il s'agit d'un jeune homme de dix-huit ans, adonné à des pratiques excessives de masturbation. Après des fatigues somatiques excessives, se trouvant plus particulièrement déprimé, et sentant en lui une impulsion à faire quelque chose, il ouvre un volume de Husserl et y lit ces mots : "La réduction phénoménologique est la méthode universelle et radicale par laquelle je me saisis comme Moi pur, avec la vie de conscience pure qui m'est propre, vie dans et par laquelle le monde objectif tout entier existe pour moi, tel justement qu'il existe pour moi." Sur-le-champ il se tranche la verge à la racine et s'occupe d'arrêter le sang. L'hémorragie n'eut pas de suite. » (Adam James, The Journal of Mental Science, juillet 1883)

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

mercredi 4 juillet 2018

Santé mentale (Tobias Wolff)


Il n'est guère facile d'aller de La Jolla à l'hôpital d'Alta Vista, à moins d'avoir une voiture ou une dépression nerveuse. Le père d'Avril avait une dépression nerveuse et il y avait été admis en un clin d'œil. Le voyage prit plus longtemps à Avril et à sa belle mère ; il leur avait fallu emprunter deux bus différents, monter à pied une route brûlante qui serpentait entre les bâtiments, puis, une fois la visite terminée, redescendre à pied jusqu'à l'arrêt de bus. 

Quelques automobilistes étaient passés sur la route, sans qu'aucun ne s'arrête pour leur proposer de les conduire. Avril ne pouvait leur en tenir rigueur. Ils avaient dû se dire que Claire et elle étaient des malades en promenade. Ou peut-être ces automobilistes étaient-ils, comme la philosophie occidentale au dire de Levinas, incapables de penser l'Autre, de dépasser l'insurmontable allergie qu'inspire l'Autre... Oui, c'était sûrement ça : ils manquaient autrui comme tel, parce qu'ils le réduisaient au rang d'objet ou le subordonnaient à l'Être, malgré le transfert analogique opéré par Husserl dans la cinquième Méditation. Leur philosophie n'était rien d'autre qu'une « egologie », cette forme de pensée pervertie qui atteint son paroxysme dans la philosophie de Heidegger, qu'il s'agisse de la précellence de l'Être par rapport à l'étant, de l'ontologie par rapport à la métaphysique, ou de la définition de l'ipséité du Dasein comme mortel...

(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mardi 3 juillet 2018

Sein und Zeit


Le 12 mars 1926, Heidegger présente à Husserl, à l'occasion d'une réception pour les soixante-sept ans de celui-ci, le manuscrit de Sein und Zeit, son premier ouvrage « grand public ». Husserl trouve ça « pas mal, quoique un peu pauvre en phénomènes ».

Le livre est publié l'année suivante, à la demande du doyen de l'Université de Marbourg. C'est un énorme succès et de nombreux « bals du Dasein » sont organisés dans toute l'Allemagne. Le poète dadaïste Hugo Ball réenfile à cette occasion le costume de phallus en carton rigide et argenté qu'il avait porté le 5 février 1916 au Cabaret Voltaire. Le terme de Dasein fait florès, et l'on trouve bientôt des crèmes à raser du Dasein, des caleçons longs du Dasein, des stylos-plumes du Dasein, jusqu'à un restaurateur fribourgeois qui propose des knödel à la viande façon Dasein.

Heidegger est d'abord ravi de cet engouement, mais bientôt une question le taraude : « mon message ontologique est-il bien passé ? », se demande-t-il.
Elfriede le rassure comme elle peut et l'incite à prendre de l'huile de foie de morue pour fortifier son Moi. Quand elle est prise de boisson, il lui arrive cependant de traiter l'ontologue de « vil insecte » et de « potiron ».


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

vendredi 29 juin 2018

L'aspiration (Raymond Carver)


J'étais sans travail, mais je devais recevoir des nouvelles du Nord incessamment. Allongé sur le canapé, j'écoutais le bruit de la pluie. De temps en temps, je me levais pour jeter un coup d'œil à travers le rideau, des fois que le facteur s'amènerait.
Mais la rue était vide, morte.
Je ne m'étais pas recouché depuis cinq minutes que j'ai entendu quelqu'un qui gravissait les marches du perron, faisait une brève pause, puis frappait. Le facteur ? Dans Expérience et jugement, le phénoménologue Edmond Husserl décrit la négation comme surgissant de la déception d'une attente, autrement dit de la suppression d'une « intentionnalité anticipatrice ». Et il cite l'exemple d'une boule rouge et lisse qui s'avère soudainement être verte et bosselée de l'autre côté, démentant ainsi la représentation anticipatrice que l'on en avait. Et encore, Husserl avait un bon job à l'Université de Fribourg, mais quand on est chômeur, on n'est jamais trop circonspect. Les mises en demeure et les sommations pleuvent. Tantôt elles arrivent par la poste, tantôt on vous les glisse sous la porte. Y en a même qui viennent vous voir pour discuter, surtout si on n'a pas le téléphone.
On a frappé une deuxième fois, plus fort. Ça n'augurait rien de bon. Je me suis soulevé tout doucement et j'ai essayé de voir qui c'était. Mais tout ce que j'ai vu, c'est une boule rouge et lisse d'un côté, verte et bosselée de l'autre. Ce bon vieux Husserl avait raison !


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

jeudi 28 juin 2018

Sphère antéprédicative


S'il est vrai que la phénoménologie de Husserl — qui prône, faut-il le rappeler, le « retour aux choses-mêmes » — ouvre dans « l'horizon poreux de la thèse prédicative » une sphère matérielle et sensorielle, la « sphère antéprédicative », et ce avec le défi de penser le sensible, alors il ne reste plus qu'à se pendre avec ses bretelles (les siennes propres, pas celles de Husserl).

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)