« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
samedi 5 octobre 2019
En voilà une idée (Raymond Carver)
On avait fini de dîner et cela faisait une heure que j'étais assise à la table de la cuisine, dans le noir, à le guetter. S'il devait le faire ce soir il était temps, plus que temps même. Cela faisait trois soirs que je ne l'avais pas vu. Mais ce soir le store de la chambre à coucher était levé et il y avait de la lumière.
Ce soir, j'avais un pressentiment.
Et puis je l'ai aperçu. Il a poussé la porte à treillis et il est sorti sur son porche de derrière, vêtu d'un tricot de corps et de quelque chose qui avait l'air d'un bermuda ou d'un maillot de bain. Il a jeté un regard autour de lui, il a bondi dans l'ombre du haut du porche et il s'est mis à avancer le long du flanc de la maison. Il allait vite. Si je n'avais pas été aux aguets, je ne l'aurais pas vu. Il s'est arrêté devant la fenêtre éclairée et il a regardé à l'intérieur.
— Vern ! ai-je crié. Viens vite, Vern ! Il est sorti! Dépêche-toi, je te dis !
Vern était dans le living, occupé à lire son journal devant la télé allumée. Je l'ai entendu jeter le journal.
— Fais gaffe qu'il ne te voie pas ! m'a dit Vern. Ne t'approche pas trop de la fenêtre.
— Il ne peut pas nous voir dans l'obscurité.
C'est ce que je dis à chaque fois. Il y a trois mois que ça dure. Depuis le trois septembre, pour être exact. En tout cas, c'est ce soir-là que je l'ai vu dehors pour la première fois. J'ignore depuis combien de temps il faisait ça avant cette date.
On s'est agenouillés derrière la fenêtre et Vern s'est raclé la gorge.
— Regarde-le, a-t-il dit.
Vern fumait en recueillant sa cendre au creux de sa paume et en s'écartant de la fenêtre chaque fois qu'il tirait sur sa cigarette.
— Nom de Dieu, il a fait.
Accroupis sur le sol, nos têtes dépassant à peine du bord de la fenêtre, on observait un homme qui s'était posté dehors pour reluquer l'intérieur de sa propre chambre à coucher. Vern et moi étions arrivés à la conclusion qu'il faisait cela pour se prouver à soi-même que le regard théorique de la conscience pure n'est pas la seule attitude découvrante possible ni même la plus fondamentale, et que les attitudes pratiques et poïétiques relèvent elles aussi d'un dévoilement de l'étant, c'est-à-dire d'un rapport à l'être.
Vern m'a donné un coup de coude et m'a soufflé à l'oreille :
— Comment ne voit-il pas que l'effet d'une telle interprétation ontologique de la vie pratique est celui d'une absolutisation, ce qui la conduit à perdre le caractère potentiellement évolutif que sa dimension ontique lui assurait ?
J'avais un petit creux. Je suis allée dans la cuisine, j'ai jeté un œil dans le placard et j'ai ouvert le frigo.
— Vern, tu veux manger un morceau ? ai-je crié.
Il ne m'a pas répondu.
J'ai sorti des crackers, du beurre de cacahuète, du rôti de viande haché froid, des cornichons, des olives, des pommes chips, et je me suis mise à boulotter.
(Ėtienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
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