lundi 4 juin 2018

Le Relais d'Alsace (Georges Simenon)


Gredel et Lena, les deux servantes si pareilles avec leurs cheveux ébouriffés et leur visage de poupée, dressaient les couverts sur six tables, les plus proches du comptoir, posaient sur la nappe à petits carreaux rouges les verres de couleur, à long pied, destinés au vin d'Alsace.
Accoudée à la caisse, Mme Keller chuchotait et son mari l'écoutait, debout, en se balançant un peu sur sa béquille. Ils employaient entre eux le patois alsacien.
— Crois-tu vraiment, comme Henri Bergson, que le néant n'est qu'un pseudo-concept sans essence ou
mieux dit une simple contre-possibilité de l'être affirmé ? disait Mme Keller, qui tenait par habitude un crayon à la main.
Derrière elle, un judas permettait de passer les plats de la cuisine à la salle. Le chef y montra sa tête.
— Vous n'avez pas d'allumettes ?
Elle en chercha dans le tiroir plein de pièces de monnaie. Son mari, pesant sur la béquille, fouilla ses poches, tendit une boîte.
— Alors ? insista-t-elle.
— Ma foi, je n'en sais trop rien, répondit M. Keller. Mais j'incline à le penser, oui. Il y a quand même pas mal d'indices concordants.
— Lesquels, par exemple ?
— Oh, je ne sais pas, moi... La choucroute ? Ou peut-être le kouglof ? Tu ne vas quand même pas me dire que c'est du néant ?
Dégoûtée, Mme Keller lui tourna le dos et s'éloigna, gagna le fond de la salle, s'assit près du phonographe qu'elle commença à remonter.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

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