mercredi 23 mai 2018

L'homme du ressentiment


Le constipé prend son courage à deux mains et, pour recourir à l'emphase d'un américanisme, « y va à fond ». Faut-il s'étonner de son ressentiment, tandis qu'il s'échine désespérément à extraire de lui-même la matière vivante du réveil, s'il voit dans les prairies, non loin, des personnes accroupies au frais, un mouchoir sur les oreilles et un verre à portée de la main, qui « font » comme l'on respire?

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Constructibilité


En 1837, Pierre-Laurent Wantzel énonce une condition nécessaire pour qu'un nombre réel soit constructible : le degré de son polynôme minimal sur ℚ doit être une puissance de 2.

Cette condition nécessaire permet (par sa contraposée) de démontrer que la duplication du cube et la trisection de l'angle ne sont pas réalisables à la règle et au compas.

L'homicide de soi-même, lui, l'est — le compas seul suffit — mais ce n'est certes pas le moyen le plus simple ni le plus indolore de se détruire. 


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Chaises solidaires


« Voilà un an et demi que l'association Créa-solidaire a quitté son ancien site de Bessines pour prendre place dans ses locaux actuels, rue de Goise. Fondée en 2011, elle a pour cœur d'activité la recyclerie artistique et créative, comme l'illustrent les dernières créations de ses bénévoles, ces chaises confectionnées à partir... de cordes usagées fournies par le collectif de suicidés philosophiques de L'Acclameur.

"Nous sommes toujours à la recherche de matériaux et d'objets divers, en bois ou en métal, de cordage", indique la présidente Corinne Douville. Tout ce qui sera cédé passera ensuite entre les mains expertes des membres de Créa-solidaire pour retrouver une seconde et belle vie.


Créa-solidaire est aussi un lieu de projection. Un documentaire sur "Heidegger et le Dasein" a été diffusé il y a quelques jours. Ce soir, à 18 heures, ce sera au tour du film "La négation de l'intentionnalité anticipatrice chez Edmond Husserl", avec un repas partagé et un débat à suivre. Dans le même état d'esprit, les locaux de Créa-solidaire sont également disponibles pour accueillir des résidences artistiques, comme ce fut le cas avec le collectif Gonzo.

L'association souhaiterait également multiplier ses interventions auprès des suicidés philosophiques. Avec du matériel recyclé, elle a notamment confectionné une valise pédagogique à destination des personnes "nihiliques" pour que ces dernières construisent une ville imaginaire où elles pourront s'évader une heure ou deux de la fastidieuse réalité empirique. » (La Nouvelle République, 3 juin 2017) 

(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

Reu


Selon Diogène Laërce, le philosophe Euboulidès aurait appris à Démosthène à corriger sa prononciation défectueuse de la lettre « R », ce qui lui aurait permis d'élocuter correctement — mais le fit-il en vérité ? nous ne pouvons ici que poser la question — le vocable reginglette.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Le gros chauve à col roulé (Charles Bukowski)


Barney se réveilla à 6 heures du matin et commença à lui donner des petits coups de bite dans le cul. Shirley fit semblant de dormir. Barney continua, de plus en plus insistant. Elle se leva, alla pisser dans la salle de bain. Quand elle revint, il avait repoussé la couverture et tendait le drap avec sa queue.
— T'as vu ça ? Le mont Everest !
— Je prépare le petit déjeuner ?
— Pas question ! Je t'attends !
Shirley revint se coucher. Il lui saisit la tête et l'embrassa. Il avait mauvaise haleine et sa barbe piquait. Il lui prit la main et la posa sur sa bite.
— Pense à toutes les femmes qui aimeraient profiter de ça.
— Barney, je ne me sens pas d'humeur à ça.
— Comment, tu ne te sens pas d'humeur à ça ?
— Je ne me sens pas désirable, c'est tout.
— Mais si, tu vas voir !
L'été, ils dormaient sans pyjama. Il grimpa sur elle.
— Écarte les jambes, nom de dieu ! T'es malade ou quoi ?
— Barney, s'il te plaît...
— S'il me plaît quoi ? J'ai envie de baiser et je baiserai ! Emmanuel Mounier n'a-t-il pas dit que « l'individu, c'est la dissolution de la personne dans la matière » ? Et que par conséquent, « la personne ne peut croître qu'en se purifiant de l'individu qui est en elle » ?
Il la pénétra brutalement.
— Salope, je vais t'éventrer !
Barney baisait comme une machine. Elle n'éprouvait pas le moindre sentiment à son égard. Comment une femme pouvait-elle épouser un type pareil ? se demandait-elle. Comment une femme pouvait-elle vivre trois ans avec un type pareil ? Quand ils s'étaient connus, il n'avait pas paru si... si féru de personnalisme mouniérien.
— Alors, t'aimes ça le gros chauve à col roulé, hein ?
Il pesait sur elle de tout son poids. Il transpirait. Il ne lui laissait aucun répit.
— Ça y est, je vais venir ! Je vais venir ! je viens !


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mardi 22 mai 2018

Hiatus


Chez le suicidé philosophique, il y a un avant et un après l'homicide de soi-même. À bien des égards, cette cassure temporelle est similaire à celle, soulignée par Robert Poulet, qui marque la pensée européenne à la charnière du XVe et du XVIe siècle.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Gluance fichtéenne


16 juillet. — Continué ma lecture de Fichte. On s'y trouve dans le royaume du visqueux froid, où abondent les poulpes et une foule d'autres mollusques céphalopodes. Cela produit une impression épouvantable.

(Barzelus Foukizarian, Journal ontologique critique)

Impuissance du cézannisme géométrique


Découverte macabre hier matin à Châtellerault. Vers 6 h 30, la police constate le suicide par pendaison d'un homme, âgé d'une cinquantaine d'années, à proximité du lycée Berthelot. Selon la police, la victime a mis fin à ses jours en accrochant une corde à la rambarde des quais avant de se jeter au-dessus de la Vienne.

Le corps sans vie du désespéré n'était pas visible depuis la route, et c'est son chien, errant sur les rives de la Vienne, qui a conduit les fonctionnaires de police à faire la lugubre découverte. Le pauvre animal a ensuite mené les enquêteurs au domicile tout proche du défunt, dont on avait récupéré les clefs dans la poche de son veston.

Le suicide pourrait remonter à plusieurs heures avant l'arrivée de la police. Selon une source, le quinquagénaire était suivi pour des problèmes ontologiques. Il s'était mis un temps au cézannisme géométrique, sur les conseils d'un psychanalyste lacanien qui lui avait vanté l'art comme « un élément médiateur face à une souffrance presque indicible », mais cela n'avait rien donné. (La Nouvelle République, 2 juin 2017)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Un inadapté


Incapable de nager, dépourvu de branchies, et cependant pilchard.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

L'homme, l'animal et la question du monde


« Deux mois de prison avec sursis et des travaux d'intérêt général... tel est le verdict rendu hier par le tribunal correctionnel d'Angers appelé à juger un homme qui, en tentant de se suicider, a tué par accident le chien de sa voisine.

Le 16 juin 2017, à 2 h 30 du matin, à Mûrs-Érigné (Maine-et-Loire), une femme est réveillée par une détonation. Elle découvre alors un trou béant dans le mur de son salon et son chien Jean-Claude gisant mort sur le canapé.

Alerté par ses cris, son voisin contrit se présente à sa porte. Le fusil à pompe avec lequel il voulait mettre fin à ses jours s'étant enrayé, le coup est parti en direction de l'appartement de sa voisine lorsqu'il a voulu remettre la cartouche en place, tuant le canidé sur le coup.

On sait que dans les Concepts fondamentaux de la métaphysique, Heidegger consacre une longue section à l'animalité, où il invite le Dasein à se comprendre en se distinguant de ce qui n'est pas lui. L'ontologue y défend trois thèses : la pierre est sans monde, l'animal est pauvre en monde, l'homme est configurateur de monde. Eh bien, nul doute que le pauvre Jean-Claude se serait bien passé d'être ainsi "configuré".

À vrai dire, l'homme comparaissait non pour la mort de l'animal mais pour détention d'une arme de catégorie B. » (Sud Ouest, 20 février 2018)


(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Éternellement jeune !


Il est notoire que la vie, quand elle se prolonge, finit par amener un état maladif, que nous appelons vieillesse, et qui offre la réunion de tous les caractères du marasme et de l'atrophie. 

Épuisement graduel de la force vitale, affaiblissement de la digestion, de la nutrition, de l'assimilation, des sécrétions et des excrétions, débilité de toutes les fonctions volontaires et involontaires, de toutes les facultés physiques et morales, dessèchement et émaciation du corps, diminution de la chaleur vitale... Ce sont tous ces phénomènes suprêmement désagréables auxquels a voulu échapper le poète, sculpteur et peintre Jean-Pierre Duprey en se pendant à la poutre maîtresse de son atelier le 2 octobre 1959. Il était alors âgé de vingt-neuf ans. Avec sa pénétration habituelle, Gragerfis le décrit dans son journal comme une « personnalité tragique et indépendante ».

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Ranz des vaches


« Ranz est le nom donné, en Suisse, à des airs pastoraux — Les ranz des vaches sont des airs populaires chantés par les bergers dans les montagnes, ou joués par eux sur le cor des Alpes, pour conduire les troupeaux. Les effets sympathiques que ces airs exercent sur les montagnards helvétiens les ont rendus célèbres. A l'époque où des régiments suisses étaient à la solde de la France, on fut obligé de défendre, sous peine de mort, de jouer le ranz des vaches, qui poussait les soldats les uns à la désertion, les autres au suicide, et qui les plongeait tous dans une profonde mélancolie. » (Petit Larousse illustré, édition 1905)

Eh oui. Certains airs jettent les gens dans une mélancolie profonde. L'homme du nihil, lui, c'est une chanson, une chanson triste, jouée par un orchestre de tziganes dans un cabaret excentrique, « La Grenouille verte », qui lui donna souventes fois l'envie de se pendre. La macabre cantilène est intitulée : « Oh ! sombre dimanche ! »

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Totalité modale


Les parents de Heidegger ne s'entendaient pas et leurs disputes étaient fréquentes. Un jour, le père dit à son épouse en présence de Martin qui s'en souviendra toute sa vie : « Tu es si vieille et décatie que coucher avec toi, c'est comme coucher avec la mort. Franchement, j'en ai soupé (ich habe davon gesuppiert) ».

Malgré la brutalité apparente de cette déclaration, il est clair que nous avons affaire ici à une « totalité modale » qui correspond à une « intégralité herméneutique » du discours dévoilant. Ce concept de totalité, Heidegger montrera plus tard dans Sein und Zeit qu'il est opératoire non seulement dans le contexte de l'élaboration de la totalité des éléments qui constituent la structure du souci — ainsi dans le cas de son père —, comme totalité configurée par l'ensemble articulé des existentiaux ou comme intégralité de l'être-au-monde, mais aussi en ce qui concerne la totalité d'outils (Zeugganzheit, p. 68-69, 82, 103), la totalité de renvois (Verweisungsganzheit, p. 70, 75-76, 82), la totalité de tournures (Bewandtnisganzheit, p. 84.85, 87) qui constitue la mondanéité ou la totalité de places (Platzganzheit, p. 103, 111-112) formant la spatialité existentiale.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Théorème de Goodstein


En mathématiques, et plus précisément en logique mathématique, le théorème de Goodstein est un énoncé arithmétique portant sur des suites, dites suites de Goodstein. Les suites de Goodstein sont des suites d'entiers à la croissance initiale extrêmement rapide, et le théorème établit que, en dépit des apparences mais semblablement à la vie de l'homme du nihil, toute suite de Goodstein se termine par zéro.

Le théorème de Goodstein n'est pas démontrable dans l'arithmétique de Peano du premier ordre, mais peut être démontré dans des théories plus fortes, comme la théorie du pachynihil. Il donne ainsi, dans le cas particulier de l'arithmétique du premier ordre, un exemple d'énoncé indécidable plus naturel que ceux obtenus par les prétentieux « théorèmes d'incomplétude de Gödel » dont l'auteur était d'ailleurs notoirement bizarre.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Faubourg (Georges Simenon)


Ils furent seuls à descendre du train et, dédaigneux du souterrain, ils attendirent le départ du convoi pour traverser les voies. Les wagons défilèrent, sans lumières, rideaux tirés. Tout le monde dormait.
Dans la gare, on ne voyait personne. Le fracas du train une fois éteint, on avait envie de parler bas, de marcher sur la pointe des pieds.
— Ça n'a pas l'air folichon, remarqua la femme qui tordait ses hauts talons sur les cailloux du ballast.
Il n'y avait pas à lui répondre. D'ailleurs elle ne demandait rien. Elle ne se plaignait pas. C'était une constatation, sans plus, sans amertume. Alors ?
De Ritter savait bien qu'il y avait un homme en faction tout au bout du quai, près de la grille de sortie. Il remarqua aussi une faible lueur dans un des bureaux : celui du sous-chef ou quelque chose comme cela.
C'était une gare de la plus mauvaise sorte, une gare moyenne, avec six voies, des souterrains, un grand buffet, une buvette et une verrière enfumée. Jadis, de Ritter la croyait très grande.
— Voilà... dit-il en tendant ses billets à l'employé. Je viendrai demain pour les bagages.
Il marcha devant. Il ne se donnait pas la peine de faire des politesses à sa compagne.
Dans l'ombre, un taxi stationnait, un seul, mais de Ritter passa sans le voir et se dirigea vers le café d'en face dont il poussa la porte.
— Entre!
Elle entra. Pendant qu'il se dirigeait vers une table de marbre, elle murmura :
— Si seulement j'avais écouté Bergson... J'aurais peut-être été capable, moi aussi, de m'inscrire dans une pensée vitale qui appréhende la vie comme scission ou différenciation de forces... Mais va te faire fiche ! Comme l'a bien vu Deleuze, nous ne trouverons jamais le sens de quelque chose (phénomène humain, biologique ou même physique), si nous ne savons pas quelle est la force qui s'approprie la chose, qui l'exploite, qui s'en empare ou s'exprime en elle.
Et c'était bien elle, cela cadrait avec son aspect de ruminer ainsi des concepts, de se complaire dans l'hétérogénéité pure des états de conscience. Pour elle comme pour Bergson, toute métaphysique positive devait partir de notre propre existence, de notre vie intérieure qui, à condition d'insister suffisamment, nous livrerait certainement les secrets de l'absolu, de la vie.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

lundi 21 mai 2018

Straight, no chaser


L'acide sulfurique très étendu d'eau (une goutte pour chaque verre), a une agréable acidité et peut être employé en boisson dans les chaleurs et dans les maladies putrides. Moins affaibli, il favorise singulièrement le blanchiment des toiles écrues et l'anéantissement du Moi.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Dangereuse nostalgie


Le suicidé philosophique n'a-t-il pas le cœur serré au souvenir des prés à l'ombre des pommiers en fleur ? Ne soupire-t-il pas en évoquant la douceur des soirs à Saint-Clément quand les souffles légers portent l'odeur des foins et le parfum miellé des clématites ? Hélas oui, sa « cuirasse nihilique » ne l'immunise pas contre la nostalgie des délices de Capoue, et il doit souvent mobiliser toute sa volonté pour appuyer sur la queue de détente.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Un village Copain du monde à La Bourboule


« Soixante-dix ans après, la colonie du Secours populaire revient à la Bourboule pour permettre à trente-cinq enfants venus du monde entier de passer des vacances en Auvergne.

Ils viennent de région parisienne, d'Auvergne, mais aussi du Kosovo, d'Éthiopie ou de Madagascar. Ils ont entre huit et quinze ans, et n'auraient pas connu le bonheur des vacances sans le Secours populaire.

L'association crypto-communiste de lutte contre la pauvreté organise chaque été son opération "village Copain du Monde" : des enfants venus des quatre coins du monde se retrouvent pour passer dix jours dans une région française et fomenter une "dictature du prolétariat" qui tarde à venir. Nicole Rouvet, secrétaire générale du Secours Populaire dans le Puy-de-Dôme, expose d'une voix habitée les visées de l'initiative : "Dans cette période si violente, on apprend aux enfants venus de toutes les cultures à se parler, à se respecter, à s'aimer".

Car au delà de l'aide apportée à des familles en difficulté, le Secours populaire exalte un concept souvent détourné et moqué de nos jours : le fameux "vivre ensemble".

Les gamins sont arrivés dimanche pour les premiers, il y a quelques heures pour les derniers. Certains jouent tranquillement aux cartes, pendant qu'une partie de foot endiablée s'improvise. 

De nombreuses autres activités les attendent : "Il y aura du cheval, de la randonnée, des conférences sur Lénine, Karl Liebknecht et Marcel Cachin, une visite au lac" détaille Marie Bonin, responsable du Secours populaire. Les enfants vont également préparer un grand spectacle pendant leur séjour.

Le point d'orgue de la colo : la "Journée des oubliés des vacances", qui réunira plus de 900 familles de "damnés de la terre" et de "forçats de la faim" au Pal le 25 août. Toutes les personnes aidées par le Secours populaire paient une contribution, à la hauteur de leurs moyens. "Cela s'appelle la dignité", explique Nicole Rouvet, citant Félix Dzerjinski.

Pendant ce temps, Erica, quatorze ans, savoure son bonheur d'être ici. Elle est venue de Tananarive, à Madagascar, "parce qu'elle est sage, sourit-elle, et s'intéresse à la pensée de Maurice Thorez". Erica fait peu de cas des différences de langue : "Je joue avec tout le monde. Quand ils ne parlent pas français, on communique par signes ou on s'envoie mutuellement au goulag." Tout est plus simple pour les enfants ! » (La Montagne, 16 août 2016)


(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

L'intrus (Stephen Dixon)


Je rentre à l'appartement. Elle est en train de se faire violer. Ils sont tous les deux nus. Il est sur elle, mais il ne s'est pas introduit. Elle a un couteau sous la gorge.
— Bon, dis-je, partez.
— Non, Tony, me dit-elle, ne...
— Toi, mon petit pote, tu vas rester où t'es, dit-il, et ta petite copine ne sera pas blessée.
— Je vous ai demandé de partir.
— Tu veux que j'la zigouille, ta copine ?
— Non.
— Comment tu t'appelles ? il lui demande.
— Della.
— Della a pas envie de se faire zigouiller, dit-il.
— Partez, rhabillez-vous, sortez d'ici, et on ne portera pas plainte.
— D'abord je tire mon coup, je verrai ensuite pour ce qui est de me tirer.
— Dans ce cas, lui dis-je, je vais être obligé de vous réduire phénoménologiquement. Au cas où vous ne le sauriez pas, la réduction phénoménologique, chez Husserl, est "la méthode universelle et radicale par laquelle je me saisis comme Moi pur, avec la vie de conscience pure qui m'est propre, vie dans et par laquelle le monde objectif tout entier existe pour moi, tel justement qu'il existe pour moi."
— Essaye, pour voir.
— Tony, ne tente rien. Laisse-le me prendre. Ça va aller.
— La p'tite dame, elle en a dans la caboche. Je vais m'introduire. Toi, tu restes où t'es. Et joue pas au con avec ton Husserl, ou je lui tranche la gorge, et je te règle ton compte juste après.
— Vous voulez trancher la gorge à Husserl ? Mais il est mort depuis des années !
— Oh, et puis merde !
Il se lève, prend son chapeau et sort.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Bouldou


L'étrange « chapelet de simagrées gestuelles et sonores » qui accompagne la rencontre entre les capitaines Chester et Haddock au dépôt de mazout dans L'Étoile mystérieuse --- « Fidji !... Fidji !... Fidji !... Bouldou, bouldou, bouldou, Aya, Aya, Ayayaaaa !... » --- a longtemps intrigué les chercheurs. 

Certains ont évoqué le haka des îles Tonga, d'autres les incantations des Indiens du Chaco, mais l'explication la plus convaincante paraît être celle avancée par Gragerfis dans son Journal d'un cénobite mondain

D'après lui, les jeux verbaux des deux capitaines ressortiraient à la glossolalie, dont l'apôtre Paul nous dit, aux chapitres 12 et 14 de sa première Lettre aux Corinthiens qu'elle est un charisme. Le Tarsiote souligne toutefois que la glossolalie n'est pas un élément particulièrement souhaitable de la liturgie communautaire, et vaut surtout pour la piété privée. C'est bien ainsi, évidemment, que le voient Haddock et Chester !

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Formule de Wald


La formule de Wald est une identité de la théorie des probabilités, utile notamment pour simplifier les calculs d'espérance (ce que l'on peut faire également, de façon plus simple et plus radicale, au moyen du pessimisme).

(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Romance hypothermique


« Ils voulaient mourir ensemble. Et de cette façon. Parce qu'ils aimaient la montagne, le reblochon de Savoie, le vin d'Apremont, et parce qu'ils étaient terriblement déçus de cette lamentable odyssée qu'on appelle la vie. » C'est ainsi que le procureur de la République d'Albertville a résumé les motivations des deux Chartrains, décédés de froid dans la nuit de dimanche à lundi à la station de Tignes, alors qu'ils venaient de passer plusieurs semaines dans cette station de haute montagne dans la Tarentaise.

Selon l'autopsie réalisée jeudi, les deux victimes sont mortes dans la nuit de dimanche à lundi des suites d'une hypothermie, a indiqué le procureur de la République d'Albertville, précisant qu'il s'agissait d'un acte volontaire. Deux lettres ont en effet été retrouvées par les enquêteurs : l'une, écrite par Bertrand L. à destination de sa femme et de ses deux enfants, l'autre écrite par « l'amie » (Gragerfis) de Bertrand L., adressée à sa propre famille.

Le corps de Bertrand L. a été découvert mardi après-midi par des enfants qui faisaient de la luge sur un sentier pentu. Celui de son « amie » a été retrouvé par les gendarmes peu de temps après, une dizaine de mètres plus loin.

Près des corps ont été retrouvés leurs sacs à dos contenant de la nourriture, de l'alcool et des médicaments. Si les deux Chartrains ont consommé un peu de génépi, aucune trace médicamenteuse en forte dose, ni aucun hématome pachyméningé consécutif à un entrechoc avec l'idée du Rien, n'ont été constatés à l'autopsie. (L'Écho Républicain, 2 novembre 2012)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

dimanche 20 mai 2018

Création de lien


« C'est un projet qui vient de voir le jour à La Bourboule, proposé par le Centre communal d'action sociale afin de créer du lien1 et des échanges. Catherine, tout récemment installée dans la station thermale, en est la coordinatrice.

L'idée du projet trouve son origine dans le constat que chacun détient un ou plusieurs savoir-faire, une compétence à partager avec une autre personne, qui peut à son tour proposer son savoir. "J'ai ainsi rencontré Marianne qui souhaite apprendre l'informatique et propose d'enseigner diverses activités manuelles — notamment la cuisine — ou encore Johannes, qui aimerait savoir comment supporter l'haeccéité et peut aider quelqu'un souhaitant apprendre à faire des nœuds coulants d'une solidité à toute épreuve" confie Catherine.


Pas d'adhésion, pas de contrepartie, simplement le souhait de partager des techniques ou des savoirs que l'on maîtrise et qui peuvent être de tous ordres, y compris des techniques relatives à l'anéantissement du Moi. » (La Montagne, 29 janvier 2017) 
— Eh bien ça alors !

1. C'est nous, Glapusz, qui soulignons.

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Triste évidence


Il n'est vraiment nul besoin de réussir pour persévérer — particulièrement dans l'être.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Un homme qui dort


À Constance, Martin Heidegger est malheureux. Le séminaire est une ruine, la ville est sinistre ; quand il ne pleut pas, on est dévoré par les aoûtas, et les religieux sont de patibulaires canailles.

L'ennui le dévore, il ne digère plus, il ne dort plus, il ne respire qu'avec peine, et la vie est pour lui un supplice. Par chance, il tombe sur un roman de Georges Perec, Un homme qui dort, et ce portrait d'une solitude urbaine, autant inspiré par Kafka que par le Bartleby de Melville, l'aide à tenir le coup. Il développe une véritable passion pour le « chantre de l'absence douloureuse » et dévore tous ses ouvrages dès leur parution, ce qui accroît encore cette susceptibilité nerveuse qui s'était annoncée dès sa première enfance. À quatorze ans, il a déjà conçu une forte haine de la fastidieuse « réalité empirique » qui forme l'arrière-plan de l'existence humaine, et une inclination non moins forte pour l'ontologie critique.

En 1906, ses parents, horrifiés de sa taciturnité, de sa morosité, de son aversion pour la société, le font transférer au petit séminaire de Fribourg.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Paradoxe du singe savant


Le paradoxe du singe savant est un théorème selon lequel un singe qui tape indéfiniment et au hasard sur le clavier d'une machine à écrire pourra « presque sûrement » écrire un texte donné. Dans ce contexte, « presque sûrement » est une expression mathématique ayant un sens précis qu'il serait fastidieux de détailler ici, et le singe n'est pas forcément un vrai singe, mais peut aussi bien être une exposition de bétail, une manufacture de tabac, ou encore une pelote de laine à tricoter.

Le théorème illustre les dangers de raisonner sur l'infini en imaginant un très grand nombre, mais fini, et vice versa. La probabilité qu'un singe tape avec exactitude un ouvrage complet comme les Exercices de lypémanie de Marcel Banquine est si faible que la chance que cela se produise au cours d'une période de treize milliards d'années (l'âge de l'univers) est infime, bien que non nulle — surtout si le singe a une vision « nihilique » du monde.

(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Une discrétion de bon aloi


Le suicidé philosophique ne parle de l'homicide de soi-même que d'une façon secrète ou discrète, poétiquement, et donc d'une façon qui ne manque pas d'être suggestive et incitante. Car il sait bien que certaines images, trop précises — exempli gratia, celle du four béant d'une gazinière —, glacent et figent l'attente, le désir et l'espoir, à l'inverse de ce que croient les érotiques ou les graveleux qui se figurent que la vue réaliste des choses a le pouvoir de changer tout homme en satyre.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Un funeste attelage


L'amertume et le désespoir sont les mêmes chez le suicidé philosophique et chez l'adepte du caravaning, plus poignants peut-être, et plus sincères chez le premier.  

Léthargie du vouloir-vivre ! C'est bien le sort du suicidé philosophique, enchaîné à son Moi demi-mort comme le vivant de Virgile au cadavre qui le glace, et comme le « caravanier » à son incommode carriole.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Un être hircin


« Les grandes cornes qui surmontent la tête du bouc, et la longue barbe qui est suspendue à son menton, lui donnent un air bizarre et équivoque qui n'est pas sans rappeler celui de l'écrivain Georges Perec. Le bouc a cependant ceci de supérieur sur le "chantre de l'absence douloureuse", c'est qu'il ne compose pas d'indigestes et puérils lipogrammes. » (Georges-Louis Leclerc de Buffon, Œuvres complètes, tome 3, Furne & Cie, Paris, 1842, page 602)

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)