« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
lundi 11 juin 2018
Patronymes inappropriés
Certaines personnes portent bien mal leur nom. C'est le cas de l'empereur romain Commode (161-192) qui, au dire des historiens Vopisque et Jules Capitolin, ne l'était pas tellement, mais aussi celui d'Ivan Ivanovitch Sakharine, le collectionneur de maquettes du Secret de la Licorne, dont l'apparence, qui évoque celle de Raspoutine — longue barbe noire, cheveux gras plaqués et petits yeux cruels —, est tout sauf sucrée !
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Penser contre soi-même
Accablé par la conscience de son propre néant, l'homme du nihil trouve insupportable de devoir subir par-dessus le marché la tyrannie d'un Moi hâbleur et présomptueux.
Si l'on excepte les expédients brutaux que sont l'homicide de soi-même et le muscadet, sa seule ressource, pour dompter le « sinistre polichinelle », est de retourner sa pensée contre lui-même.
Hélas ! Quand on s'engage dans cette voie, il est difficile de garder la mesure. Et c'est ainsi qu'entraîné sur la pente de l'ironie envers soi-même, l'homme du nihil va jusqu'à proclamer son affection pour les pigeons, alors qu'il a toujours trouvé ces volucres suprêmement importuns !
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Bipolarité du désespoir
Dans son essai sur Gabriel Marcel et Karl Jaspers, l'« ami de la sagesse » Paul Ricœur distingue deux types de désespoir : d'un côté « un désespoir de l'objectivité pure, qui est un désespoir de spectateur et s'étale sur le plan du problématique » — Ricœur fait sans doute ici allusion au désespoir du spectateur ulcéré de ne rien voir parce qu'une « grosse dondon » obstrue son champ visuel à la manière d'un glaucome ; de l'autre un désespoir de l'existence, « qui procède de la méditation même de l'haeccéité, étreint la mort avec sérieux et s'enfonce dans une métaproblématique du néant ».
Il y a sans doute du vrai là-dedans, mais à l'estime de l'homme du nihil, ce vaillant champion de l'enfoncement dans la « métaproblématique du néant », seule la seconde catégorie mérite le beau nom de désespoir.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
dimanche 10 juin 2018
Inexistence de l'espace
Comme Zénon, l'homme du nihil conteste non seulement l'existence du mouvement et celle du temps, mais encore celle de l'espace. À ceux qui soutiennent que l'être se trouve dans l'espace, il demande : Quel être ? Où avez-vous vu de l'être ? — [silence embarrassé] — Et où se trouve cet espace ? — Dans l'espace, lui répond-on. — Et cet espace ? — Dans un autre espace. Récursivité infinie de laquelle il tire logiquement que l'espace en soi n'existe pas. Il en profite pour se recoucher, et gémir.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Décider, créer, habiter puis vivre... ensemble
« Quand plusieurs familles, personnes âgées ou encore jeunes couples se regroupent pour décider de leurs futurs logements au sein desquels ils partageront des espaces communs, cela s'appelle de l'habitat coopératif. Le concept commence à faire florès. Crise oblige, potagers, ateliers, chambres d'amis ou garages deviennent des lieux mutualisés.
C'est à Biarritz, au domaine de Françon, que l'association plaisamment nommée "Conférence permanente d'aménagement et d'urbanisme" va rassembler, ce lundi 25 novembre, des acteurs de cette forme de "solidarité immobilière". Au Pays basque, c'est à Bayonne que la première expérience en la matière verra le jour en 2015. Lors de cette journée baptisée "L'habitat participatif, partageons la conception et le vivre ensemble", un habitant du Séqué, projet réalisé par le COL (Comité Ouvrier du Logement), viendra raconter la phase de préparation et les objectifs de ces logements.
De plus en plus soutenus par les collectivités publiques, les projets d'habitat coopératif germent aujourd'hui dans le paysage français, après l'Allemagne et la Suisse. "Urbanistes, architectes et spécialistes de ce mode de logement participatif viendront témoigner. Ils évoqueront leurs expériences abouties, mais aussi les difficultés rencontrées", explique Jonathan Cazaentre, architecte.
Et ces difficultés existent bel et bien. Ainsi, suivant le médecin Alphonse Dupasquier, l'exposition à un autre Moi que le sien propre peut amener des désordres dans les fonctions digestives. "Sans admettre qu'autrui exerce directement une action fâcheuse sur le tube digestif, affirme le thérapeute, il est certain que sa vue provoque le dégoût, et que partout on a reconnu la nécessité de s'y dérober."
Au delà des inquiétudes que pose ce caractère répulsif du "monstre bipède", le colloque sera l'occasion de préciser la philosophie et les enjeux de la démarche.
Réponse pragmatique à la crise du logement ? Signe d'une société qui se transforme ? Et si habiter prenait un nouveau sens ? Ou si, au contraire, l'homicide de soi-même était la vraie solution ? » (Sud Ouest, 21 novembre 2013)
(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)
L'heure du châtiment
Dans mon rêve, le Moi était condamné à faire amende honorable devant la principale porte de la ville, où il devait être conduit dans un tombereau, nus pieds, nue tête et en chemise, tenant en ses mains une torche de cire jaune du poids de deux livres, ayant la corde au cou et un écriteau devant et derrière portant ces mots « Empoisonneur du sieur Doppelchor, son hôte et bienfaiteur », puis à être mené en place publique pour y être rompu vif et jeté subito presto dans un bûcher ardent.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Résolution devançante
Les gardiens de la paix du commissariat central de Montpellier qui sont intervenus ce dimanche matin dans une rue du quartier du Millénaire assurent que c'est la première fois de leur carrière qu'ils étaient confrontés à pareille scène macabre : un homme pendu avec sa ceinture de sécurité !
C'est un témoin qui a donné l'alerte aux sapeurs-pompiers du Sdis 34, et ces derniers sont rapidement intervenus avec un médecin, dans une impasse située entre le rond-point de Richter et le Millénaire. À leur arrivée, il ont trouvé le conducteur d'une voiture décédé par pendaison, sa ceinture de sécurité passée autour du cou. Des patrouilles de police-secours et un officier de police judiciaire de permanence à la sûreté départementale de l'Hérault, rapidement sur place, ont cru dans un premier temps que la victime s'était étranglée accidentellement avec la ceinture.
C'est le médecin légiste appelé pour faire un examen sommaire du corps qui a exclu cette hypothèse pour privilégier un geste volontaire. Un suicide qui aurait été confirmé depuis ce matin par les investigations policières.
Le trentenaire paraissait dépressif. Il avait d'ailleurs commencé il y a quelque mois une thèse de doctorat sur La mort à travers l'ouverture du Dasein où il se proposait de mettre en rapport le problème de la mort avec les thèmes qui interviennent dans la deuxième section d'Être et temps : la conscience, la temporalité et l'historialité. Plus précisément, il voulait, selon les enquêteurs, « révéler la multiplicité des liens rapprochant les deux dimensions de l'être du Dasein, afin d'éclairer la possibilité d'une unité du phénomène originaire de la résolution devançante (vorlaufende Entschlossenheit) — quoi que cela puisse vouloir dire ». (e-Métropolitain, 28 janvier 2018)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Avantage qualitatif
Les membres supérieurs de l'homme du nihil, restés libres pour la préhension, diffèrent nettement de ses membres inférieurs, qui lui servent essentiellement à la marche dans le « désert de Gobi de l'existence ».
Quand il s'agit de se détruire, cette asymétrie lui confère un avantage inappréciable sur l'orang-outan des îles de Sumatra et de Bornéo, le chimpanzé et le gorille de Guinée, et même sur les gibbons dont les différentes espèces vivent sur le continent de l'Inde ou dans les îles qui s'en rapprochent.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Limites du doute systématique
« Le sceptique Timon de Phlius enseignoit que quiconque aspiroit à être heureux, devoit tenir toutes choses pour incertaines et indifférentes ; que les sens et les opinions ne nous apprennent point ce qui est vrai, ni ce qui est faux ; qu'ainsi nous ne devions incliner notre esprit, ni d'un côté ni d'autre ; qu'il ne falloit rien assurer, mais que de quelque chose que l'on parlât, il ne falloit pas plutôt dire qu'elle est, que de dire qu'elle n'est pas : et que quiconque demeureroit dans cette disposition, ne seroit exposé à aucun trouble d'esprit, ni à aucune inquiétude. » (Pierre Daniel Huet, Traité philosophique de la foiblesse de l'esprit humain, Amsterdam, 1723)
Malgré ces promesses pompeuses, le suicidé philosophique préfère s'en remettre à son colt Frontier. Une arme dogmatique, certes, mais qui, selon son fabricant, élimine trouble d'esprit et inquiétude plus sûrement que le pyrrhonisme.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Pis-aller
Il existe un type de constipé auquel convient assez le nom d'« utopiste déconfit » : celui qui, rejeté de la défécation par la trop grande idée qu'il s'en fait et par ses échecs répétés, se réfugie dans ce qu'on pourrait appeler « la coquille du récit court et du feuilleton », autrement dit les « crottes de lapin », sans toutefois jamais s'en satisfaire pleinement.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Le fils de Satan (Charles Bukowski)
J'avais onze ans et mes deux copains, Hass et Morgan, tous les deux douze, et c'était l'été, pas d'école, et on était assis dans l'herbe au soleil derrière le garage de mon père en train de fumer des cigarettes.
— Merde, dis-je.
J'étais assis sous un arbre. Morgan et Hass étaient assis par terre, adossés au garage.
— Qu'est-ce qui y a ? demanda Morgan.
— Faut qu'on coince ce salaud. C'est la honte du quartier.
— Qui ? demanda Hass.
— Simpson.
— Ouais, fit Hass. Trop de taches de rousseur. Il m'agace.
— C'est pas ça, dis-je.
— Ah, bon ? fit Morgan.
— Ouais. Ce salaud raconte partout que l'expérience ne nous livre que ce qui est relatif à nos facultés de connaître et ne nous permet pas d'accéder à la réalité en soi, de percer les secrets de l'être. C'est un foutu mensonge.
— Sûr, dit Hass.
— C'est un putain de menteur, dis-je.
— Y a pas de place pour les menteurs ici, dit Hass en soufflant un rond de fumée.
— Je supporte pas d'entendre ces conneries de la part d'un mec qu'a des taches de rousseur, dit Morgan.
— Alors on devrait peut-être le coincer, suggérai-je.
— Allons-y, dit Morgan.
On a pris l'allée de chez Simpson. Il jouait à la balle contre la porte du garage.
Sans prévenir, je lui ai expédié une droite dans l'estomac. Il s'est plié en deux en se tenant le ventre.
— Laisse tomber Kant et lis plutôt Bergson, ça vaudra mieux pour ta santé, j'ai dit.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Piano à queue
Dans Le Trésor de Rackham le Rouge, sur le pont du navire qui emporte Tintin et ses compagnons vers l'endroit où ils espèrent trouver l'épave et le trésor, Tournesol pointe son index osseux d'herméneute vers un point situé à quelque distance et demande au capitaine Haddock : « Dites, capitaine, est-ce un poisson, cet animal qui vient de sauter hors de l'eau, là-bas ? » Et le capitaine de répondre : « Non, c'est un piano à queue !... »
Comment interpréter cette réponse ? Haddock raille-t-il la sententia vocum, la doctrine des mots, qui veut que les genres et les espèces soient, comme le représente Anselme dans son œuvre De Incarnatione Verbi, des flatus vocis (des émissions de voix), et non des choses (car les choses sont des individus réels) ? Nous ne pouvons ici que poser la question.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
samedi 9 juin 2018
Approches du deuil
L'événement que les savants appellent la « mort du père » peut affecter un individu de bien des façons différentes. Arthur Schnitzler achète une bicyclette et commence une série de randonnées vélocipédiques en Autriche, en Allemagne, en Suisse et en Italie du Nord. Albert Caraco, lui, se pend subito presto, laissant derrière lui « une œuvre volumineuse et radicale, souvent jugée nihiliste et pessimiste » (Gragerfis).
Ces réactions variées confirment l'intuition décisive de l'homme du nihil, à savoir que la psychologie de l'étant existant — le fameux Dasein des existentialistes — est un terrain mou, marécageux et plein de roseaux, où il est très difficile de se retrouver.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Contraction
En analyse, une application contractante, ou contraction, est une application qui « rapproche les images » ou, plus précisément, une application k-lipschitzienne avec k < 1.
En général, l'homme du nihil ne désire pas que l'on rapproche de lui les images de la réalité empirique, surtout celles du monstre bipède — le fameux « autrui » du philosophe Levinas —, mais ces applications contractantes s'avèrent utiles au suicidé philosophique un peu « miraud », qui craint de se tromper de flacon et d'ingérer, disons, de l'acide vitriolique au lieu de taupicide.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Controverse de Davos
En 1929, Heidegger qui s'est rendu à Davos sur les traces de madame Chauchat, l'envoûtante héroïne de Thomas Mann, y rencontre inopinément le philosophe néo-kantien Ernst Cassirer. Après des salutations courtoises, le ton ne tarde pas à monter entre les deux hommes : c'est la fameuse « controverse de Davos ».
Heidegger, à la recherche de nouveaux débouchés pour sa « créature infernale »1, veut fonder une « analytique existentielle du Dasein » et procède entre autres à une relecture radicale de Kant — en s'appuyant en particulier sur la première édition de la Critique de la Raison Pure où il voit une affirmation de la finitude de l'homme. Dans la fameuse « controverse », il prend pour cible l'interprétation néo-kantienne promue par Paul Natorp, Hermann Cohen et tutti quanti en l'accusant d'oublier la question ontologique.
Cassirer, estomaqué, fait appel en urgence à la tradition kantienne pour expliquer comment le sujet construit ses représentations, et comment ces représentations peuvent être déclarées valides. Il affirme la possibilité de vérités objectives, nécessaires et éternelles, par lesquelles le sujet rationnel échappe à la finitude. Ces vérités, prétend-il, sont accessibles à travers l'expérience morale ou la recherche mathématique.
Heidegger ne peut utiliser son bélier suspendu pour ébranler les concepts de son adversaire, car il l'a laissé à Fribourg. Finalement, les deux adversaires se réconcilient autour d'une bonne choucroute agrémentée d'un concert de glockenspiel à la taverne Hansel und Gretel. À la fin du repas, Cassirer, un peu « pompette », veut rendre compte des productions de la raison en intégrant « les avancées scientifiques les plus modernes de la physique nucléaire, de la linguistique, de l'analyse des mythes, etc ». Mais Heidegger lui rétorque : « Qu'y a-t-il de commun entre ces différentes activités ? Comment rendre compte de l'histoire de l'esprit humain ? Quelle définition de l'homme peut-on en tirer ? Aucune ! Peau de balle ! Nix ! »
Malgré leur désaccord, Cassirer et Heidegger entretiendront des relations cordiales jusqu'à la loi d'avril 1933 qui démet les professeurs non aryens de leur charge, et l'émigration de Cassirer en Suède.
1. C'est ainsi que le philosophe Heinrich Rickert appelle le Dasein, dans son opus Die Logik des Prädikats und das Problem der Ontologie.
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Définition
Le suicide, ou l'art de rendre possible ce qui est nécessaire.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Palingénésie
« L'âme humaine, selon de certains cycles de temps, passe dans des animaux, de celui-ci en celui-là ; tantôt elle devient un cheval, tantôt un mouton, tantôt un oiseau terrible à voir... ou bien elle rampe sur la terre divine, rejeton des froids serpents. » (Orphée, fragment 224 édi. Kern, tiré de Proclus, Commentaire de La République de Platon)
Répéter l'épouvantable comédie de l'haeccéité sous la forme d'un « oiseau terrible à voir » ou d'un « froid serpent » ? Non merci, dit l'homme du nihil. Aux doubles-vécés, la palingénésie ! Avec le Rien, au moins, on est tranquille : ni retour, ni consigne.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Intentionnalité anticipatrice
« Les faits sont tristement banals. Comme toujours dans un couple, les petits détails domestiques mettent le feu aux poudres. Le 15 novembre 2004 au soir, la dispute éclate pour un four à micro-ondes et une cafetière. Karine Hoffmann, 28 ans, vient de rentrer du travail et d'un rendez-vous chez le gynécologue. Elle a été "engrossée", supposément par Marc Caubisens, et tous les deux ont décidé qu'elle avortera. L'accusé décrit "une ambiance à couper au couteau".
Ensemble depuis dix ans, parents d'une fillette de neuf ans, l'homme et la femme se renvoient griefs et amabilités. Elle lui avoue avoir "rencontré quelqu'un", un garagiste de La Bourboule engoué de l'œuvre d'Edmond Husserl.
"Je me doutais de quelque chose. Il y avait anguille sous roche dans son comportement. Elle prônait soudain le « retour aux choses mêmes » et faisait des allusions à une mystérieuse « intentionnalité anticipatrice ». Tout ça était très louche."
L'énervement progressif, l'alcool, un petit coup de tête "humiliant" de Karine Hoffmann. "Je ne sais pas ce qui m'a pris. J'ai l'impression que ce n'est pas moi qui ai piloté." Marc Caubisens parle d'un trait, avec un calme impressionnant. Il poursuit : "Mes mains se sont serrées autour de son cou. J'ai entendu le craquement. J'ai senti son poids dans mes bras. J'ai cru qu'elle faisait une blague, j'ai eu du mal à réaliser. J'étais en panique totale."
La cour entend ce matin légiste et experts. Quant au garagiste puydômois féru de phénoménologie, il est demeuré introuvable jusqu'à ce jour. N'a-t-il jamais existé que dans l'imagination de la fille Hoffmann ? S'est-il fondu dans la luxuriante "réalité empirique" qu'il se plaisait tant à disséquer ? Nous ne pouvons ici que poser la question. » (Le Dauphiné, 2 décembre 2009)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Boîte noire
Le « boyau culier » est la fameuse boîte noire des cybernéticiens : un élément relié à d'autres, dont on ne se soucie pas de savoir ce qu'il contient, mais dont on déduit la fonction apparente à partir de l'étude de ses entrées et de ses sorties.
(Raymond Doppelchor, La Suave idée du Rien)
La saison de l'homme sage
Voici l'automne ; adieu les oronges. La corneille, cette sibylle des bois, fait entendre son cri sinistre sur la cime de l'ormeau, et annonce le prochain retour de l'hiver. Pour le suicidé philosophique, il est temps de « quitter la Faucille et de redescendre à Mijoux, pour arriver à Saint-Claude par Septmoncel », autrement dit de tirer sa révérence.
C'est sans faiblesse et sans inquiétude qu'il attend que le souffle de la mort exhalé de son colt Frontier le renverse et le réduise en poussière ; lecteur assidu des romans de Georges Perec, il a appris à mourir.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
vendredi 8 juin 2018
Mœurs du philosophe
« Quoique leur naturel soit essentiellement misanthrope, les philosophes sont cependant susceptibles d'être apprivoisés. Lorsqu'on les prend jeunes, on peut adoucir leur caractère, mais jamais au point de faire que la soif du sang ne s'éveille en eux lorsqu'on leur présente un phénomène. Leur vivacité est très grande : ils courent, sautent, furètent partout, s'introduisent dans les plus petits trous de la "réalité empirique".
Leur marche est silencieuse et leur position ordinaire consiste à relever leur dos en arc. Ils n'attendent pas leur proie, mais au contraire ils mettent la plus grande activité à la chercher ; la destruction qu'ils font des beautés de la nature et de celles de l'esprit humain est très grande.
On trouve des philosophes dans tous les pays froids ou tempérés de l'Europe, de l'Amérique et de l'Asie. L'Afrique et la Nouvelle-Hollande sont les seules contrées qui n'en aient point encore fourni. » (Dictionnaire pittoresque d'histoire naturelle et des phénomènes de la nature, Tome cinquième, Paris, 1837)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Chemin sans issue (Georges Simenon)
Ce n'est qu'après coup, bien sûr, que les heures prenaient leur importance. Cette heure-là, sur le moment, avait la couleur du ciel, un ciel gris partout, en bas, où couraient des nuages poussés par le vent d'est, en haut où l'on devinait des réserves de pluie pour des jours et des jours encore.
On n'avait même plus le courage de geindre et de remarquer que c'était le dimanche avant Pâques. À quoi bon ? Il y avait des mois que cela durait ! Des mois que les journaux parlaient d'inondations, de glissements de terrains et d'éboulements !
Mieux valait hausser les épaules et se taire, comme Pastore, l'adjoint, qui, campé devant la poste, les mains dans les poches, le dos rond, regardait droit devant lui.
Il n'était que dix heures du matin. À cette heure-là, l'adjoint au maire n'était pas habillé. Il venait en voisin, un vieux complet passé sur sa chemise de nuit, les pieds nus dans des pantoufles de chevreau jaune.
Lili, au comptoir, lavait les verres qu'elle rangeait sur l'étagère. Tony, le pêcheur, à demi couché sur la banquette de faux cuir, suivait ses gestes du regard sans seulement s'en rendre compte.
À chaque rafale, l'enseigne de zinc découpé se balançait en grinçant et l'eau délavait la bouillabaisse qui y était peinte en couleurs vives, soulignée des mots : Chez Polyte.
Et naturellement, Polyte rageait ! Il n'était pas habillé non plus, ni débarbouillé. Avec des gestes violents, il rechargeait le gros poêle qui aurait dû être éteint depuis deux mois. Puis il gagnait la cuisine — on descendait une marche — et il y remuait des seaux et des casseroles.
— Ce n'est pas aujourd'hui qu'on bénit le buis ? demanda l'adjoint au moment où les cloches sonnaient à l'église de Golfe-Juan.
— Non, répondit Polyte. Aujourd'hui, on cherche à établir si Hegel a raison quand il prétend que l'être n'est pas le contraire du néant, que l'être passe dans le néant, le néant dans l'être, et que le devenir en est le résultat.
— Ah, c'est vrai, fit l'adjoint. J'avais oublié.
(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)
Théorème de Wedderburn
Le théorème de Wedderburn, dans son laconisme véridique, affirme que tout corps fini est commutatif, donc muni de deux opérations binaires rendant possibles, entre autres, les soustractions.
Comme, à son grand désespoir, le corps de l'homme du nihil est fini, rien ne l'empêche donc de se soustraire à lui-même, en utilisant par exemple un revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Atroce réalité
L'alerte a été donnée dimanche vers 18 h 30. Sur l'aire de repos Les Pavillons, à 5 km au sud de Perpignan, un homme gisait inanimé dans sa voiture.
À leur arrivée, les pompiers, épaulés par une équipe du Samu, ont tenté de réanimer le malheureux. En vain. Selon les premiers éléments, il aurait mis fin à ses jours en se tirant une balle dans le cœur.
Âgé de 73 ans et domicilié à Amélie-les-Bains, il aurait, selon les enquêteurs,
« senti au plus profond de lui que la réalité n'est pas verbale, qu'elle peut être incommunicable et atroce, et il s'en serait allé, taciturne et seul, chercher la mort, dans le crépuscule d'une aire d'autoroute ». (L'Indépendant, 27 novembre 2017)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Accusation infondée
Ce serait faire un mauvais procès au suicidé philosophique que de l'accuser, en se fondant sur l'individuation extrême de son propos, de rester enlisé dans une subjectivité narcissique. Il propose au contraire une véritable Weltanschauung.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Vie bienheureuse
« Un homme obsédé par la pensée de se détruire avait cru pouvoir se délivrer de sa monomanie au moyen de la Méthode pour arriver à la vie bienheureuse de Johann Gottlieb Fichte. Mais après en avoir lu quelques pages, il fut prix d'une telle raucité de voix qu'il ne pouvait plus parler. Survint ensuite un asthme sec, du dégoût pour tous les aliments, une toux violente et fatigante, surtout pendant la nuit, qui se passait sans sommeil, des sueurs nocturnes abondantes et fétides, et enfin la mort, malgré tous les efforts des médecins. "Je t'en foutrai, moi, de la vie bienheureuse" furent ses dernières paroles. » (Samuel Hahnemann, Doctrine et traitement homœopathique des maladies chroniques, 1832)
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Heureux
Le poëte Keats se considérait un lâche car il ne pouvait, disait-il, « supporter la souffrance d'être heureux ». L'homme du nihil, n'ayant jamais connu cette avanie, ne saurait être aussi péremptoire que l'auteur de l'Ode à un rossignol, mais certainement il incline à penser de même.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Vivre ensemble dans une laverie
« La laverie associative Couleurs café a ouvert il y a trois ans dans le quartier du Clou-Bouchet, à Niort. Elle compte une cinquantaine d'adhérents qui ne font pas qu'y laver leur linge. Des ateliers y sont organisés, et une fois par mois, les membres de l'association se retrouvent autour d'un repas convivial. Un moyen de favoriser le vivre ensemble.
Aujourd'hui, au menu, c'est humitas, une sorte de purée de maïs, et salade chilienne avec tomates et oignons. Margarita est aux fourneaux. Parmi les convives, Catherine, une habituée de la laverie. "J'ai fait la connaissance de gens avec qui j'aime bien bavarder. Nous critiquons le cogito cartésien et exaltons au contraire la coprésence marcellienne. Pour Gabriel Marcel comme pour nous, Descartes enferme le Moi dans sa propre coquille : le « je pense » est un carcan dont nous ne saurions nous défaire", explique cette retraitée qui habite depuis vingt-sept ans le quartier du Clou-Bouchet.
Favoriser la discussion, c'est exactement l'objectif que vise l'association, selon Nathalie, sa trésorière. "On essaie d'inciter les gens à sortir de chez eux. Pas forcément pour faire une lessive mais pour prendre un café, faire un jeu de société, discuter d'ontologie", détaille-t-elle. Pétanque, couture, empirisme logique, bricolage, les activités sont variées.
Le Clou-Bouchet est né dans les années 60, mais récemment, des travaux ont été réalisés. "Les immeubles ont été isolés à l'extérieur", indique Pascale Picard, coordinatrice de Couleurs café. "Mais à l'intérieur, il peut y avoir des conflits, un peu comme dans le Moi, où le vouloir-vivre combat sans cesse le désir compulsif de se détruire", poursuit-elle.
"A 18 heures, tout le monde est chez soi car certains ont peur de se balader le soir. Le crépuscule est en effet propice à l'homicide de soi-même", regrette Nathalie. Elle déplore le manque d'établissements ouverts le soir. "Pour ça, il faut aller en centre-ville, et c'est un effort que l'on ne peut raisonnablement attendre de personnes que tenaille l'idée du Rien". » (France Bleu, 22 juin 2016)
(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)
jeudi 7 juin 2018
Favoriser le partage, l'échange et la solidarité
« À l'égal de l'idée du Rien et peut-être plus encore, les centres communaux d'action sociale jouent un rôle essentiel pour raffermir le moral de l'étant existant.
À la Bourboule, ce service est très actif et assure de multiples fonctions, toujours dans le même objectif : aider, soutenir les personnes en difficulté ou en situation de précarité, mais aussi favoriser le lien social et le partage, par de nombreuses actions qui — après tout, pourquoi ne pas le dire —, s'adressent également aux personnes âgées.
C'est ainsi qu'un voyage est organisé chaque année pour les plus de soixante ans, et cette année, c'est une semaine à Mimizan qui sera proposée. Une sortie à Fribourg-en-Brisgau va également permettre de découvrir durant quelques jours le site où le célèbre philosophe Heidegger a inventé son fameux concept de Dasein. Survêtements, bermudas (sauf Lederhosen) et chaussures de sport sont à éviter, par respect pour la mémoire de l'intrépide ontologue. »
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
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