vendredi 15 juin 2018

Mortels (Tobias Wolff)


Le chef de rubrique cria mon nom à travers la salle de rédaction et me fit signe de venir. Quand j'entrai dans son bureau, je le trouvai derrière la table. Un homme et une femme étaient avec lui, l'homme debout, nerveux, la femme dans un fauteuil, le visage osseux et en alerte, les deux mains refermées sur les poignées de son sac. Son tailleur était de la même couleur bleutée que ses cheveux. Il y avait chez elle quelque chose de militaire.
L'homme était de petite taille, empâté, sans contours précis. Les vaisseaux éclatés sur ses joues lui donnaient une expression joviale, qui s'effaça quand il sourit.
— Je n'avais pas l'intention de faire un scandale, dit-il. Nous pensions simplement qu'il fallait que vous sachiez.
Il se tourna vers sa femme.
— Un peu qu'il fallait que je sache ! répondit le chef de rubrique. Je vous présente M. Givens, poursuivit-il en s'adressant à moi. M. Ronald Givens. Le nom vous rappelle quelque chose ?
— Vaguement.
— Je vous donne un indice. Il n'est pas mort.
— D'accord. Je vois.
— Un autre indice.
Et il se mit à lire à voix haute la notice nécrologique du journal de ce matin-là, notice que j'avais rédigée, annonçant la mort de M. Givens. La veille, j'avais écrit une flopée de notices nécrologiques, plus d'une vingtaine, et je ne m'en souvenais guère, mais je me souvenais pourtant d'un détail, le fait qu'il avait travaillé pour le fisc pendant trente ans. J'avais eu des démêlés avec le fisc peu de temps auparavant, c'est pourquoi ça m'était resté.
En écoutant la lecture de sa notice nécrologique, Givens regarda successivement chacun d'entre nous. Il n'était pas aussi petit que je l'avais cru au début. C'était une impression qu'il créait en voûtant les épaules et en tendant le cou en avant comme une tortue. Quand le chef de rubrique eut fini, il éclata de rire :
— Eh bien, tout est exact. Je vous l'accorde.
La femme me regardait fixement :
— Excepté une chose.
— Je vous dois des excuses, dis-je à Givens. Je me suis fait piéger, ça m'en a tout l'air. Je venais de lire Husserl, or celui-ci, quand il parle de la mort, ne l'évoque que comme un « sommeil », allant jusqu'à dire que seul le moi empirique est frappé par la mort alors que le moi transcendantal doit, lui, être considéré comme « immortel ». C'est tout le problème avec Husserl, il est le penseur d'une subjectivité désincarnée qui en arrive à la négation du sens le plus réel de son existence : sa mortalité.
— Très bien, dit Givens, mais chez Heidegger en revanche — et c'est une originalité de sa pensée par laquelle il se distingue des philosophes liés comme lui à la tradition phénoménologique — la pensée de la mort est centrale. Cette centralité se révèle par la place stratégique qu'occupe le problème de l'être-pour-la-mort dans l'économie d'ensemble d'Être et Temps. La totalité du premier chapitre de la section II du traité est consacrée à ce problème. Et par la pensée de la mort, on tire toutes les conséquences de l'analytique du Dasein menée dans la section I et on peut ainsi penser le Dasein à l'aune de la temporalité.
— Vas-y, Ronald, dis-lui ses quatre vérités, lança sa femme.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Reginglette


Le drame s'est déroulé au pied de l'un des plus beaux monuments de Niort (Deux-Sèvres), en plein centre-ville. Une femme de 40 ans a fait une chute mortelle du haut du donjon, ce mercredi après-midi. Malgré les efforts des secours, la malheureuse est décédée vers 16 heures des suites de ses blessures après s'être écrasée d'une hauteur de 30 mètres.

La piste du suicide est privilégiée. Selon La Nouvelle République, la quadragénaire souffrait d'intenses troubles lexicologiques. Ainsi, elle trouvait excessivement pénible d'entendre proférer le vocable « reginglette », et cela la jetait régulièrement dans les transes. D'après les gendarmes, cela pourrait expliquer son geste.


Le 27 août 2015, un habitant de Niort âgé de 40 ans s'était déjà suicidé en se jetant du haut du donjon, pour des raisons similaires (mais dans son cas, il s'agissait du mot « zingibéracé »).


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Conjecture du coureur solitaire


Considérons k coureurs sur une piste circulaire de longueur 1. Au temps t = 0, tous les coureurs sont à la même position et commencent à courir à des vitesses deux à deux distinctes. Un coureur est dit solitaire au temps t s'il est à une distance d'au moins 1/k de tous les autres coureurs. La conjecture du coureur solitaire affirme que chaque coureur sera solitaire à certains moments.

Il est plus que probable que cette solitude lui fera sentir avec une intensité extrême son isolement, que Heidegger nomme « solipsisme existential » et qui est la forme fondamentale du sentiment de la situation originelle de l'étant existant. Tous les appuis de la quotidienneté se sont évanouis. Le Dasein éprouve un sentiment confus et massif de foncière étrangeté et de totale insécurité dans un monde où il n'est plus « chez soi ». Il sombre dans une morne apathie et se demande ce qu'il est venu faire dans cette folie de vagues et de vent. Puis, quand l'idée de l'homicide de soi-même commence à souffler en bourrasque, il n'a d'autre choix que de se réfugier dans la cabine du bosco et d'y lutter pour conserver son équilibre et un semblant de dignité.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Sens tragique de l'existence


Aux transports capiteux des poètes symbolistes, le constipé oppose sa vision tragique de la réalité, tourmentée jusqu'à l'obsession, tantôt candide comme les motifs sculptés dans la porte d'un édicule (ordinairement un cœur ou un losange), tantôt macabre et hallucinatoire.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Amor fati


« Tout ce qui arrive, arrive justement » a dit Marc Aurèle, qui ne s'était sûrement jamais fait souffler par un malotru la place de parking qu'il convoitait depuis longtemps et qu'il croyait — ô naïveté ! — déjà sienne.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Automne


Nonobstant la désagrégation du Moi à laquelle il se livre continûment, le suicidé philosophique, s'il diffère trop son départ vers le Grand Nulle Part, devient vieux, et quoiqu'il se flatte, comme le poëte Verlaine, de mépriser les rhumatismes, subit de temps en temps leurs avertissements. 

Il fanfaronne encore, compose des « haïkus visuels », brandit toujours l'oriflamme du nihil, mais l'idée du Rien s'est comme pétrifiée dans sa pachyméninge et il regrette in petto l'heureux âge où il passait avec aisance aux genres les plus différents, tantôt emporté de toute son âme dans les gestes épiques et tantôt jouant du flageolet sub tegmine fagi.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

jeudi 14 juin 2018

Sphère transcendantale


Ce qui, selon le phénoménologue Eugen Fink, définit la sphère transcendantale, c'est qu'elle est non-mondaine, c'est-à-dire qu'on ne la rencontre jamais dans les coquetèles. En ce sens, l'homme du nihil est l'être transcendantal par excellence.

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Zéro moins zéro


Le suicide est dispensateur d'un néant pléonastique.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. dégoût)

Mort d'une canaille


Écoutons ce que dit, dans le Bajazet de Racine, le suicidé philosophique qui a enfin réussi à se défaire de son « odieux Moi » :

    Cet infâme n'est plus : un ordre, cher Osmin, 

    L'a fait précipiter dans le fond de l'Euxin.
 
Et effectivement, il avait fait jeter son Moi dans le Bosphore, enfermé dans un sac de cuir plein de vipères, comme on faisait jadis aux parricides !


(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Influence de l'atmosphère


« Macbride prit trois philosophes de l'école spinoziste : il en mit un qui pesoit 138 livres sous un petit récipient d'une machine pneumatique, dont il pompa l'air autant qu'il lui fut possible ; le second qui pesoit 151 livres, fut mis sous un verre de la même capacité du récipient, renversé sur un morceau de cuir mouillé. Le troisième fut suspendu et exposé à l'air libre au Nord ; le thermomètre de Farenheit étoit au soixante et dixième degré. 

Après vingt-quatre heures, le premier philosophe avoit produit 7 à 8 concepts, et avoit une odeur putride ; le second avoit produit deux concepts et demi, et étoit parfaitement doux ; le troisième n'avoit produit aucun concept et étoit sec et parfaitement doux. » (Barthélemy-Camille de Boissieu, Dissertation sur la pratique philosophique, Paris, Des Ventes, 1769) 

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Théorème de compacité


En logique, un théorème de compacité énonce que si toute partie finie d'une théorie est satisfaisable alors la théorie elle-même est satisfaisable. Il existe des logiques dotées d'un théorème de compacité, par exemple le calcul propositionnel ou la logique du premier ordre (on parle de logiques compactes), mais il existe aussi des logiques sans théorème de compacité, comme la logique du pachynihil. Celle-ci dit, in nuce, que « rien n'est » y compris la logique elle-même (ce qui rend difficile de l'agrémenter de quelque théorème que ce soit).

(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Un être souterrain


L'inquiétante Irma, la « camériste » de Bianca Castafiore, avec ses bajoues de mandrill, ses petits yeux perçants et son ignoble chapeau cloche, a l'air « franc comme un âne qui recule » et personnifie à merveille l'« homme du ressentiment » nietzschéen.

Sa capacité de dissimulation, tout comme sa haine intime du bourjoui, sont infinies. Lorsque l'émeraude de la Castafiore disparaît, les policiers Dupond et Dupont la passent sur le grill, mais si maladroitement qu'ils n'en tirent que d'hypocrites pleurnicheries — déclenchant en sus l'ire de sa trop crédule patronne.

Et l'on se prend à regretter que la duplice « camériste » n'ait pas plutôt été cuisinée par le redoutable docteur Müller, qui sans nul doute lui eût fait « cracher le morceau » — car il n'est que trop clair qu'elle est de mèche avec la pie, à laquelle, à la fin de l'histoire, elle laisse « porter le bada 1 ». 


1. Nous ne faisons pas allusion ici à Ramon Bada qui, avec son complice Alonzo Perez, assassine Rodrigo Tortilla pour s'emparer du fétiche arumbaya à l'oreille cassée.

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Négation inconditionnée du monde


« Nous avons constaté, dans un cas, le suicide d'une femme à laquelle son mari reprochait de ne pas savoir la cuisine et de lui avoir servi un poulet dur, et, dans un autre, celui d'une jeune fille à laquelle on avait seulement dit qu'elle avait mis trop d'eau dans la soupe. 

Ces deux exemples accréditent le rapprochement que fait le philosophe existentialiste Karl Jaspers entre le suicide et l'ascèse monastique qui sont, selon lui, deux modalités de "négation inconditionnée" du monde. Le suicidaire et l'ascète — c'est particulièrement frappant dans le cas du poulet dur — sont "deux héros de la négativité" en quête d'éternel. Par leur sacrifice solitaire, ils attirent notre attention sur l'existence d'une réalité invisible. Leur "acosmisme" ou perte du monde nous éveille à la précarité de la vie. » (Alexandre Brierre de Boismont, Du suicide et de la folie suicide considérés dans leurs rapports avec la statistique, la médecine et la philosophie, Germer Baillière, Paris, 1856)

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Prix de la lâcheté chez les Anciens


« Les Spartiates qui s'étaient sauvés du combat de Leuctres furent dégradés de leurs emplois et obligés de paraître en public en habits bigarrés, à n'avoir la barbe qu'à demi rasée, et à souffrir que le premier venu leur donnât des coups sans avoir le droit de leur résister. 

En Égypte, ceux qui s'étaient enfuis dans une bataille étaient punis par l'infamie et quelquefois étranglés ; à Rome, les lâches étaient punis de mort. On décimait les légions qui s'étaient mal conduites, on les cassait ensuite, on en répartissait les membres dans les autres légions, et on les nourrissait à l'orge au lieu de froment. » (J.-G. Lacuée et J. Servan, Encyclopédie méthodique, Art militaire, Tome quatrième, Paris, 1797)

Entends-tu, pusillanime Moi ? De l'orge au lieu de froment ! Et des habits bigarrés !


(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

mercredi 13 juin 2018

Vulnérabilité de l'ami de la sagesse


Un philosophe attaqué par l'idée du Rien ne fait en général pas de vieux os. Criblées de piqûres, ses radicelles à concepts se boursouflent et prennent l'aspect de chapelets à grains allongés. Ainsi déformées, elles ne peuvent plus puiser les sucs nourriciers de la réalité empirique ; le cerveau affamé languit quelque temps, ne donne que de chétifs syllogismes, mais est incapable de produire le moindre concept ; enfin l'« ami de la sagesse » se dessèche et meurt. « Le puceron a tué sa nourrice » dirait l'entomologiste Fabre.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Indécomposabilité du « faire »


De même que la sphère tarskienne n'est pas un ensemble de points, étant conceptuellement antérieure à l'idée même de point puisque définie seulement par des axiomes formulés dans le langage de la méréologie de Leśniewski, le processus défécatoire n'est pas un ensemble de « moments fécaux ».

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Un potager pour créer du lien social


« Christophe Cam, animateur socio-éducatif à l'Afpa 1 de Quimper, n'en revient toujours pas. Le potager qu'il a décidé de créer en juin au sein de l'établissement a trouvé un écho positif auprès des 250 stagiaires que l'Afpa accueille chaque année.

"Créer un potager ? Je partais dans l'inconnu. Et ça a cartonné !", s'ébahit Christophe Cam, qui semble oublier que chez Husserl, c'est justement cette pulsion de connaissance que l'on retrouve dans la visée de "remplissement" du sens qu'est l'intentionnalité et la téléologie qui lui est inhérente. Elle manifeste à plein le souci du phénoménologue de faire droit sans équivoque à la primauté de la compréhension sur le non-sens, ou encore de la satisfaction sur la frustration.

"Moi-même, continue Christophe Cam, j'apprends à jardiner avec la trentaine de stagiaires qui se sont investis dans le projet. On a déjà récolté 40 kg de courgettes, des salades, des aromates..."


"Ce qui m'a le plus surpris, ajoute l'animateur socio-éducatif, c'est que je ne voyais jamais certains stagiaires, sans doute excessivement introvertis, lors des activités culturelles ou sportives que j'organise en marge des formations. Et là, grâce au potager, ils sont venus et se sont ouverts aux autres, passant ainsi sans coup férir de la philosophie de Husserl à une vision lévinassienne de l'existence." » (Ouest France, 1er octobre 2013)

1. L'Association française de phénoménologie acrobatique forme majoritairement des chômeurs et des personnes en contrat d'alternance qui s'intéressent à la pensée d'Edmond Husserl.

(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

Un véritable diantre


L'odieux photographe Walter Rizotto, qui apparaît dans Les Bijoux de la Castafiore, se révèle au fil de l'intrigue n'être ni plus ni moins qu'une incarnation du Malin.

Avec son horripilant collier de barbe, son regard lubrique et son lien équivoque avec le très-efféminé Jean-Loup de la Batellerie, il correspond d'ailleurs parfaitement à la définition que donne Freud du diable, à savoir « l'incarnation des pulsions anales érotiques refoulées ».


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Hohlseinlehre


L'être est creux et nous vivons à l'intérieur.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Un antidote à la souffrance d'exister


« Le SEL (Système d'Échanges Local) de La Bourboule est, plus que tout autre, fondé sur la solidarité et le lien social comme alternatives à l'individualisme prôné par la société de consommation.

Par l'échange, sa mission est de favoriser la rencontre de personnes d'univers et d'âges différents afin de faire tomber les barrières de l'intolérance et des préjugés.


Si vous souhaitez partager vos connaissances et vos savoir-faire, tisser des liens, proposer des alternatives au système consumériste, favoriser les relations intergénérationnelles, ou encore parler de la sensation que vous éprouvez en permanence de vivre isolé dans un univers de menace et de désolation sans autre perspective que la mort, n'hésitez pas : contactez Bruno Cordier et rejoignez le SEL de La Bourboule. Une alternative JEUNE à l'homicide de soi-même ! »


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Rémoulade


Un homme de Montargis (Loiret) s'est suicidé, mardi, dans sa voiture stationnée dans la rue du Stade. Le quinquagénaire, mort depuis plusieurs heures lors de sa découverte, s'est injecté du chlorure de potassium dans l'organisme par un système de perfusion mis en place dans son automobile.

Certains écrits qu'il a laissés, où il compare le monde à un « margouillis exophtalmique » et la vie à une « indicible rémoulade » ont orienté les enquêteurs vers la piste du suicide. (Le Journal du Centre, 3 février 2011)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Pris de court


Par une paisible journée d'automne, dans un chemin creux saturé des gazouillis du bouvreuil et de la bergeronnette, l'homme du nihil cueillait des mûres lorsqu'une guêpe le piqua à la gorge, et il bascula subito presto dans cet état équivoque qu'on appelle la mort. 

On a beau préparer son suicide de longue date et de façon méticuleuse, on n'est pas à l'abri d'un « accident de la vie » ! 

Ô absurdité ! Ô néant ! Et comme l'apôtre Paul avait raison de prévenir la chétive créature humaine que l'appariteur du Grand Rien vient le plus souvent « comme un voleur dans la nuit » !

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

En voie de disparition


« La production d'excrément, l'acte le plus bestial à inscrire au dossier de l'espèce humaine, existe encore en Australie, mais y disparaît de plus en plus. La plupart des indigènes s'en cachent vis-à-vis des blancs. Si je puis en juger par des renseignements incomplets, il serait plus commun dans Queensland et le Sud que dans l'Ouest. Selon M. Staniland, il ferait totalement défaut dans le Nord. » (Paul Topinard, Races indigènes de l'Australie, In : Bulletins de la Société d'Anthropologie de Paris, G. Masson, Paris, 1872)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Bornes atteintes


En analyse réelle, le théorème de Weierstrass ou théorème des valeurs extrêmes énonce qu'une fonction continue sur un segment est d'image bornée. Et Weierstrass ajoute qu'une telle fonction, non seulement est d'image bornée, mais atteint ses bornes, comme fait la patience de l'homme du nihil confronté quotidiennement à la vilenie du « monstre bipède ».

(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

mardi 12 juin 2018

À la conquête du globe


La rusticité de l'homme du nihil ainsi que sa foncière discrétion font qu'il est facilement transporté par mégarde, soit à l'état de larve, soit dissimulé dans les plis de la réalité empirique où il se réfugie pour fuir le pénible vulgum pecus.
Voyager ainsi « en loucedé » lui permet de conquérir de nouveaux habitats et de répandre partout, tel un moderne Hégésias, sa dangereuse doctrine.


(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Le Coup-de-Vague (Georges Simenon)


Il n'avait pas le moindre pressentiment. Si, au moment où il se levait et regardait par la fenêtre le ciel encore barbouillé de nuit, on lui avait annoncé qu'un événement capital marquerait pour lui cette journée, il n'aurait sans doute pas haussé les épaules, car il était volontiers crédule. Peut-être aurait-il pensé, en fixant le plancher de ses yeux gonflés de sommeil:
— Sûrement un accident de motocyclette !
Il avait une nouvelle machine de huit chevaux, entièrement nickelée, qu'il ne cessait de faire pétarader le long des routes.


Si ce n'était un accident de moto, qu'est-ce qu'il pouvait advenir ? Un incendie au Coup de Vague ? Cela toucherait davantage ses deux tantes que lui et on aurait tôt fait de rebâtir une nouvelle ferme.


Peut-être Jean aurait-il pensé à une chose cependant, qui le tracassait parfois, au moment de s'endormir. Leur meilleur client, pour les moules, était l'Algérie, où ils expédiaient de pleins wagons. Les moules étaient acheminées par Port-Vendres et avaient le temps, depuis La Rochelle, de perdre de leur poids. Alors, on les faisait tremper deux ou trois jours en Méditerranée pour les remplir d'eau.


Recevrait-on de mauvaises nouvelles d'Algérie ? Apprendrait-on que les moules avaient fait des victimes ?


En réalité, Jean ne pensait à rien de tout cela, pour la bonne raison que rien ne l'avertissait d'un événement quelconque. Comme d'habitude, il avait ouvert les yeux cinq minutes avant la sonnerie du réveille-matin et il avait paresseusement enfilé un vieux pantalon, deux tricots de laine, passé les doigts dans ses cheveux et rincé sa bouche avec un peu d'eau.


C'était rituel, y compris le pas furtif de tante Hortense dans l'escalier et le « plouf » du réchaud à gaz qu'elle allumait pour réchauffer un peu de café. Jean ne devait pas encore descendre car sa tante, pour ne pas perdre de temps, gagnait la cuisine en tenue de lit, rentrait chez elle en courant et s'habillait sommairement.


Un événement capital ? Un lot à la Loterie nationale, peut-être ? Ou bien le gros lot par excellence : la mort, avec son terrible cortège de mouches bleues de la viande (Calliphora vomitoria Lin.) et de mouches grises (Sarcophaga carnaria Lin.) ? L'ontologue Martin Heidegger ne soutenait-il pas que la mort, loin d'être un événement banal, constitue « notre ultime possibilité, le noyau même de notre être » ? Toutefois, depuis longtemps, Jean avait remarqué que dans Sein und Zeit, l'apparition du problème de la mort s'expliquait uniquement par la nécessité méthodologique d'élaborer un concept de totalité qui soit adéquat à l'être du Dasein. Même si le concept de totalité surgit de manière explicite justement avec l'introduction du problème de la mort, il traverse en fait toute la construction de l'ontologie fondamentale. Et c'est un moment de cette totalité structurelle et ontologique, l'être-en-avant-de-soi (Sich-vorweg-sein), qui rend délicate la conception d'une autre totalité, existentielle celle-là.


Plus il y pensait, plus Jean en était convaincu : par l'approche du phénomène de la mort, Heidegger avait tenté de résoudre précisément cette contradiction entre la version existentiale du concept de totalité (le souci) et sa version existentielle (être entre naissance et mort). L'ontologue wurtembourgeois était décidément un « féroce lapin » !

(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Nuisibles


Dans son ouvrage intitulé Les hylophtires et leurs ennemis, le docteur Ratzeburg divise les philosophes en trois classes : les très nuisibles, les distinctement nuisibles, et les indistinctement nuisibles. « Les très nuisibles, dit-il, font périr et estropient une grande foule d'esprits en y injectant leurs doctrines pernicieuses pleines de concepts très venimeux. Les distinctement nuisibles tuent et rabougrissent bien aussi çà et là quelques esprits, mais, pour l'ordinaire, ils ne font que les arrêter d'une manière évidente dans leur croissance. Enfin les indistinctement nuisibles sont, ou trop rares pour pouvoir positivement nuire, ou bien, lorsqu'ils sont nombreux — cas, par exemple, des empiristes logiques —, ils ne corrompent que superficiellement la pachyméninge de ceux qui reçoivent leur doctrine. »

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Cruche


Le monde des objets est-il le nôtre ? Un objet reste-t-il un objet quand il n'y a personne pour le percevoir, ou se transforme-t-il subito presto en une « gélatine d'entourloupette » ? Ce mannequin que je vois dans une vitrine, est-ce un homme en chair et en os ou un personnage en bois ? Autant de questions qui angoissent Heidegger (comme avant lui Husserl).

L'ousiologie logiciste prétend qu'une chose, a thing, une res ou substance est « ce qui existe en et pour soi » (in se et per se) ; une chose est ce qui est identique à soi-même ; elle est exactement ce qu'elle est, pas plus, pas moins. Cependant, ce que le retour à l'expérience perceptive peut nous enseigner — et Heidegger reste un phénoménologue dans l'âme —, c'est l'impossibilité d'une chose absolue, une chose qui serait exactement ce qu'elle est, tout à fait autre que tout ce qu'elle n'est pas, c'est-à-dire pure coïncidence avec elle-même, pure identité. L'objet « complet », l'objet transparent, Heidegger l'affirme, est une illusion de la pensée rationaliste. Une chose n'est déterminée que par ses relations internes à un horizon indéterminé.

Pour Heidegger, le parangon de la chose est la cruche — et, séducteur chevronné, il sait de quoi il parle. La cruche, dit-il, est pour l'entendement commun une chose, qui comme « contenant » se tient en elle-même. En considérant sa production par les mains du potier travaillant l'argile, nous ne quittons pas l'objectivation de l'objet et nous ne trouvons pas le chemin de la « choséité » de la chose. Ce qui est propre à la manière d'être de la cruche n'est jamais fabriqué par la production. « Non, mes amis, ce qui fait de la cruche une chose ne réside aucunement dans la matière (ici dans les parois) mais dans l'apparition du "vide qui contient". Ce qui fait de la cruche une cruche déploie son être dans le versement de ce qu'on offre, dans le don de boisson, vin ou eau. ».

Problème de cohabitation avec une belle-mère envahissante ? Sentiment de culpabilité lié à son statut d'être-en-faute ? Besoin compulsif de « faire le zouave » ? Peut-on jamais savoir avec certitude ce qui pousse un homme à disserter sur la cruche ?

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Une absurde prophétie


Dans l'Apocalypse, Jean cherche à effrayer les candidats au suicide philosophique : « En ces temps-là, dit-il, les hommes chercheront la mort et ils ne la trouveront pas ; ils désireront mourir et la mort fuira loin d'eux. » 

Mais il est vrai que Jean ne pouvait pas prévoir l'invention du taupicide !

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)