« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
mercredi 6 juin 2018
Relativité générale
Médusés, les témoins de la scène qui s'est déroulée ce jeudi, vers 13 heures, rue Chaussée, une artère piétonne en plein centre-ville de Verdun. « Vous vous rendez compte ? », lance cette dame, ahurie, en décrivant ce qu'elle vient de voir. « Elle était là, tranquille, en train de marcher, son sandwich à la main, quand tout à coup il lui est tombé dessus. »
« Il », c'est un habitant d'un immeuble de la rue, âgé de 49 ans, qui s'est jeté sur la chaussée dans un acte désespéré, depuis la fenêtre de son appartement situé au 2e étage de la rue Chaussée. La passante, une habitante de Dugny-sur-Meuse de 36 ans, s'est retrouvée à terre. Tout comme le suicidaire.
À la terrasse du café d'en face se trouvent deux infirmières, qui interviennent immédiatement pour porter les premiers secours.
Tout de suite, les pompiers de Verdun ainsi que le Samu se rendent sur les lieux. L'homme qui a sauté est inconscient : il est transporté à l'hôpital de Verdun. La femme, consciente, rejoint également les urgences de la cité de la Paix. Les examens médicaux montrent qu'elle souffre d'un tassement des vertèbres. Mais la vie de ces deux personnes n'est pas en danger.
D'après la lettre laissée par le désespéré, ce dernier voulait, avant de mourir, vérifier expérimentalement un principe de la théorie de la relativité générale, selon lequel la gravitation n'est pas une force mais une « déformation riemannienne de l'espace-temps » ; dans cette interprétation, un objet en chute libre décrit simplement une géodésique de l'espace-temps. (L'Est Républicain, 18 octobre 2012)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Scrupules phénoménologiques
Selon Karl Jaspers, Husserl était pris de panique à chaque fois qu'il voyait un mannequin dans une vitrine, car il était incapable de décider s'il s'agissait d'un homme en chair et en os ou d'un personnage en bois. De même, bien qu'aimant passionnément le billard, il refusait d'y jouer, craignant que la boule qu'il voyait blanche et lisse d'un côté ne fût verte et bosselée de l'autre côté, ce qui eût pu le conduire à faire une « fausse queue » !
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Pourquoi l'Alaska ? (Raymond Carver)
Ce jour-là, Carl finissait à trois heures. Il quitta le garage, prit sa voiture et se rendit dans un magasin de concepts de son quartier.
— Il me faudrait quelque chose de confortable, dit-il. Pour tous les jours.
— Je dois avoir ça, dit le vendeur.
Il revint avec trois modèles différents et Carl jeta son dévolu sur le concept d'Ereignis qui, chez Heidegger, désigne le déploiement originel de l'être, la donation originaire de la présence, qui est à la fois la vérité de l'être et la vérité du temps. Il régla son achat et mit sous son bras le carton dans lequel le vendeur avait rangé l'« élan vital », ce bon vieux concept bergsonien qui l'avait aidé si longtemps à s'orienter dans le labyrinthe de l'existence, mais que sa nouvelle acquisition rendait caduque et presque risible.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Centre de gravité
Pappus d'Alexandrie dit expressément, à la fin de la préface à ses Collections mathématiques, que « les figures produites par la circonvolution d'une ligne ou d'une surface, sont entre elles en raison composée des figures génératrices et des circonférences décrites par leur centre de gravité ».
Il est facile aux géomètres de sentir la liaison de ce principe avec, d'une part, celui énoncé par Guldin en 1635, à savoir que « toute figure formée par circonvolution est le produit de la figure génératrice par le chemin de son centre de gravité », et d'autre part avec celui qui détermine un suicidé philosophique à commettre son geste fatal, incapable qu'il est de trouver en lui-même aucun centre de gravité.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Conatus
Le conatus — thaumaturgie du mot ! — est l'effort par lequel « chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être ». (Spinoza, Éthique III, Prop 6).
Profonde dégoûtation de tout cela.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Infini ou taupicide ?
Pour Plotin comme pour le suicidé philosophique, le corps est un tombeau, le monde sensible, une caverne ou un bourbier, notre existence terrestre, une chute de l'âme.
Mais Plotin se tourne vers l'infini, en lequel il voit la puissance la plus pleine et la plus parfaite du Moi, quand le suicidé philosophique choisit le colt Frontier ou le taupicide pour anéantir ce même Moi.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Balance ton Férillet !
Passé un certain âge, la femme se transforme en une mégère difforme au mufle d'hippopotame, en « une créature grotesquement horrible qui vous fait éprouver le même dégoût que lorsque l'on met le pied sur le ventre d'un crapaud ».
Son pouvoir de séduction disparu, elle sait qu'elle n'est plus rien, mais contrairement à l'homme du nihil — qui « exulte dans son néant sacculiforme » —, elle n'en conçoit qu'une formidable acrimonie et devient une véritable « carogne ».
Il est parfois bien difficile, au dire de Gragerfis, de résister à l'envie de l'assommer !
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
mardi 5 juin 2018
Relativisme et vérité scientifique chez Max Weber
« Un parricide avec des couverts de cuisine. Le procès de Nasr'eddine Zaiani, accusé du meurtre de son père, débute ce matin devant la cour d'assises du Rhône.
Après une dispute anodine, ce soir d'avril 2003, il se saisit d'un couteau peu tranchant puis d'une fourchette pour porter à son père des coups mortels. Un véritable massacre, à la suite duquel le jeune homme se rend au commissariat de Décines pour se dénoncer.
Souffrant de schizophrénie depuis son adolescence, il dit avoir été poussé par des voix qui lui susurraient que "seule une partie finie de la multitude infinie des phénomènes possède une signification". Ses parents envisageaient à l'époque de le faire hospitaliser.
À 32 ans, Nasr'eddine Zaiani encourt la perpétuité. Le verdict est attendu demain soir. » (20 Minutes, 28 septembre 2006)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Préparatifs à la lecture de Fichte
« L'ontologie critique ! Redressons-nous et rectifions notre tenue avant de pénétrer dans cette froide et solennelle enceinte. » (Paul Claudel, Journal, Tome I, p. 737)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Corrigez, bon sang !
Dans Objectif Lune, la fusée expérimentale, radioguidée depuis la base, décolle et fait le tour de la lune en photographiant sa face cachée. C'est alors que des « forbans » prennent le contrôle du radioguidage afin de s'emparer de l'engin. Pour les en empêcher, le professeur Tournesol déclenche un système d'explosion à distance dont il avait doté la fusée sur les conseils de Tintin.
Comme Tryphon Tournesol, l'homme du nihil tente désespérément de corriger, mais sans succès, et sa vie s'en va à vau-l'eau. Par chance, il dispose lui aussi d'un système de destruction à distance : le revolver Smith & Wesson qu'il conserve sous son oreiller, symbole de la mort accueillante et seul moyen pour lui de retrouver le calme.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Inquiétante étrangeté bourboulienne
Il est de fait que l'homme du nihil ressent, quand on le transplante inopinément à La Bourboule, l'aveugle inquiétude de l'araignée arrachée à sa tâche pour être placée au beau milieu d'une toile étrangère.
Ce malaise, né d'une rupture dans la rationalité rassurante de la vie quotidienne, est ce que Sigmund Freud appelle Das Unheimliche. Mais à vrai dire, le premier à avoir étudié ce concept d'« inquiétante étrangeté » est Ernst Jentsch, auteur de Zur Psychologie des Unheimlichen paru en 1906. Celui-ci relie le malaise ressenti par le Dasein au doute que peut susciter un objet apparemment animé dont on ne sait s'il s'agit réellement d'un être vivant, ou encore par un objet sans vie dont on se demande s'il ne pourrait pas s'animer, exempli gratia La Bourboule (mais cela est également vrai de Maubeuge et de Longwy).
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Rodez : Tous unis pour faire revivre leur quartier
« Un petit bonjour, une poignée de main, un sourire amical. De la rue de Bonald à celle de l'Embergues en passant par Séguy, on s'aperçoit, comme le satiriste roumain Emil-Michel Cioran l'avait déploré en son temps, qu'il y a de la vie à tout bout de champ. Et que malgré les outrages du temps, ce quartier situé au cœur du centre historique de Rodez a su conserver son âme et garder son esprit populaire.
C'est à pied qu'il faut s'y rendre, sans oublier de lever le nez et d'écouter aux portes. Justement, à l'angle de la rue de Saunhac, on fourmille d'idées et on s'invente un avenir — tout en sachant évidemment que le véritable sera fait d'ennuyeuse monotonie, de paroles superflues et de solitude, avec la mort au bout.
Depuis plusieurs mois déjà, quelques habitants du quartier se retrouvent régulièrement pour "réfléchir à la mise en place d'un projet phare dans le cadre de l'association de quartier", explique Corinne Herrera, l'une des principales instigatrices. L'idée du suicide collectif a été écartée, et l'objectif retenu est d'insuffler une dynamique dans ce quartier resté trop longtemps enclavé et oublié.
"Notre volonté est de créer du lien social et, par ailleurs, d'améliorer la notoriété de ce périmètre", confie Corinne. Les membres de l'association peuvent pour cela s'appuyer sur les richesses existantes tant humaines qu'architecturales, les petits commerces, les artisans, la grégarité du "monstre bipède", etc. » (Midi Libre, 23 janvier 2013)
(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)
Loi d'inertie
En algèbre linéaire, la loi d'inertie de Sylvester, formulée par James Joseph Sylvester en 1852, est un théorème de classification des formes quadratiques réelles.
Mais en philosophie nihilique, la loi d'inertie possède une tout autre signification. Elle prescrit à l'étant existant — le célèbre Dasein — de ne bouger sous aucun prétexte de son « matelas-tombeau » (Matratzengruft), pour échapper autant que faire se peut à la temporalité du temps, contenir les ardeurs de son Moi par trop enclin à « faire le zouave », et éviter l'horreur des rencontres avec le « monstre bipède » — le fameux « autrui » du philosophe Levinas.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Fiel angoisseux de l'haeccéité
« Quand l'estant existant se vit ainsi agitez, flagellez et humiliez de Dieu et du monde, et que le corps, les membres et le coraige lui commenchoient à deffaillir, pour ce que jamais encore en son vivant n'avoit goustez ainsi le très angoisseux et amer fiel de l'haeccéité, qui lui sembloit estrange et venimeux, il aspira après le bénéfice du Rien. » (Jean Molinet, Chroniques)
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Tropismes musicaux
En musique, chaque ton a son caractère particulier et ses adeptes exclusifs. L'« homme de la Nature et de la Vérité », grand amateur de gai, de brillant, de martial, chérit par-dessus tout l'ut, le ré, le mi. Le suicidé philosophique, en revanche, ne se sent bien que dans le fa mineur, cet incomparable truchement du lugubre et de la douleur.
Quant aux timbres, si le zélateur de la mort volontaire ne dédaigne pas le grave et le sévère rendus par le violoncelle, la contrebasse, le cor, le trombone et la voix de baryton, sa prédilection va tout de même au sépulcral et au caverneux, si bien exprimés par les sons voilés, étouffés du tambour, la plainte mugissante et voilée du basson, et les voix de basse à la Chaliapine.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
lundi 4 juin 2018
Quiproquo embarrassant
À l'automne 1928, Heidegger prend la suite, à l'Université de Fribourg, de son maître Husserl parti à la retraite. Il revient à Fribourg en triomphateur et règle ses comptes avec ses ennemis qui, en 1916, l'avaient empêché d'obtenir le poste qu'il convoitait (il les accuse publiquement d'être les représentants du On, ce magma gluant « qui décharge le Dasein de sa quotidienneté », et « se porte au-devant de la tendance au moindre effort que le Dasein a foncièrement en lui »).
Il commence à entretenir une liaison épistolaire avec l'existentialiste chrétien Gabriel Marcel, avec lequel il flirte, pensant qu'il s'agit d'une femme. Après des demandes insistantes, il reçoit une photographie du philosophe français dont la moustache à la gauloise le dessille et le refroidit aussitôt.
Une fois de plus, il a été victime de ce qu'il nomme dans Sein und Zeit la « résolution devançante » qui se caractérise comme le fait de « se projeter en silence et en s'exposant à l'angoisse sur l'être-en-faute le plus propre » !
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Grands Anciens
« Platon, Lucrèce, Pline, nous disent que le plus bel apanage de l'homme est de pouvoir se suicider. Cicéron lui-même penche au suicide. La mélancolie est un fait acquis à Rome et à Athènes, surtout au moment de la décadence de ces peuples. Diogène, Caton, Pérégrin, Sénèque, Lucrèce, Antinoüs et tant d'autres, après avoir prêché leur doctrine, scellèrent leur fanatisme par le suicide. » (Paul Ferdinand Gachet, Étude sur la mélancolie, Paris, 1864)
Leur fanatisme ? Oh ! Oh ! Comme tu y vas, mon ami !
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Une vaine odyssée
Chaque jour, écrasé par l'ennui « comme une mouche sur laquelle se serait assis un éléphant », on répète les mêmes gestes et l'on prononce les mêmes paroles en se disant qu'il va tout de même bien finir par se passer quelque chose. Mais les mois et les années s'écoulent et rien ne se passe. Ou plutôt si : il se passe qu'un beau jour on est comme qui dirait « décédé ». Quoi ! Tout ça pour en arriver là ?! C'est tout de même un peu « fort de café » !
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
L'apprentie (Larry Brown)
C'est quand même pas ça, la vie. Je bois trop d'Old Milwaukee, et quand je me réveille le matin j'ai comme un goût de vieux croûtons dans la bouche. Tous mes sous-vêtements sont sales et je n'arrive plus à mettre la main sur ma police d'assurance.
Moi qui croyais que nous avions une vie de couple marié tout ce qu'il y a de normal et de bien ! Ma femme me salissait ma voiture et me changeait mes chaînes de télé, tandis que je lui rapportais des petits gâteaux à la noix de pécan, des Butter Pecan Crunch de chez Kroger. Je lui disais de laisser la vaisselle jusqu'au lendemain et des trucs comme ça. Je n'ai même pas râlé quand son chien a pissé dans mon fauteuil. Pour le meilleur et pour le pire, voilà. J'ai aussi joué les infirmières pour elle, une fois, quand elle était malade.
Judy voulait être philosophe. Et j'écris et j'écris et j'écris. C'était la seule chose qui l'intéressait. Elle était toujours en train de « créer des concepts », comme elle disait. Et elle voulait toujours savoir ce que j'en pensais. Je lui disais que c'était plutôt bien quand ça l'était. Sauf que la plupart du temps ça l'était pas. J'essayais d'être franc. Un jour, elle a créé le concept du mec dont la femme n'arrête pas de rouler trop vite et de récolter des contraventions. Bon, j'ai dit à Judy que je ne trouvais pas ça terrible comparé à du Merleau-Ponty, et elle s'est mise en pétard. C'était ça, le problème. Si je lui disais que je n'aimais pas un de ses concepts, elle faisait la gueule pendant trois ou quatre jours.
Je lui ai conseillé de se mettre à l'existentialisme chrétien, il me semblait qu'il y avait un bon créneau à prendre depuis la mort de Karl Jaspers.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Esthétique de la défenestration
De nombreux penseurs se sont interrogés sur le rôle de l'art et beaucoup ont élaboré des théories aussi astucieuses qu'improbables. Encore une fois, c'est l'habile Gragerfis qui semble avoir découvert le « fin mot de l'histoire ».
À travers le destin tragique de l'« artiste » Unica Zürn — qui se suicida le 19 octobre 1970 en se jetant par la fenêtre de l'appartement de son amant, le « plasticien » Hans Bellmer, alors qu'elle bénéficiait d'une permission de sortie de cinq jours de la clinique où elle était internée —, l'art apparaît, selon Gragerfis (Journal d'un cénobite mondain), comme « un élément médiateur face à une souffrance presque indicible ».
Le cas d'Unica Zürn lui inspire en outre l'interrogation suivante : « Le rêve inavoué de tout défenestré n'est-il pas de retrouver, par le vol plané, la simplicité de l'enfance et ses possibilités de connaissance intuitive et spontanée ? »
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Mongols vrais
En dépit de certains traits qui semblent les différencier, l'homme du nihil tient tous ses contemporains pour des Mongols vrais, aussi vrais que ceux qui erraient aux alentours du lac Baïkal et à l'est des Monts Altaï bien avant que Témoudjine ne les eût entrainés à la conquête de plus de la moitié de l'Europe et de l'Asie entière.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Naufragés de la nuit
Un Déolois d'une quarantaine d'années s'est jeté hier soir, vers 21 h 30, sous l'intercité Toulouse-Paris, juste après l'ancienne gare de Montierchaume. Le train qui transportait 350 voyageurs s'est immobilisé quelques centaines de mètres plus loin et est resté sur place jusqu'à 2 heures.
Des bouteilles d'eau ont été distribuées à ces naufragés de la nuit « et tous ont fait preuve de compréhension envers le désespéré, bien convaincus de la terrible puissance de l'idée du Rien » indique le maire de Montierchaume, qui s'est rendu sur les lieux du drame. (La Nouvelle République, 3 janvier 2018)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Le Relais d'Alsace (Georges Simenon)
Gredel et Lena, les deux servantes si pareilles avec leurs cheveux ébouriffés et leur visage de poupée, dressaient les couverts sur six tables, les plus proches du comptoir, posaient sur la nappe à petits carreaux rouges les verres de couleur, à long pied, destinés au vin d'Alsace.
Accoudée à la caisse, Mme Keller chuchotait et son mari l'écoutait, debout, en se balançant un peu sur sa béquille. Ils employaient entre eux le patois alsacien.
— Crois-tu vraiment, comme Henri Bergson, que le néant n'est qu'un pseudo-concept sans essence ou — mieux dit — une simple contre-possibilité de l'être affirmé ? disait Mme Keller, qui tenait par habitude un crayon à la main.
Derrière elle, un judas permettait de passer les plats de la cuisine à la salle. Le chef y montra sa tête.
— Vous n'avez pas d'allumettes ?
Elle en chercha dans le tiroir plein de pièces de monnaie. Son mari, pesant sur la béquille, fouilla ses poches, tendit une boîte.
— Alors ? insista-t-elle.
— Ma foi, je n'en sais trop rien, répondit M. Keller. Mais j'incline à le penser, oui. Il y a quand même pas mal d'indices concordants.
— Lesquels, par exemple ?
— Oh, je ne sais pas, moi... La choucroute ? Ou peut-être le kouglof ? Tu ne vas quand même pas me dire que c'est du néant ?
Dégoûtée, Mme Keller lui tourna le dos et s'éloigna, gagna le fond de la salle, s'assit près du phonographe qu'elle commença à remonter.
(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)
dimanche 3 juin 2018
Corned-beef
L'homme du nihil ne peut pas voir un troupeau de vaches sans que cela déclenche en lui comme une méditation du temps et de la mort. Par les couloirs méandreux de son inconscient, une liaison s'établit entre ce troupeau et le Bœuf écorché de Rembrandt. Puis, par un étrange phénomène d'identification bovine, il emprunte en imagination la chaîne quasi ferroviaire des abattoirs de Chicago et se voit transformé subito presto en corned-beef.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Théorème de Descartes
Le théorème de Descartes pour les équations algébriques s'énonce ainsi : dans une équation quelconque, à coefficients réels, le nombre des racines positives ne surpasse pas le nombre des variations de signe du premier membre ; et, quand il est moindre, la différence est toujours un nombre pair.
On voit que l'auteur du Discours de la méthode évite soigneusement tout problème ontologique. Cela avait le don d'irriter au plus haut point Heidegger, pour qui la philosophie était une question sur le sens même de l'être. Descartes, avec ses « équations », ses « coefficients » et ses « racines », ne se demande pas même ce qu'il est lui-même. Il déclare arbitrairement que l'existence du Dasein se conçoit comme substance, mais sans approfondir le moins du monde ce qu'il entend par ce terme. On comprend pourquoi ses amis le surnommaient « le vilain singe » !
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Déception
L'horreur qui devrait étreindre le Dasein à la pensée d'un cataclysme cosmique anéantissant le monde et avec lui l'humanité, cette horreur ne parvient aucunement à éclore chez l'homme du nihil.
Au contraire, c'est quand ce cataclysme attendu ne survient pas qu'il se sent trompé, comme s'il avait découvert que sa maîtresse entretenait une liaison avec un garagiste de La Bourboule !
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Absorption
S'il faut en croire l'anthropologue Malinowski, certaines religions exotiques promettent au juste qu'après la mort, il s'anéantira, qu'il sera absorbé dans le Grand Tout.
Mais on ne voit pas trop ce qu'il y gagne, puisque le méchant, faisant aussi partie du Grand Tout, selon la doctrine du panthéisme, doit également y être absorbé, et son survêtement avec lui.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
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