L'homme
du nihil ne fréquente pas les « lieux de culture ». Il n'a jamais aimé
les « lieux de culture ». Il va même jusqu'à dire qu'il se les colle au
prose, les « lieux de culture ». Jusqu'ici, la culture ne lui a apporté
que des ennuis. Il aurait de beaucoup préféré être un « homme
préhistorique » (comme les ancêtres de l'écrivain pragois Franz Kafka).
« Nouvelle
tentative de lire du Spinoza, vite abandonnée. Comme d'habitude, à la
place du cerveau, sensation d'un bocal de cornichons. » (Stylus
Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
L'homme
du nihil ne voit pas ce qu'il y a de mal à s'apitoyer sur soi-même. Ça
ne gêne personne, c'est une façon comme une autre de passer le temps, et
ça entretient l'esprit dans une négativité de bon aloi.
L'homme
du nihil est peut-être « un pou, l'image même de la déchéance », mais il
ne reconnaît à personne le droit de le juger — pas même au « pape
François » ou à la reine d'Angleterre.
Aussi
incroyable que cela puisse paraître, et quelque effort qu'il ait fait
pour le dissimuler, l'écrivain pragois Franz Kafka avait dans sa lignée
d'ancêtres des hommes préhistoriques !
Le
réel fait le désespoir de l'homme du nihil par son caractère de tumeur
repullulante. Mais il faut croire qu'il ne repullule pas encore assez au
goût de certains scélérats qui trouvent le moyen d'écrire des romans.
L'homme
du nihil dit que ce n'est pas la peine de se fatiguer à lire Platon ; que pour se préparer à mourir, le mieux est de penser à un point
mathématique. Pas forcément tout le temps, mais de temps en temps.
Jeune,
l'homme du nihil était « l'homme qui a peur de tout ». Aujourd'hui, il
est « l'homme que tout insupporte » (ce qui ne l'empêche pas d'avoir
toujours peur). Bientôt, il sera « l'homme que tout indiffère ». Mais pour
atteindre cet état suprêmement désirable, il faut d'abord « décéder » —
et c'est plus vite dit que fait !
Quelle
patience il faut pour supporter pendant tant d'années d'être une « chose
particulière »... Une « chose particulière » toujours semblable à
elle-même, à quelques détails près, seulement de plus en plus
décrépite... Comment se fait-il que si peu de gens semblent fatigués
d'être ce qu'ils sont ? Il n'est quand même pas possible qu'ils aiment
ça ? — Oh, bon Dieu ! Ils aiment ça, les salops !
Ce
que l'homme du nihil reproche aux écrivants contemporains — auteurs
et autrices confondus —, ce n'est pas l'immondice de leurs idées (iels
n'en ont pas), c'est le lourd badigeon de leur gros style. En
comparaison, même l'inapte Zola fait figure d'orfèvre.
L'abbé
Protiste du Voyage au bout de la nuit a quelque chose de tératogène, de
sordide et de boueusement mortel (comme les véreuses pensées qui
brisent aujourd'hui nos résistances et broient l'effort des justes et
des sages).
Dans
sa Critique de la Raison dialectique, le pénible Jean-Paul Sartre
accuse le sous-sol de Budapest d'être contre-révolutionnaire parce qu'il
ne se prête pas à la construction du métro souhaité par le dirigeant
communiste Mátyás Rákosi. Pour l'homme du nihil, c'est la « réalité
empirique » tout entière qui est contre-révolutionnaire — ou encore pis : « caguante ». Elle ne le laisse rien faire, ni métro ni foutre ni
branle. Elle le brime à chaque instant !
Peut-on
souffrir autrement qu'en vain et mal à propos ? Notons au passage qu'il
n'est nul besoin d'être roumain pour cela (pour douiller inutilement et
mal à propos) — même si c'est certainement un « plus ».
Les
hommes se partagent en deux catégories : ceux qui, leur vie durant,
anxieusement, fébrilement, cherchent le sens du vocable reginglette, et
ceux qui s'en fichent comme de leur première chemise (et qui souvent
n'ont même jamais entendu parler de ce mot).
« Il
n'y a pas à tortiller, j'ai véritablement un Moi. Je l'ai aperçu dans
une glace à la Samaritaine. Après cela, on n'a plus qu'à se jeter dans
un égout. » (Stylus Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
Tous
les grands sages, de Siddhartha Gautama à André Comte-Sponville en
passant par Pyrrhon et Schopenhauer, ont souligné l'importance de ne
compter que sur soi-même et de se contenter de ce qu'on a, même si « ça
ne casse pas des briques ». On peut synthétiser leurs réflexions dans la
règle suivante : « Ne cherche pas dans les autres ce que tu ne trouves
pas en toi-même — fût-ce une “mijole” ou des “biberons Robert”. Il
t'en cuirait — et pas qu'un peu, même. »
Puisque — censément — la vie est espoir et la mort est oubli, on peut dire
sans exagérer que le taupicide est le plus court chemin pour passer de
l'espoir à l'oubli.
Comme
le Mômo, l'homme du nihil a la sensation d'avoir été envoûté. Sinon,
comment expliquer que la « réalité empirique » lui donne une telle
impression de cauchemar ? Aurait-il été marabouté par quelque Professeur
Boubacar ou Diakité ? Et si oui, pourquoi ?
L'homme
du nihil a un flair de pointer pour déceler le bluff en toute chose.
C'est pour cela — entre autres — que les personnes du sexe ne le
supportent pas. Le bluff est pour elles comme l'eau pour le « poiscaille » : un élément vital — et gare à celui qui ose le dénoncer.
L'homme
du nihil trouve que l'aphoriste roumain Émile Cioran écrit un peu comme
quelqu'un qui aurait un révérence parler manche à balai dans le
révérence parler trou de balle.
En
ce monde, il n'y a pas plus d'amour que de beurre au prose. Alors
arrêtez vos conneries, bon Dieu ! « Tes dents sont comme des perles et
tes yeux sont le miroir de l'éternité. » Je t'en foutrai du miroir de
l'éternité, moi. Pauvre con !
Si
la « réalité empirique » était une vieille rombière, usurière de
surcroît, l'homme du nihil aurait à son égard des tentations à la
Raskolnikov. À vrai dire, il en a, mais il est trop lâche pour les
mettre à exécution (et il faudrait se procurer une hache, etc).
« Je
n'y suis pour personne », disent, dans les films, les hommes d'affaires à
leur secrétaire. — « Moi non plus », soupire l'homme du nihil, prenant
soudain conscience de l'exorbitante solitude où l'a entraîné sa
misanthropie.