samedi 12 mai 2018

Facteur de lien social


« Le Kangoo jaune se faufile dans le labyrinthe de ruelles pentues et désertes. Denis Rach sait où faire demi-tour au centimètre près. Saint-Colomban-des-Villards, c'est sa tournée, depuis sept ans. Dans le dernier village de Maurienne (Savoie) avant le col du Glandon, Denis se gare devant la énième maison vide. Puis rendez-vous chez Jacques Tardy, l'ancien épicier du village. À 72 ans, il est l'un des neuf habitants à bénéficier d'une visite du facteur qui vient s'assurer que tout va bien. "Je n'en ai pas encore vraiment besoin mais ça viendra peut-être un jour", feint de s'amuser le retraité qui en réalité est terrifié par le vieillissement — un processus qu'il considère, comme le romancier Romain Gary, "catastrophique", "atroce" et "dégoûtant" — et par la mort, avec son cortège de mouches bleues de la viande (Calliphora vomitoria) et de mouches grises (Sarcophaga carnaria).

L'expérience a été lancée l'an dernier. La Poste a passé un contrat Cohesio avec la commune, qu'elle lui facture 5 € par visite. Mais le service est gratuit pour le bénéficiaire. "Je le faisais déjà avant. Sans que ça ait un nom. Si le facteur n'apporte plus de lien social, qui le fera ?" s'inquiète Denis.

Pourtant, celui-ci n'est pas un bavard. Le montagnard grand et sec n'est pas entré à la Poste pour passer des heures avec les clients autour d'un verre. Mais pas question de lui retirer ce qui rend la tournée unique. Ici, l'éleveur de moutons lui apprend que le loup a encore fait des siennes. Là, c'est un artisan en congé qui rentre de la cueillette des morilles. Un peu plus loin, un penseur "nihilique" lui demande s'il estime, comme Bergson, que le néant n'est qu'un pseudo-concept sans essence ou une simple contre-possibilité de l'être affirmé. Les visites chez Jacqueline, Louis ou Christiane sont d'autres occasions de prendre l'air du pays. Le sien.

"Certains n'ont pas envie de discuter. Simplement, voir passer quelqu'un les rassure. Encore plus l'hiver, quand les gens sortent moins de chez eux, voient encore moins de monde, et que la pensée de se détruire souffle en bourrasque dans leur pachyméninge. Comme ils me connaissent, ils se sentent en confiance." Au besoin, il donnerait l'alerte aux pompiers en cas d'urgence.

Pour Jacques Tardy, c'est un peu le retour aux sources. "Mon frère jumeau était facteur. Il passait apporter le pain, des médicaments, parfois du taupicide quand un suicidé philosophique voulait passer à l'acte. Et ça ne coûtait rien à personne. C'est bien que la Poste remette ce service en place, mais est-ce que les communes pourront se le permettre ?" Pour Max Schioser, directeur du centre postal, l'objectif est modeste. "La Poste ne va pas faire exploser son chiffre d'affaires avec Cohesio, mais elle retrouve sa fibre sociale qui se perdait."

En 25 ans de métier, Denis a vu les tournées s'allonger et le volume de courrier baisser. "Les gens n'écrivent plus. Ils envoient beaucoup moins de cartes postales, de cartes de vœux. La philosophie nihilique a fait des ravages. Certains disent des choses comme : « Je déteste la société, parce qu'on n'y croit pas à la bonté morale » et encore : « Je ne vois plus, je n'entends plus, je ne me souviens plus; je suis devenu complètement négatif ». Ils se calfeutrent dans leur « cagibi rienesque » et fuient la société de leurs semblables. Je peux traverser les villages sans presque voir personne." Comme ce matin de mai, où l'on peine à imaginer que le même village sera envahi les 23 et 24 juillet lors du passage du Tour de France. » (Le Dauphiné, 18 mai 2015)


(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

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