« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
samedi 9 juin 2018
Approches du deuil
L'événement que les savants appellent la « mort du père » peut affecter un individu de bien des façons différentes. Arthur Schnitzler achète une bicyclette et commence une série de randonnées vélocipédiques en Autriche, en Allemagne, en Suisse et en Italie du Nord. Albert Caraco, lui, se pend subito presto, laissant derrière lui « une œuvre volumineuse et radicale, souvent jugée nihiliste et pessimiste » (Gragerfis).
Ces réactions variées confirment l'intuition décisive de l'homme du nihil, à savoir que la psychologie de l'étant existant — le fameux Dasein des existentialistes — est un terrain mou, marécageux et plein de roseaux, où il est très difficile de se retrouver.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Contraction
En analyse, une application contractante, ou contraction, est une application qui « rapproche les images » ou, plus précisément, une application k-lipschitzienne avec k < 1.
En général, l'homme du nihil ne désire pas que l'on rapproche de lui les images de la réalité empirique, surtout celles du monstre bipède — le fameux « autrui » du philosophe Levinas —, mais ces applications contractantes s'avèrent utiles au suicidé philosophique un peu « miraud », qui craint de se tromper de flacon et d'ingérer, disons, de l'acide vitriolique au lieu de taupicide.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Controverse de Davos
En 1929, Heidegger qui s'est rendu à Davos sur les traces de madame Chauchat, l'envoûtante héroïne de Thomas Mann, y rencontre inopinément le philosophe néo-kantien Ernst Cassirer. Après des salutations courtoises, le ton ne tarde pas à monter entre les deux hommes : c'est la fameuse « controverse de Davos ».
Heidegger, à la recherche de nouveaux débouchés pour sa « créature infernale »1, veut fonder une « analytique existentielle du Dasein » et procède entre autres à une relecture radicale de Kant — en s'appuyant en particulier sur la première édition de la Critique de la Raison Pure où il voit une affirmation de la finitude de l'homme. Dans la fameuse « controverse », il prend pour cible l'interprétation néo-kantienne promue par Paul Natorp, Hermann Cohen et tutti quanti en l'accusant d'oublier la question ontologique.
Cassirer, estomaqué, fait appel en urgence à la tradition kantienne pour expliquer comment le sujet construit ses représentations, et comment ces représentations peuvent être déclarées valides. Il affirme la possibilité de vérités objectives, nécessaires et éternelles, par lesquelles le sujet rationnel échappe à la finitude. Ces vérités, prétend-il, sont accessibles à travers l'expérience morale ou la recherche mathématique.
Heidegger ne peut utiliser son bélier suspendu pour ébranler les concepts de son adversaire, car il l'a laissé à Fribourg. Finalement, les deux adversaires se réconcilient autour d'une bonne choucroute agrémentée d'un concert de glockenspiel à la taverne Hansel und Gretel. À la fin du repas, Cassirer, un peu « pompette », veut rendre compte des productions de la raison en intégrant « les avancées scientifiques les plus modernes de la physique nucléaire, de la linguistique, de l'analyse des mythes, etc ». Mais Heidegger lui rétorque : « Qu'y a-t-il de commun entre ces différentes activités ? Comment rendre compte de l'histoire de l'esprit humain ? Quelle définition de l'homme peut-on en tirer ? Aucune ! Peau de balle ! Nix ! »
Malgré leur désaccord, Cassirer et Heidegger entretiendront des relations cordiales jusqu'à la loi d'avril 1933 qui démet les professeurs non aryens de leur charge, et l'émigration de Cassirer en Suède.
1. C'est ainsi que le philosophe Heinrich Rickert appelle le Dasein, dans son opus Die Logik des Prädikats und das Problem der Ontologie.
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Définition
Le suicide, ou l'art de rendre possible ce qui est nécessaire.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Palingénésie
« L'âme humaine, selon de certains cycles de temps, passe dans des animaux, de celui-ci en celui-là ; tantôt elle devient un cheval, tantôt un mouton, tantôt un oiseau terrible à voir... ou bien elle rampe sur la terre divine, rejeton des froids serpents. » (Orphée, fragment 224 édi. Kern, tiré de Proclus, Commentaire de La République de Platon)
Répéter l'épouvantable comédie de l'haeccéité sous la forme d'un « oiseau terrible à voir » ou d'un « froid serpent » ? Non merci, dit l'homme du nihil. Aux doubles-vécés, la palingénésie ! Avec le Rien, au moins, on est tranquille : ni retour, ni consigne.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Intentionnalité anticipatrice
« Les faits sont tristement banals. Comme toujours dans un couple, les petits détails domestiques mettent le feu aux poudres. Le 15 novembre 2004 au soir, la dispute éclate pour un four à micro-ondes et une cafetière. Karine Hoffmann, 28 ans, vient de rentrer du travail et d'un rendez-vous chez le gynécologue. Elle a été "engrossée", supposément par Marc Caubisens, et tous les deux ont décidé qu'elle avortera. L'accusé décrit "une ambiance à couper au couteau".
Ensemble depuis dix ans, parents d'une fillette de neuf ans, l'homme et la femme se renvoient griefs et amabilités. Elle lui avoue avoir "rencontré quelqu'un", un garagiste de La Bourboule engoué de l'œuvre d'Edmond Husserl.
"Je me doutais de quelque chose. Il y avait anguille sous roche dans son comportement. Elle prônait soudain le « retour aux choses mêmes » et faisait des allusions à une mystérieuse « intentionnalité anticipatrice ». Tout ça était très louche."
L'énervement progressif, l'alcool, un petit coup de tête "humiliant" de Karine Hoffmann. "Je ne sais pas ce qui m'a pris. J'ai l'impression que ce n'est pas moi qui ai piloté." Marc Caubisens parle d'un trait, avec un calme impressionnant. Il poursuit : "Mes mains se sont serrées autour de son cou. J'ai entendu le craquement. J'ai senti son poids dans mes bras. J'ai cru qu'elle faisait une blague, j'ai eu du mal à réaliser. J'étais en panique totale."
La cour entend ce matin légiste et experts. Quant au garagiste puydômois féru de phénoménologie, il est demeuré introuvable jusqu'à ce jour. N'a-t-il jamais existé que dans l'imagination de la fille Hoffmann ? S'est-il fondu dans la luxuriante "réalité empirique" qu'il se plaisait tant à disséquer ? Nous ne pouvons ici que poser la question. » (Le Dauphiné, 2 décembre 2009)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Boîte noire
Le « boyau culier » est la fameuse boîte noire des cybernéticiens : un élément relié à d'autres, dont on ne se soucie pas de savoir ce qu'il contient, mais dont on déduit la fonction apparente à partir de l'étude de ses entrées et de ses sorties.
(Raymond Doppelchor, La Suave idée du Rien)
La saison de l'homme sage
Voici l'automne ; adieu les oronges. La corneille, cette sibylle des bois, fait entendre son cri sinistre sur la cime de l'ormeau, et annonce le prochain retour de l'hiver. Pour le suicidé philosophique, il est temps de « quitter la Faucille et de redescendre à Mijoux, pour arriver à Saint-Claude par Septmoncel », autrement dit de tirer sa révérence.
C'est sans faiblesse et sans inquiétude qu'il attend que le souffle de la mort exhalé de son colt Frontier le renverse et le réduise en poussière ; lecteur assidu des romans de Georges Perec, il a appris à mourir.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
vendredi 8 juin 2018
Mœurs du philosophe
« Quoique leur naturel soit essentiellement misanthrope, les philosophes sont cependant susceptibles d'être apprivoisés. Lorsqu'on les prend jeunes, on peut adoucir leur caractère, mais jamais au point de faire que la soif du sang ne s'éveille en eux lorsqu'on leur présente un phénomène. Leur vivacité est très grande : ils courent, sautent, furètent partout, s'introduisent dans les plus petits trous de la "réalité empirique".
Leur marche est silencieuse et leur position ordinaire consiste à relever leur dos en arc. Ils n'attendent pas leur proie, mais au contraire ils mettent la plus grande activité à la chercher ; la destruction qu'ils font des beautés de la nature et de celles de l'esprit humain est très grande.
On trouve des philosophes dans tous les pays froids ou tempérés de l'Europe, de l'Amérique et de l'Asie. L'Afrique et la Nouvelle-Hollande sont les seules contrées qui n'en aient point encore fourni. » (Dictionnaire pittoresque d'histoire naturelle et des phénomènes de la nature, Tome cinquième, Paris, 1837)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Chemin sans issue (Georges Simenon)
Ce n'est qu'après coup, bien sûr, que les heures prenaient leur importance. Cette heure-là, sur le moment, avait la couleur du ciel, un ciel gris partout, en bas, où couraient des nuages poussés par le vent d'est, en haut où l'on devinait des réserves de pluie pour des jours et des jours encore.
On n'avait même plus le courage de geindre et de remarquer que c'était le dimanche avant Pâques. À quoi bon ? Il y avait des mois que cela durait ! Des mois que les journaux parlaient d'inondations, de glissements de terrains et d'éboulements !
Mieux valait hausser les épaules et se taire, comme Pastore, l'adjoint, qui, campé devant la poste, les mains dans les poches, le dos rond, regardait droit devant lui.
Il n'était que dix heures du matin. À cette heure-là, l'adjoint au maire n'était pas habillé. Il venait en voisin, un vieux complet passé sur sa chemise de nuit, les pieds nus dans des pantoufles de chevreau jaune.
Lili, au comptoir, lavait les verres qu'elle rangeait sur l'étagère. Tony, le pêcheur, à demi couché sur la banquette de faux cuir, suivait ses gestes du regard sans seulement s'en rendre compte.
À chaque rafale, l'enseigne de zinc découpé se balançait en grinçant et l'eau délavait la bouillabaisse qui y était peinte en couleurs vives, soulignée des mots : Chez Polyte.
Et naturellement, Polyte rageait ! Il n'était pas habillé non plus, ni débarbouillé. Avec des gestes violents, il rechargeait le gros poêle qui aurait dû être éteint depuis deux mois. Puis il gagnait la cuisine — on descendait une marche — et il y remuait des seaux et des casseroles.
— Ce n'est pas aujourd'hui qu'on bénit le buis ? demanda l'adjoint au moment où les cloches sonnaient à l'église de Golfe-Juan.
— Non, répondit Polyte. Aujourd'hui, on cherche à établir si Hegel a raison quand il prétend que l'être n'est pas le contraire du néant, que l'être passe dans le néant, le néant dans l'être, et que le devenir en est le résultat.
— Ah, c'est vrai, fit l'adjoint. J'avais oublié.
(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)
Théorème de Wedderburn
Le théorème de Wedderburn, dans son laconisme véridique, affirme que tout corps fini est commutatif, donc muni de deux opérations binaires rendant possibles, entre autres, les soustractions.
Comme, à son grand désespoir, le corps de l'homme du nihil est fini, rien ne l'empêche donc de se soustraire à lui-même, en utilisant par exemple un revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Atroce réalité
L'alerte a été donnée dimanche vers 18 h 30. Sur l'aire de repos Les Pavillons, à 5 km au sud de Perpignan, un homme gisait inanimé dans sa voiture.
À leur arrivée, les pompiers, épaulés par une équipe du Samu, ont tenté de réanimer le malheureux. En vain. Selon les premiers éléments, il aurait mis fin à ses jours en se tirant une balle dans le cœur.
Âgé de 73 ans et domicilié à Amélie-les-Bains, il aurait, selon les enquêteurs,
« senti au plus profond de lui que la réalité n'est pas verbale, qu'elle peut être incommunicable et atroce, et il s'en serait allé, taciturne et seul, chercher la mort, dans le crépuscule d'une aire d'autoroute ». (L'Indépendant, 27 novembre 2017)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Accusation infondée
Ce serait faire un mauvais procès au suicidé philosophique que de l'accuser, en se fondant sur l'individuation extrême de son propos, de rester enlisé dans une subjectivité narcissique. Il propose au contraire une véritable Weltanschauung.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Vie bienheureuse
« Un homme obsédé par la pensée de se détruire avait cru pouvoir se délivrer de sa monomanie au moyen de la Méthode pour arriver à la vie bienheureuse de Johann Gottlieb Fichte. Mais après en avoir lu quelques pages, il fut prix d'une telle raucité de voix qu'il ne pouvait plus parler. Survint ensuite un asthme sec, du dégoût pour tous les aliments, une toux violente et fatigante, surtout pendant la nuit, qui se passait sans sommeil, des sueurs nocturnes abondantes et fétides, et enfin la mort, malgré tous les efforts des médecins. "Je t'en foutrai, moi, de la vie bienheureuse" furent ses dernières paroles. » (Samuel Hahnemann, Doctrine et traitement homœopathique des maladies chroniques, 1832)
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Heureux
Le poëte Keats se considérait un lâche car il ne pouvait, disait-il, « supporter la souffrance d'être heureux ». L'homme du nihil, n'ayant jamais connu cette avanie, ne saurait être aussi péremptoire que l'auteur de l'Ode à un rossignol, mais certainement il incline à penser de même.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Vivre ensemble dans une laverie
« La laverie associative Couleurs café a ouvert il y a trois ans dans le quartier du Clou-Bouchet, à Niort. Elle compte une cinquantaine d'adhérents qui ne font pas qu'y laver leur linge. Des ateliers y sont organisés, et une fois par mois, les membres de l'association se retrouvent autour d'un repas convivial. Un moyen de favoriser le vivre ensemble.
Aujourd'hui, au menu, c'est humitas, une sorte de purée de maïs, et salade chilienne avec tomates et oignons. Margarita est aux fourneaux. Parmi les convives, Catherine, une habituée de la laverie. "J'ai fait la connaissance de gens avec qui j'aime bien bavarder. Nous critiquons le cogito cartésien et exaltons au contraire la coprésence marcellienne. Pour Gabriel Marcel comme pour nous, Descartes enferme le Moi dans sa propre coquille : le « je pense » est un carcan dont nous ne saurions nous défaire", explique cette retraitée qui habite depuis vingt-sept ans le quartier du Clou-Bouchet.
Favoriser la discussion, c'est exactement l'objectif que vise l'association, selon Nathalie, sa trésorière. "On essaie d'inciter les gens à sortir de chez eux. Pas forcément pour faire une lessive mais pour prendre un café, faire un jeu de société, discuter d'ontologie", détaille-t-elle. Pétanque, couture, empirisme logique, bricolage, les activités sont variées.
Le Clou-Bouchet est né dans les années 60, mais récemment, des travaux ont été réalisés. "Les immeubles ont été isolés à l'extérieur", indique Pascale Picard, coordinatrice de Couleurs café. "Mais à l'intérieur, il peut y avoir des conflits, un peu comme dans le Moi, où le vouloir-vivre combat sans cesse le désir compulsif de se détruire", poursuit-elle.
"A 18 heures, tout le monde est chez soi car certains ont peur de se balader le soir. Le crépuscule est en effet propice à l'homicide de soi-même", regrette Nathalie. Elle déplore le manque d'établissements ouverts le soir. "Pour ça, il faut aller en centre-ville, et c'est un effort que l'on ne peut raisonnablement attendre de personnes que tenaille l'idée du Rien". » (France Bleu, 22 juin 2016)
(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)
jeudi 7 juin 2018
Favoriser le partage, l'échange et la solidarité
« À l'égal de l'idée du Rien et peut-être plus encore, les centres communaux d'action sociale jouent un rôle essentiel pour raffermir le moral de l'étant existant.
À la Bourboule, ce service est très actif et assure de multiples fonctions, toujours dans le même objectif : aider, soutenir les personnes en difficulté ou en situation de précarité, mais aussi favoriser le lien social et le partage, par de nombreuses actions qui — après tout, pourquoi ne pas le dire —, s'adressent également aux personnes âgées.
C'est ainsi qu'un voyage est organisé chaque année pour les plus de soixante ans, et cette année, c'est une semaine à Mimizan qui sera proposée. Une sortie à Fribourg-en-Brisgau va également permettre de découvrir durant quelques jours le site où le célèbre philosophe Heidegger a inventé son fameux concept de Dasein. Survêtements, bermudas (sauf Lederhosen) et chaussures de sport sont à éviter, par respect pour la mémoire de l'intrépide ontologue. »
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Souffle prophétique
Même lorsqu'il se laisse emporter par des envolées lyriques, l'excrément ne perd jamais le sens de la mesure : son expression intimiste mûrit lentement, à l'abri des parois du boyau culier. Et brusquement, au moment du « pousser », de profondes impulsions font craquer l'espace : on voit surgir de « grands formats » dont le caractère monumental et figé manifeste une parenté certaine avec les œuvres du « réalisme socialiste ».
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Écrasement langagier de la réalité empirique
« Du réel, hérisson infortuné, il ne restait, après le passage de mon quinze-tonnes phrastique, qu'un amas pultacé encore fumant. »
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Dynamisme de l'être chez Duns Scot
« Une femme d'une cinquantaine d'années s'est donné la mort à Dole, mercredi 17 janvier en tout début de journée. Elle s'est jetée du pont de la Corniche "sans doute avant 5 heures du matin". Son corps sans vie a été retrouvé au petit matin, plus de vingt mètres en contrebas sur le chemin des Rivières, la route longeant le Doubs.
C'est à cet endroit qu'il a été découvert par un riverain qui rentrait chez lui après sa nuit de travail. L'homme a immédiatement appelé la police, qui a pu identifier la victime.
Avant de mettre fin à ses jours, celle-ci avait laissé à son domicile une lettre d'adieu, où elle explique qu'elle ne peut "plus supporter la tendance à exister toujours davantage qui caractérise l'être, alors que l'essence comme telle tend plutôt à ne pas exister". Elle se plaint également du caractère fondamentalement temporel de l'existence : "la tendance à exister, écrit-elle, se déploie à travers la potentialité, essentiellement dynamique, qui est l'être lui-même, tel que Duns Scot le conçoit".
Le précédent drame de ce type, pratiquement au même endroit, date du 4 décembre dernier. Une femme de 47 ans s'était donné la mort pour des raisons analogues. » (Le Progrès, 20 janvier 2018)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Possibilité du chaos
Certains jours, quand tout semble aller de travers, l'homme du nihil se prend à rêver d'un univers meilleur, où l'on retrouverait ses affaires, où le chaos ne règnerait pas en maître.
Il est d'abord tenté de placer son espoir dans certain théorème de Poincaré-Bendixson qui dit que, si une orbite se trouve dans un compact contenu dans son référentiel, alors toute forme de chaos est impossible.
Mais ce résultat n'est valable qu'en dimension deux, et l'univers où se meut l'homme du nihil n'est pas un compact puisqu'il ne vérifie pas la propriété de Borel-Lebesque ! Il ne lui reste plus qu'à se pendre.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
I got rhythm
Au début des années trente, Heidegger se sent en panne d'inspiration — il se dit dans son journal frappé de « constipation conceptuelle opiniâtre ».
Plutôt que de sécher sur une page blanche, il décide de se remettre au bugle et fonde un jazz band, le Swinging Dasein, où Günther Anders tient le banjo. En plus d'être le premier époux de Hannah Arendt, Anders est connu pour être un critique de la technologie qui donna comme principal sujet à ses écrits la destruction de l'humanité. Heidegger, que sa condition d'être-vers-la-mort angoissait suffisamment, l'accusa d'être un « semeur de panique » et se débrouilla pour le faire remplacer par Karl Löwith.
Malgré des débuts prometteurs marqués par deux hits mineurs, Ontology Makes the World Go 'Round et Dasein A-Go-Go, la notoriété du groupe ne dépassera jamais les frontières du Bade-Wurtemberg.
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Détritus
Le personnage le plus antipathique des Aventures de Tintin est sans conteste le gitan Matéo, dont on fait la connaissance au début des Bijoux de la Castafiore. Lorsque le capitaine Haddock, mu par une compassion mal placée, conseille aux romanichels de « s'établir ailleurs que sur ce terrain rempli de détritus » car « c'est très malsain », le suprêmement désagréable Matéo fait sa mijaurée et rétorque : « Parce que monsieur imagine que cet endroit, c'est nous qui l'avons choisi !... Monsieur se figure que ça nous plaît de vivre parmi les ordures !... »
Eh bien oui, nous nous le figurons. Comme les soldats du roi de Suède, nous voulons vivre éternellement. Nous savons qu'un jour nous cesserons de vivre, mais cette certitude de notre anéantissement demeure abstraite, et donc irréelle. La mort, les ordures, c'est pour les autres, les fameux « gitans », qui, quoi qu'en dise cette tête à claques de Matéo, semblent s'y complaire.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Discrétion de rigueur
Le désir que l'on a de se détruire est l'une de ces choses qu'il vaut mieux tenir cachées. De même que les « parties honteuses » sont couvertes de poils et que celui qui les découvre s'expose à la réprobation de l'omnitude, la pensée de l'homicide de soi-même doit être dissimulée sous le masque d'une jovialité feinte, sous peine, pour le candidat à l'holocauste du Moi, de se voir ligoter sur un infernal fauteuil rotatoire par des infirmiers patibulaires.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Rayonnisme et homicide de soi-même
Le suicidé philosophique partage avec les peintres « rayonnistes » — Mikhail Larionov, Natalia Goncharova, etc. — le souci de faire surgir le Rien en rendant visibles les « vibrations inspirées de l'énergie-matière et de la radioactivité », mais il utilise un moyen plus radical : le taupicide (au lieu de lignes parallèles, perpendiculaires, fasciculées et abstraites).
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Suicide à tiroirs
Une femme de 66 ans a été hospitalisée dans un état critique au CHU Charles-Nicolle à Rouen, ce vendredi 22 juillet, après avoir chuté du premier étage de son appartement rue Victor-Hugo au Houlme, dans la banlieue de Rouen.
Les secours ont été appelés à 14 h 51. Lorsque les sapeurs-pompiers sont arrivés sur place, ils ont découvert la femme inconsciente au pied de l'immeuble. Elle avait sauté par une fenêtre de son logement après s'être ouvert les veines des bras et avoir tenté de se donner la mort par asphyxie en ouvrant le gaz.
La sexagénaire a été prise en charge par les pompiers avant d'être médicalisée sur place par le Smur. Elle a été transportée aux urgences du CHU dans un état critique. D'après les premiers éléments recueillis par les policiers, la thèse de la tentative de suicide ne fait aucun doute.
La désespérée paraît avoir été inspirée par l'exemple de l'écrivain Henry de Montherlant qui, pour se supprimer, avait ingéré du cyanure tout en se tirant une balle de revolver dans la tempe. L'idée maîtresse de la stratégie dite du « suicide à tiroirs » dérive de ce principe, essentiel à la guerre et appliqué entre autres par le général Nivelle lors de la bataille de l'Aisne, qu'il faut attaquer son ennemi partout, si l'on veut arriver à l'écraser quelque part. (Info Normandie, 22 juillet 2016)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Hypocondrie
La sagesse populaire se représente le suicidé philosophique comme le sujet d'un tableau du Greco : longiligne et émacié, avec un regard profond et tragique.
Mais quand il consulte son médecin pour de violentes douleurs abdominales, des épisodes de constipation, des vomissements et une perte d'appétit qui l'a délesté de cinq kilos en deux semaines, il ressemble plutôt à l'un de ces cacochymes vieillards croqués par Daumier.
Et la seule chose qui lui importe alors, ce n'est pas de « trouver une falaise du haut de laquelle se jeter, ou un petit pan de mur jaune sur quoi se fracasser », mais de savoir s'il peut s'agir d'une maladie inflammatoire chronique susceptible d'atteindre tout le tube digestif et éventuellement la peau, les articulations et les yeux (maladie de Crohn).
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
mercredi 6 juin 2018
Bouc émissaire
« Et Aaron, mettant ses deux mains sur la tête du bouc vivant, confessera sur lui toutes les iniquités des enfants d'Israël, et tous leurs forfaits, selon tous leurs péchés, et les mettra sur la tête du bouc, et l'enverra au désert. »
Étrange personnage que ce bouc, qui n'est pas sans évoquer les « humiliés et offensés » de Dostoïevski mais dont le sort rappelle surtout celui du suicidé philosophique dans ce qu'il a de plus poignant.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Le suspect (Georges Simenon)
Il fallait que le concierge fût à cran pour que Chave, malgré l'espace qui les séparait, une porte, un escalier, un couloir, l'entendît hurler au téléphone :
— Puisque je vous dis qu'il est sur le plateau !
Si encore il n'y avait eu que le concierge et que ce téléphone obstiné depuis le commencement du premier acte à appeler Dieu sait qui !...
Et pourquoi le concierge, au lieu de s'égosiller, ne laissait-il pas l'écouteur décroché ?
Chave recula de quelques centimètres, car sa vue fascinait un spectateur du premier rang qui se penchait pour le découvrir en entier. Il suivait machinalement sur la brochure le texte qui se débitait sur la scène et en même temps il s'occupait d'un tas d'autres choses, comme s'il eût possédé une demi-douzaine de cerveaux.
Tout d'abord, il ne cessait de se demander si les substances secondes possèdent une existence ontologique réelle, ou s'il ne faut voir dans ces étants que des instruments qui nous permettent de parler commodément du réel. Il avait tendance à croire, comme Guillaume de Champeaux, que les universaux existent indépendamment aussi bien de l'esprit humain que des objets particuliers. Mais le doute subsistait. Il avait interrogé un philosophe de ses amis à ce sujet, mais tout ce que celui-ci avait pu lui dire, c'est qu'on serait fixé dans un jour ou deux.
En attendant, il n'avait pas dîné. Il avait juste eu le temps de passer une jaquette grise — la seule qu'il eût trouvée — pour son apparition du second acte, dans la boîte de nuit.
(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)
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