Il
y a des gens, ils ont beau faire, la solitude leur colle à la peau. Ce
n'est pas tellement qu'ils l'aiment. C'est plutôt elle qui les aime (la
garce). Heureusement, il leur reste la ressource de lire du Henri
Michaux (ou du Luc Pulflop, ou tout autre auteur de cet acabit) pour
oublier que, comme le pauvre « Rémi Sans Famille », ils n'ont pas d'amis.
Le
linguiste Chomsky pense que si tout à coup le mot panaris n'existait
plus, il y aurait peut-être encore, ici ou là, des gens souffrant d'un
panaris, mais ils n'y feraient pas attention ou à peine.
S'il
faut en croire Gragerfis, le Bouddha, un jour qu'il était « gonflé à
bloc », aurait prononcé ces paroles devant ses disciples assemblés :
« Aucun objet ne vaut qu'on le désire. Et quand je dis aucun, c'est
aucun. Ça inclut la mijole et les biberons Robert. Verstanden ? You,
damned rascals ! »
Un
jour, le dramaturge Samuel Beckett dit à son ami le « négateur
universel » Émile Cioran : « Alors Mimile, il paraît que toi aussi tu te
souviens des jours anciens et tu pleures ? » Cioran, horriblement gêné,
ne sut que répondre et s'esquiva en faisant « jore » que Simone Boué
l'avait appelé dans la cuisine pour goûter la soupe.
Au
dire de Gragerfis, l'homme du nihil était déjà stupéfait d'être, mais
surtout, il n'en revenait pas d'être de Bezons. Du reste, qu'un autre
aussi puisse être de Bezons ne le plongeait pas dans un moindre
étonnement. C'est simple, tous les Bezonnais l'affolaient.
Dire
à quelqu'un « passe-moi le sel », c'est déjà donner son sentiment sur
l'être : on suppose implicitement que le sel existe et son interlocuteur
aussi. Alors qu'en fait...
Dans
cette vie, nous voyons les choses « de façon obscure et comme dans un
miroir ». C'est saint Paul qui l'a dit — et il avait le nez creux pour
ce genre de choses.
À
force de pressurer son cerveau, l'homme du nihil est enfin parvenu à
définir la vérité, répondant ainsi à la fameuse question de Pilate. La
vérité, c'est tout simplement « ce qui vous fout dedans ».
À
la question de Pilate « Qu'est-ce que la vérité ? », on ne peut donner
qu'une réponse arbitraire, par exemple « une brioche » ou « un héron
frénétique ».
Là
où il n'y avait rien, il y a soudain quelque chose. Pas grand chose :
une ébauche, un simple germe. Et il va morfler, le « germe ». Car il est
long à traverser, le désert de Gobi de l'existence. Et on n'y rigole pas
tous les jours. Mais c'est comme tout. Oui, c'est comme tout.
Ce
qui différencie fondamentalement l'homme du nihil du monstre bipède est
que ce dernier ne se demande jamais ce qu'il fait là. Son existence lui
semble aller de soi, il s'ébroue dans l'être avec volupté, il est
partout chez lui, le salop !
Chacun
s'affiche, chacun fait la promotion éhontée de son Moi, chacun essaie
de placer sa marchandise, si avariée soit-elle. Le seul à n'avoir rien à
vendre, c'est l'homme du nihil. Tout au contraire, il cherche le
silence et l'horreur des ténèbres. Oui : comme les chats de Baudelaire !
L'homme
du nihil exècre les faux-semblants et les singeries. Il n'a donc jamais
pu se résigner à avoir ce que le monstre bipède appelle une « vie ». À la
place, il s'est constitué une vie à l'image du pachynihil :
parfaitement vide. Ça lui plaît assez. — Enfin... ça va. Parfois c'est
un peu dur, mais dans l'ensemble ça va.
L'homme
du nihil ne pense pas qu'il y ait plaisir plus complet — si l'on
excepte la dissolution du Moi dans le Grand Indéfini d'Anaximandre —
que d'assister à la déconfiture d'une bourrelle qui vous a trahi avec un
garagiste de La Bourboule (Puy-de-Dôme). Mais il est réaliste et se
rend compte que ça n'arrive presque jamais, la vie étant, comme on le
sait, « une grosse tourte de m... ».
Il
semble que sur le tard, et bien qu'il se proclamât le plus grand
sceptique de tous les temps, Cioran ait fini par croire à l'existence du
monde et à la sienne propre. Ainsi, en avril 1969, dans une lettre à
Marceline Desbordes-Valmore, il confesse sa manie de « ressasser
l'inconcevable fait d'exister ». Il est donc lui aussi tombé dans le
panneau !
Les
gens qu'on a connus jeunes et qu'on retrouve après de longues années,
on aimerait qu'ils montrent un peu plus de discrétion dans la
décrépitude. Ce serait presque à croire qu'ils cherchent à vous
offenser, les salops. Le temps qui passe, ça va, on a compris !
L'homme
du nihil se contredit, il se contredit sans cesse. Un jour il dit que « rien n'est », le lendemain il prétend que « tout pue ». Est-ce une façon
de montrer son mépris pour la logique et les logiciens (depuis Aristote
jusqu'à Łukasiewicz en passant par George Boole) ? Ou est-il simplement
« un esprit pas encore formé, un imbécile » ?
Quand
l'homme du nihil ne peut pas dormir, tourmenté qu'il est par la
question de l'haeccéité, la temporalité du temps, la mortalité de l'être
mortel, il pense au pappus, ce petit faisceau de poils qui surmonte
certains akènes, notamment chez les astéracées, afin de permettre une
dispersion optimale des graines par le vent.
« Car
je ne tends qu'à connaître mon néant », écrit Blaise Pascal dans une
lettre à Gragerfis. Le même Blaise Pascal que certains considèrent comme
l'inventeur de la « berouette » ! Comment un homme qui ne tend qu'à
connaître son néant aurait-il pu inventer un engin aussi agressivement
pratique que la « berouette » ? Non, il faut se pincer !
Persévérer
dans l'être, c'est la facilité des lourdauds, des esprits pesants. De
fait, les Allemands ne commettent presque jamais l'homicide de soi-même.
Une exception : Kleist.