Si les
humains s'apparient, ce n'est pas par attirance physique (ils sont
moches) ni pour avoir quelqu'un à qui parler (ils n'ont rien à dire).
Non, leur vraie motivation est de faire comme tout le monde !!! Ils
veulent être « normaux » !!! — Et aussi, ils ont une peur bleue de se
trouver face à leur propre vide, cela va sans dire.
Messieurs-dames
qui seriez prêts à jurer que vous n'êtes pas seuls, qu'il y a des gens
qui vous aiment, et cætera, attrapez donc un panaris et on en reparlera.
Le panaris nous révèle notre radicale solitude. Non seulement les
autres ne souffrent pas du doigt avec nous, mais en plus ils n'en ont
rien à foutre.
Quand, à
l'image de Cioran, on est « excédé par tous » mais qu'on souffre de la
solitude, on peut suivre l'exemple de madame Blavatsky et entretenir des
communications avec des mahatmas plus ou moins invisibles.
L'Ecclésiaste
disait que tout est vain, pourtant il se lavait, il portait des
vêtements, il mangeait... et il mangeait même très bien puisqu'au dire
de Froude, il connaissait des « routiers sympas ».
Les individus
qui l'air de rien vous font savoir qu'ils ont lu tel ou tel livre,
qu'ils ont vu tel ou tel tableau de peinture, de tels individus, comment
les qualifier ? Ce sont des goujats — des « goujats culturels ».
Heidegger
menaçait de sauter par la fenêtre si on ne lui disait pas pourquoi il y
avait de l'étant et non pas plutôt rien. Heureusement, Gabriel Marcel
était là qui l'attrapa par le colback et lui dit : « Ne te frappe pas
comme ça, voyons, Martin. Tu prends les choses trop à cœur. C'est comme
ça, qu'est-ce que tu veux... C'est le mystère de l'être. »
Le gars
Rimbaud dit qu'il veut « aller loin, bien loin, comme un bohémien, par
la nature, heureux comme avec une femme ». Heureux comme avec une
femme ! Quel boute-en-train !
Il n'y a pas à
dire, la vie, c'est exigu. Il vaut mieux ne pas avoir de gros coudes ou
de gros genoux — ni de « grandes espérances » (comme dirait Dickens).
À force de
vous faire percuter sur le trottoir par des malotrus qui poursuivent
tranquillement leur chemin, à force de rester assis des vingt minutes à
la terrasse d'un café sans qu'un serveur se montre et vous demande ce
que ce sera, à force de voir des oiseaux déféquer — en votre présence ! —
sur votre véhicule, à force de voir des personnes du sexe jeter leur
dévolu sur des fabricants de bouchons de bouteilles de vin, vous
finissez par vous demander, c'est fatal, si vous n'êtes pas l'homme
invisible d'H.G. Wells.
La vie, c'est
un peu comme l'étang de Soustons à deux heures de l'après-midi : on
rame. Et encore heureux si on n'est pas foudroyé par une réminiscence de
vocabulaire. Parce que ça s'est vu, figurez-vous.
Jouir de
l'instant présent, on en rêve, mais quand on est suffoqué par l'absurde
camusien, horrifié par la malrucienne condition humaine, et pris d'une
sartrienne nausée devant la vie, comment faire ? C'est tout simplement
impossible !
Le suicidé
philosophique raconte : « Lundi matin, le concept d'angoisse, le traité
du désespoir et la pensée de l'homicide de soi-même sont venus chez moi
pour me serrer la pince. Comme j'étais parti, la pensée de l'homicide de
soi-même, se faisant le porte-parole du groupe, a dit : “Puisque c'est
ainsi, nous reviendrons mardi.” Et de fait, ils sont revenus. »
On espère
toujours que sa tête d'autrefois va revenir, sa tête de quand on était
jeune, mais c'est le contraire qui se produit : on ressemble de plus en
plus à une momie. Serait-on, comme le Mômo, victime d'un envoûtement ?
A-t-on été marabouté par quelque Professeur Boubacar ou Diakité ?
Paul Celan et
Ghérasim Luca se sont tous deux suicidés en se jetant dans la Seine,
« dans l'onde amère où tout s'oublie ». Henri Michaux a rendu hommage à
Paul Celan dans une « Méditation sur la fin de Paul Celan », mais il n'a
pu rendre hommage à Ghérasim Luca dans une « Méditation sur la fin de
Ghérasim Luca » vu qu'à la mort de ce dernier lui-même avait déjà quitté
ce monde (il ne s'est pas jeté dans la Seine mais a été percuté par un
train de marchandises).
Chaque fois
qu'il mangeait des choux de Bruxelles ou un haricot de mouton, le poëte
Verlaine avait des « vents mauvais » qui l'emportaient deça, delà,
pareil à la feuille morte.
Nous voulons
bien accepter un certain nombre d'extravagances de la part du monstre
bipède, mais qu'il forme des projets, alors là, ça passe les bornes.
« Lait noir
de l'aube », nous dit le poëte. Et nous, nous lui répondons : « Il n'y a
pas de doute, tu es un poëte, toi. Du lait noir ? On peut dire que ce
n'est pas banal, ça ! »
Ludwig
Wittgenstein est le Robert Dacier de la philosophie. Comme le célèbre
détective, il se livre à des investigations, et d'une. Et de deux, même
s'il ne pourchasse pas les brigands en fauteuil roulant, il traque les
« limites du sens », et on peut dire que c'est pareil (en étant un peu
coulant).
Les proses
libres et exubérantes comme des improvisations de jazz, les récits
traversés de fulgurances poétiques, très peu pour nous. La « Beat
Generation », Allen Ginsberg et la vie en général, très peu pour nous.
Comme le
chanteur Jean-Patrick Capdevielle, nous marchons dans le désert, mais il
s'agit dans notre cas du désert de Gobi de l'existence et ça fait
beaucoup plus de vingt-huit jours que nous y marchons. Nous aussi, nous
nous demandons à qui ça sert, les règles un peu truquées du jeu qu'on
veut nous faire jouer les yeux bandés. Nous ne trônons pas encore dans
un cimetière de vieilles pelles mécaniques, mais ça va peut-être venir.
Borges a
raison de dire que, ouvrez les guillemets, celui qui cite un auteur est
la plupart du temps un crétin qui cherche à se faire mousser, fermez les
guillemets.
Le négateur
Émile Cioran pensait que le bouddhisme n'était pas pessimiste. Mais pas
optimiste non plus. « C'est comme tout, disait-il ; le bouddhisme, je
veux dire. »
C'est d'abord
dans les rues de Greenwich Village (à la fin des années 60), puis dans
les couloirs méandreux de la maladie mentale (au début des années 70),
que Phil Ochs erra. Du disulfure de carbone fut injecté dans ses
racines, mais cette solution s'avéra extrêmement longue et coûteuse pour
le viticulteur. Finalement, le 9 avril 1976, le pauvre Phil en eut
assez et se pendit. Il avait trente-cinq ans.