mercredi 1 août 2018

Tractatus logico-philosophicus


« Ce dont on ne peut parler, il faut le taire », aurait dit le philosophe Ludwig Wittgenstein un jour qu'il se sentait « gonflé à bloc ».

Comme un voyageur égaré s'avançant dans une matière brunâtre et nauséabonde 1 qui, à chacun de ses pas, s'accumule devant lui, devient de plus en plus dense et fait obstacle à sa marche, ainsi la parole éprouve, selon le degré de sa progression, la densité croissante du silence et l'incommensurable mesure de l'absence.

Parvenue aux confins de son royaume, à la limite des mondes, épuisée, elle tombe dans la matière excrémentitielle et s'y ensevelit comme dans un linceul. Et c'est alors qu'elle comprend que ce dont elle ne pouvait parler, ce qu'il lui fallait taire, c'était... le Rien. Mais il est trop tard. C'est déjà la fin...


1. Ce voyageur pourrait se trouver par exemple sur le territoire de la commune de Bron (Rhône) où, « par l'emploi de la matière fécale, les terrains portent chaque année avec succès les récoltes les plus épuisantes, telles que du blé, du chanvre, de l'orge, des pommes de terre », cf. Bulletin agronomique et industriel, J.-B. Gaudelet, Le Puy, 1840.

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Bouclage du monstre bipède


L'instinct du monstre bipède — le fameux « autrui » du philosophe Levinas — le pousse à fouir avec son groin le « sol phénoménologique de la mondanité » autrement dit à fouger. Mais il existe heureusement la ressource de le boucler. Pour cela, on commence par l'attacher et on lui lie la gueule pour l'empêcher de mordre et de crier, on lui transperce le groin avec une alène et l'on passe dans le trou un fil de la grosseur d'une aiguille à tricoter, puis l'on réunit les deux bouts de manière à former un anneau. Le tour est joué : le scélérat ne « fougera » plus.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Interlude

Jeune femme lisant la Mathématique du néant de Włodzisław Szczur

Tu l'as trop écrasé, César, ce Port-Salut !


Malgré le nominalisme que professe par défi le suicidé philosophique, il incline à croire à l'existence ontologique réelle des catégories transcendantales, écrasé qu'il est par la monstrueuse puissance des concepts, ces « choses mentales » en dépit desquelles les pauvres existences particulières arrivent pourtant à vaincre, parfois — et notamment dans la pratique de l'homicide de soi-même —, la loi maudite de la contingence leibnizienne.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Accommodements avec le Léviathan


Selon le mathématicien Bernhard Riemann, il est possible de conclure quelques « petits arrangements » avec le réel.

Par exemple, si une série à termes réels est semi-convergente, on peut réarranger ses termes pour qu'elle converge vers n'importe quel réel, ou même tende vers l'infini. Il en résulte que dans l'ensemble des réels, toute série inconditionnellement convergente est absolument convergente.

« C'est déjà ça », soupire l'homme du nihil, qui s'attendait tout de même à mieux pour soulager l'angoisse qu'il éprouve à être une « chose particulière ».


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Embouquement


En 1482, le navigateur Diogo Cão reconnaît la côte congolaise et embouque l'estuaire du Congo. Un embouquement tout provisoire, dans son cas,  mais le Dasein, lui, c'est dans une chronologie visqueuse que depuis sa naissance il est embouqué, et parfois aussi — cas de l'homme du nihil — dans « d'usuelles asphyxies ».

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Solipsisme attributif de l'urbain diffus


Un homme âgé de 53 ans s'est suicidé par pendaison dans la nuit de vendredi à samedi, à Brie-Comte-Robert (Seine-et-Marne). Il a mis fin à ses jours entre deux magasins de la zone artisanale dite La Haie Passart. Ce sont des salariés des boutiques voisines qui, arrivant vers 9 heures sur leur lieu de travail, ont alerté les forces de l'ordre. Pour ces dernières, le suicide ne fait aucun doute.

Le désespéré est un habitant de Bonneuil-sur-Marne (Val-de-Marne) qui ne travaillait pas dans le département, avec lequel il n'avait d'ailleurs a priori aucun lien.

« Certes, le décor est de peu d'importance quand on a décidé d'en finir avec l'haeccéité, la temporalité du temps, le Moi, et tout ce qui s'ensuit... mais une zone artisanale !... et à Brie-Comte-Robert !... cela fait tout de même froid dans le dos ! » a déclaré aux enquêteurs Mme D., qui a participé à la macabre découverte. (Le Parisien, 17 juillet 2016)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Interlude

Jeune femme lisant la Mélancolie bourboulienne de Léon Glapusz

Incompatibilité


En 1915, Heidegger, qui jusque-là se destinait à la prêtrise, décide d'abandonner la religion, jugeant celle-ci « radicalement incompatible avec la philosophie ». « Il y a là-dedans trop de tintamarre, trop de brouillamini » confie-t-il à son ami Günther Schmalz, le futur « philosophe du continu ». Désormais, une seule question l'occupe : comment passer de l'étant à l'Être, si possible sans y laisser trop de plumes ?

Sa première idée est de promouvoir l'authenticité, comme possibilité pour la réalité humaine de s'affranchir des illusions du « on » (ce vorace voïvode de la « banalité quotidienne », qui incarne l'anonymat sans originalité, la dissolution des individualités) et d'accéder à la personnalité véritable.

Il a aussi l'intention de dénigrer la technique qui selon lui exprime le vide ontologique le plus total.

Mais bien des points demeurent problématiques... En particulier, il s'agira de montrer que la mort, loin d'être un événement banal, constitue « notre ultime possibilité, le noyau même de notre être ». — Et ça, « c'est plus facile à dire qu'à faire »...


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Dernières paroles de Boullu


Selon Gragerfis, Hergé aurait un temps envisagé de placer le marbrier Isidore Boullu sur le bûcher du Temple du Soleil en compagnie de Tintin, Haddock et Tournesol, et de lui faire tenir à peu près ce discours : « Astre dont les rayons ont frappé mes yeux pour la dernière fois, pourquoi as-tu éclairé le jour de ma naissance ? Avais-je demandé à naître ? Et pourquoi suis-je né ? Rien ne restera de moi, je meurs tout entier, aussi obscur que si je n'étais pas né. Néant, reçois donc ta proie. »

Et en effet, pourquoi est-il né, cet horripilant marbrier ? Pour jouer de la trompette dans la fanfare de Moulinsart ? Pour « boire des petits coups » au lieu de tenir ses engagements ? — Ô vanité des vanités ! Ô rictus bestial de l'existence !


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Outrage public à la pudeur


Avoir le mauvais goût d'exister.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Victoire à la Pyrrhus du suicidé philosophique


« En m'effondrant je sentis — avec quel soulagement — le Moi se noyer sans merci dans les abîmes infinis de mon sang. »

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Jeune femme cherchant Forcipressure d'Étienne-Marcel Dussap

Conservation (Raymond Carver)


Le mari de Sandy restait sur le canapé depuis qu'il avait été viré. Trois mois plus tôt, il était rentré pâle et nerveux, avec toutes ses affaires de travail dans une boîte.
— Joyeuse Saint-Valentin, dit-il à Sandy en posant sur la table de la cuisine une boîte de chocolats en forme de cœur et une bouteille de Jim Beam.
Il ôta sa casquette et la mit aussi sur la table.
— Je me suis fait virer aujourd'hui. Qu'est-ce que tu crois qu'on va devenir, maintenant ?
Sandy et son mari s'assirent à la table, burent le whisky et mangèrent les chocolats. Ils parlèrent de ce qu'il pourrait faire au lieu de poser des toits sur des maisons neuves. Mais ils ne trouvèrent rien.
— Si j'en crois le philosophe Albert Camus, nous devons nous attendre à éprouver la pénible sensation de vivre isolés dans un univers de menace et de désolation sans autre perspective que la mort, dit Sandy. D'après lui, ce n'est pas le monde qui est absurde, mais la confrontation de son caractère irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme. Il prétend aussi que l'étant existant a du mal à accepter que vivre se réduise à « faire les gestes que l'habitude commande », et que c'est pour avoir reconnu le dérisoire de cette habitude, et le caractère insensé de cette agitation quotidienne, que de nombreux désespérés, exempli gratia Edmond-Henri Crisinel dit « le Nerval vaudois », ont commis l'homicide de soi-même.
— Eh bien, ça promet, dit son mari.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Lycanthropie


Dans quelques cas, heureusement très rares, l'idée du Rien, tombant dans un esprit fragile, inocule en celui qui la reçoit la persuasion intime qu'il est loup. Et cette singulière hallucination, tout de suite, lui donne la propriété nouvelle de courir pendant des heures à perte d'haleine, de franchir les fossés à quatre pattes, de s'attaquer à belles dents à des enfants, d'étrangler des séries de jeunes filles, et de les dévorer avec délices...

Mais de ce que l'idée du Rien puisse conduire à de tels excès, doit-on conclure à sa nocivité en général ?

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

mardi 31 juillet 2018

Les rescapés du Télémaque (Georges Simenon)


Les mêmes causes produisent les mêmes effets et l'arrivée d'un bateau dans un port est précédée d'un certain nombre d'allées et venues invariables, le bateau fût-il, comme dans le cas présent, un chalutier de Fécamp armé à la pêche au hareng.
Cela ne vaudrait donc pas la peine d'en parler si un détail, cette fois, n'avait été différent.
Bien entendu, on connaissait l'arrivée du Centaure alors qu'il ne paraissait pas à l'horizon. Il ne faisait pas tout à fait jour. Il ne faisait plus nuit non plus. Le bateau, là-bas, dans les houles, promenait à bout de mât son fanal terni par le matin. Et, derrière les volets non ouverts du Café de l'Amiral, les lampes étaient éclairées, les chaises et les tables empilées, un seau noirâtre au beau milieu des dalles.
— Dépêche-toi, que le Centaure sera là dans moins d'une heure ! disait Jules, le patron, à Babette, la servante.
Babette, à genoux, les pieds sortant sans cesse de ses sabots, le tablier mouillé moulant ses hanches étroites, promenait sur le sol un torchon gluant d'eau sale.
— Oh, ces bonnes femmes ! grommela Jules. Décidément, Weininger a raison : la femme ne peut concevoir ce qu'est le sujet transcendantal, ni les concepts purs, encore moins les catégories de l'esprit. Elle est l'être de l'instant, elle ne connaît pas l'éternité. Elle n'est pas immorale, mais amorale. Elle ne fait la différence entre le bien et le mal qu'en fonction de sa préoccupation propre. Elle reste étrangère à toute considération générale, étant incapable d'y accéder intellectuellement. La femme est imperméable à toute métaphysique, cré bon diousse ! Et en plus, elle est « sous le joug du phallus » !
Babette, apparemment indifférente, continuait à frotter.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Atomisme puéril


Le philosophe Lucrèce, le plus illustre disciple d'Épicure, prétendait que « si n'existait ce que nous appelons le vide, la réalité entière serait solide, si au contraire il n'y avait certains corps remplissant les lieux qu'ils occupent, tout ne serait que vide ». Or effectivement, tout n'est que vide, et il n'est pas nécessaire d'« être sorti de Saint-Cyr » pour constater que ce monde est un monde de néant.

On voit donc que dans l'histoire de la philosophie, Lucrèce tient le rôle de « ravi de la crèche ». Il lève les bras au ciel en signe d'émerveillement devant tout ce qu'il ne comprend pas (le Rien) comme fait le véritable ravi devant le mystère de la nativité. Sa joie est démonstrative et communicative, il prête à rire avec ses bras en l'air, sa barbe rousse et sa tête d'étonné. Autrefois, on disait que chaque village avait son « idiot », son « fada » — qui signifie « possédé par les fées ». Lucrèce est le « fada » de la philosophie. Il n'apporte rien sauf sa joie, il ouvre son cœur, et nous montre le chemin du bonheur dans la simplicité.


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Interlude

Jeune fille lisant l'Appel du nihil de Martial Pollosson

Vos gueules là-dedans !


« Ulcéré par le continuel brouhaha de l'étant, je décidai de donner pour principe à toute chose la mer et le silence, suivant ainsi l'exemple de Valentin, le gnostique désossé. »

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Idiosyncrasie des variétés riemanniennes complètes


Le théorème de Synge, démontré par John Lighton Synge en 1936, est un résultat classique de géométrie riemannienne sur la topologie d'une variété riemannienne complète à courbure positive. Il constitue une application de la formule de la variation seconde. Il considère  une variété riemannienne complète M de dimension paire et de courbure sectionnelle strictement positive et stipule que :

 – si M est orientable alors elle est simplement connexe ;
 – sinon, son groupe fondamental est Z / 2 Z.

Force est de reconnaître que, pour le vulgum pecus, tout ceci est des plus abscons, et l'on comprend pourquoi les amis du mathématicien le surnommaient « le vilain Synge » !


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Reginglette


« Poils hérissés, jambes écartées, l'homme du nihil s'est planté au milieu de la pièce et a commencé à hurler ; dans ses yeux révulsés se lisait toute la terreur d'un nègre en transes. Dédaignant le verre d'eau qu'on lui offrait, il s'est précipité vers la porte et s'est mis à la renifler désespérément, comme s'il attendait quelqu'un. C'était effrayant, c'était même contre-nature, cet effet qu'avait produit sur lui le vocable reginglette. »

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Une périlleuse quête


Macabre découverte mardi dans le centre-ville de Nantes. Une octogénaire a été retrouvée morte par sa femme de ménage, au fond d'un puits situé dans le jardin de sa demeure cossue. À son arrivée sur les lieux, la femme de ménage n'a pas trouvé sa patronne. La maison était fermée, sans trace de désordre. L'employée a en revanche remarqué que la grille du puits du jardin était déplacée. C'est alors qu'elle a aperçu le corps de l'octogénaire au fond de l'excavation. La vieille dame vivait seule. Le parquet de Nantes a demandé une autopsie afin d'éclaircir les circonstances du décès. Aucune piste n'est privilégiée pour l'instant.

À une époque, se jeter dans un puits était une méthode de suicide très répandue, en particulier chez les femmes. On prétendait aussi que la vérité se trouvait « au fond du puits ». Or l'octogénaire nantaise, au dire de son employée, était férue d'idéalisme fichtéen ; et il se trouve que Johann Gottlieb Fichte, dans son Essai sur la stimulation et l'accroissement du pur intérêt pour la vérité, affirme que la visée humaine de vérité est « une pulsion originaire qui hérite des caractères empiriques qu'on attribue habituellement à la curiosité, dans son manque de retenue, et son absence de pudeur ». Alors ? Est-on face à un suicide ? à une recherche de la vérité qui a mal tourné ? C'est ce que les enquêteurs devront déterminer. (Le Dauphiné, 20 décembre 2017)

(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Interlude

Jeune fille lorgnant les Exercices de lypémanie de Marcel Banquine

Tchernoziom


Ceux qui de naissance paraissent destinés à se détruire — exempli gratia, le poëte Nerval — tirent parfois de leur pachyméninge une terre noire, bitumineuse et inflammable, qui, mise en un monceau et arrosée par l'idée du Rien, non seulement s'échauffe à un point extraordinaire, mais jette encore de la fumée, et quelquefois même de la flamme. Alors naissent des œuvres à la fois lumineuses et profondes telles qu'Aurélia ou Les Filles du feu.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Panique


« Observant le réel par le vasistas de mon cagibi, je relève de nombreux indices qui m'amènent à conclure, comme Gragerfis, que ce monde est un "monde de néant". Aussitôt, je ressens la panique de l'homme mortel qui de tout son corps cherche quoi que ce soit de solide où se pendre. »

(Raymond Doppelchor, La Suave idée du Rien)

Différence de moyens


Comme Rascar Capac dans le cauchemar de Tintin, l'homme du nihil est un « mort vivant ».

Mais quand le prince inca lance de relativement inoffensives boules de cristal sur le vulgum pecus, l'homme du nihil, lui, se sert d'aphorismes hyperacides et contondants qu'il projette sur l'omnitude pour la concasser et en faire « la forme apologétique du suicide compulsif ».


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Épilepsie


En 1914, alors que toute la jeunesse allemande est sous les drapeaux, Heidegger est réformé pour raison de santé. Il a envisagé divers moyens pour échapper à ses obligations militaires — il refuse d'aller « faire le zouave » (Ich will die Zuave nicht machen), écrit-il dans une lettre à Husserl — et pensait d'abord s'en tirer grâce à un panaris providentiel, mais il a préféré « assurer le coup » en se faisant délivrer par son médecin de famille un certificat le déclarant « fragile du Dasein » et même épileptique.

C'est en lisant une biographie de Dostoïevski qu'il a eu l'idée de ce stratagème. Il a découvert peu de temps auparavant les romans du « penseur souterrain », qui l'ont fortement impressionné. « L'œuvre de ce Russe est d'un pathétique saisissant », note-t-il dans son journal.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Interlude

Jeune femme lisant la Nostalgie de l'infundibuliforme de Robert Férillet

Empirisme logique


« L..., âgé de 55 ans, saltimbanque et marchand de cigare, entre à Bicêtre le 15 mai 1860.

Cet homme se livre depuis longtemps à des excès de vin et d'eau-de-vie, et chaque fois qu'il a bu plus que de coutume, il offre un tremblement des mains très caractérisé. Condamné à un mois de prison, il se trouve à peine en liberté qu'il s'abandonne à de nouveaux excès : bientôt, agitation maniaque, hallucinations de la vue, panophobie ; il voit des voleurs qui courent après lui, des assassins qui le menacent, et commet des extravagances.

Puis au bout de quatre jours, son délire se transforme ; il soutient que la réalité n'est rien qui se conçoive seulement "phénoménalement" ou comme le corrélat d'une intuition. Elle n'a, d'après lui, aucun caractère spécifique d'immanence à la conscience, mais constitue une forme d'en soi qui englobe autant les vécus psychiques que les choses et les relations entre choses. Il dit que "l'ordre des contenus de conscience dans l'espace et dans le temps est en même temps le moyen par lequel nous apprenons à déterminer l'ordre transcendant des choses qui se trouvent au-delà de la conscience" ; et que "cette mise en ordre est le pas essentiel qui conduit à la connaissance de ces choses".

Vers la fin de 1860, le délire philosophique diminue progressivement : le malade passe à la ferme Sainte-Anne où il travaille en plein air ; il est doux, facile à conduire, raisonnant assez bien ; conservant toute la netteté de sa parole, mais un peu indifférent et apathique. Dans le courant de janvier 1861, les hallucinations disparaissent, il n'existe plus aucune trace d'idées relatives à la théorie de la connaissance. Le malade sourit lorsqu'on les lui rappelle et les attribue au trouble de son esprit ; il affirme qu'il est guérit, promet d'être plus sobre à l'avenir, et réclame instamment sa sortie, qui lui est accordée le 28 février. » (Jules Baillarger, Des symptômes de la paralysie générale et des rapports de cette maladie avec la folie, Paris, Delahaye, 1869)


(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)