« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
jeudi 2 août 2018
Du sublime
Le héros tragique aussi est plein de viscères et de sécrétions.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Un collant compagnon
« Les mastics bitumineux sont des mélanges de fines et de bitume. Leur intérêt majeur est d'être thermofusibles, étanches, ne comportant pas de vide, et adhérant passionnément, comme le Moi, à leur support. » (G. Aussedat, Utilisation des ultrafines naturelles dans les enrobés fillerisés)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Nature démoniaque de Tournesol
Le « Supercolor-Tryphonar » conçu par le professeur Tournesol, s'il provoque « du shimmy dans la vision », n'en annonce pas moins l'avènement d'une « société de confort technique » qui transformera l'étant existant en un véritable zombie.
La vraie nature de Tournesol, qui participe à l'émergence de ce monde de néant, apparaît ici en pleine lumière, et c'est celle, satanique, d'un ennemi du genre humain.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Météorologie bourboulienne
La solitude n'est pas pour effrayer l'homme du nihil, bien au contraire. « Jamais je ne m'ennuierais, dit-il, quand bien même je serais le dernier des hommes vivants dans la solitude glacée des rives de l'océan Arctique ou de la mer de Béring ». Une surface plane à perte de vue et en apparence illimitée, sans maison, sans arbre, sans même un petit arbuste, sans ombre, sans eau, où rien ne se pratique sinon l'élevage des bestiaux et la dilacération du Moi, voilà le genre d'endroit selon son cœur. Quant aux « événements », moins il s'en produit, mieux il se porte. Non seulement une année doit répéter l'autre jusque dans le moindre détail, mais chaque jour nouveau ne doit rien amener que ses prédécesseurs n'aient reproduit déjà un millier de fois : des brouillards impénétrables, des bourrasques de neige, et un linceul qui s'appesantit invinciblement sur la pachyméninge. En d'autres termes, son âme recherche un climat bourboulien.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Lâcheté du brachmane des bois
Quinte-Curce (Histoires, liv. VIII, chap. 9) nous apprend que les brachmanes citoyens prenaient leurs confrères des bois pour des lâches qui ne se donnaient la mort que parce qu'ils n'avaient pas le courage de l'attendre. Quant à Tertullien (Apolegeticum), il s'exclame : « Nous ne sommes pas des brachmanes, pour nous exiler de la vie et habiter les bois ! »
— En effet, nous ne sommes pas des brachmanes. Comme les soldats du roi de Suède, nous voulons vivre éternellement. Nous savons qu'un jour nous cesserons de vivre, mais cette certitude de notre anéantissement demeure abstraite, et donc irréelle. La mort, c'est pour les autres, pour ceux qui vivent dans les bois, par exemple les sangliers qui semblent s'y complaire.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
mercredi 1 août 2018
Tractatus logico-philosophicus
« Ce dont on ne peut parler, il faut le taire », aurait dit le philosophe Ludwig Wittgenstein un jour qu'il se sentait « gonflé à bloc ».
Comme un voyageur égaré s'avançant dans une matière brunâtre et nauséabonde 1 qui, à chacun de ses pas, s'accumule devant lui, devient de plus en plus dense et fait obstacle à sa marche, ainsi la parole éprouve, selon le degré de sa progression, la densité croissante du silence et l'incommensurable mesure de l'absence.
Parvenue aux confins de son royaume, à la limite des mondes, épuisée, elle tombe dans la matière excrémentitielle et s'y ensevelit comme dans un linceul. Et c'est alors qu'elle comprend que ce dont elle ne pouvait parler, ce qu'il lui fallait taire, c'était... le Rien. Mais il est trop tard. C'est déjà la fin...
1. Ce voyageur pourrait se trouver par exemple sur le territoire de la commune de Bron (Rhône) où, « par l'emploi de la matière fécale, les terrains portent chaque année avec succès les récoltes les plus épuisantes, telles que du blé, du chanvre, de l'orge, des pommes de terre », cf. Bulletin agronomique et industriel, J.-B. Gaudelet, Le Puy, 1840.
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Bouclage du monstre bipède
L'instinct du monstre bipède — le fameux « autrui » du philosophe Levinas — le pousse à fouir avec son groin le « sol phénoménologique de la mondanité » autrement dit à fouger. Mais il existe heureusement la ressource de le boucler. Pour cela, on commence par l'attacher et on lui lie la gueule pour l'empêcher de mordre et de crier, on lui transperce le groin avec une alène et l'on passe dans le trou un fil de la grosseur d'une aiguille à tricoter, puis l'on réunit les deux bouts de manière à former un anneau. Le tour est joué : le scélérat ne « fougera » plus.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Tu l'as trop écrasé, César, ce Port-Salut !
Malgré le nominalisme que professe par défi le suicidé philosophique, il incline à croire à l'existence ontologique réelle des catégories transcendantales, écrasé qu'il est par la monstrueuse puissance des concepts, ces « choses mentales » en dépit desquelles les pauvres existences particulières arrivent pourtant à vaincre, parfois — et notamment dans la pratique de l'homicide de soi-même —, la loi maudite de la contingence leibnizienne.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Accommodements avec le Léviathan
Selon le mathématicien Bernhard Riemann, il est possible de conclure quelques « petits arrangements » avec le réel.
Par exemple, si une série à termes réels est semi-convergente, on peut réarranger ses termes pour qu'elle converge vers n'importe quel réel, ou même tende vers l'infini. Il en résulte que dans l'ensemble des réels, toute série inconditionnellement convergente est absolument convergente.
« C'est déjà ça », soupire l'homme du nihil, qui s'attendait tout de même à mieux pour soulager l'angoisse qu'il éprouve à être une « chose particulière ».
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Embouquement
En 1482, le navigateur Diogo Cão reconnaît la côte congolaise et embouque l'estuaire du Congo. Un embouquement tout provisoire, dans son cas, mais le Dasein, lui, c'est dans une chronologie visqueuse que depuis sa naissance il est embouqué, et parfois aussi — cas de l'homme du nihil — dans « d'usuelles asphyxies ».
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Solipsisme attributif de l'urbain diffus
Un homme âgé de 53 ans s'est suicidé par pendaison dans la nuit de vendredi à samedi, à Brie-Comte-Robert (Seine-et-Marne). Il a mis fin à ses jours entre deux magasins de la zone artisanale dite La Haie Passart. Ce sont des salariés des boutiques voisines qui, arrivant vers 9 heures sur leur lieu de travail, ont alerté les forces de l'ordre. Pour ces dernières, le suicide ne fait aucun doute.
Le désespéré est un habitant de Bonneuil-sur-Marne (Val-de-Marne) qui ne travaillait pas dans le département, avec lequel il n'avait d'ailleurs a priori aucun lien.
« Certes, le décor est de peu d'importance quand on a décidé d'en finir avec l'haeccéité, la temporalité du temps, le Moi, et tout ce qui s'ensuit... mais une zone artisanale !... et à Brie-Comte-Robert !... cela fait tout de même froid dans le dos ! » a déclaré aux enquêteurs Mme D., qui a participé à la macabre découverte. (Le Parisien, 17 juillet 2016)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Incompatibilité
En 1915, Heidegger, qui jusque-là se destinait à la prêtrise, décide d'abandonner la religion, jugeant celle-ci « radicalement incompatible avec la philosophie ». « Il y a là-dedans trop de tintamarre, trop de brouillamini » confie-t-il à son ami Günther Schmalz, le futur « philosophe du continu ». Désormais, une seule question l'occupe : comment passer de l'étant à l'Être, si possible sans y laisser trop de plumes ?
Sa première idée est de promouvoir l'authenticité, comme possibilité pour la réalité humaine de s'affranchir des illusions du « on » (ce vorace voïvode de la « banalité quotidienne », qui incarne l'anonymat sans originalité, la dissolution des individualités) et d'accéder à la personnalité véritable.
Il a aussi l'intention de dénigrer la technique qui selon lui exprime le vide ontologique le plus total.
Mais bien des points demeurent problématiques... En particulier, il s'agira de montrer que la mort, loin d'être un événement banal, constitue « notre ultime possibilité, le noyau même de notre être ». — Et ça, « c'est plus facile à dire qu'à faire »...
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Dernières paroles de Boullu
Selon Gragerfis, Hergé aurait un temps envisagé de placer le marbrier Isidore Boullu sur le bûcher du Temple du Soleil en compagnie de Tintin, Haddock et Tournesol, et de lui faire tenir à peu près ce discours : « Astre dont les rayons ont frappé mes yeux pour la dernière fois, pourquoi as-tu éclairé le jour de ma naissance ? Avais-je demandé à naître ? Et pourquoi suis-je né ? Rien ne restera de moi, je meurs tout entier, aussi obscur que si je n'étais pas né. Néant, reçois donc ta proie. »
Et en effet, pourquoi est-il né, cet horripilant marbrier ? Pour jouer de la trompette dans la fanfare de Moulinsart ? Pour « boire des petits coups » au lieu de tenir ses engagements ? — Ô vanité des vanités ! Ô rictus bestial de l'existence !
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Victoire à la Pyrrhus du suicidé philosophique
« En m'effondrant je sentis — avec quel soulagement — le Moi se noyer sans merci dans les abîmes infinis de mon sang. »
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Conservation (Raymond Carver)
Le mari de Sandy restait sur le canapé depuis qu'il avait été viré. Trois mois plus tôt, il était rentré pâle et nerveux, avec toutes ses affaires de travail dans une boîte.
— Joyeuse Saint-Valentin, dit-il à Sandy en posant sur la table de la cuisine une boîte de chocolats en forme de cœur et une bouteille de Jim Beam.
Il ôta sa casquette et la mit aussi sur la table.
— Je me suis fait virer aujourd'hui. Qu'est-ce que tu crois qu'on va devenir, maintenant ?
Sandy et son mari s'assirent à la table, burent le whisky et mangèrent les chocolats. Ils parlèrent de ce qu'il pourrait faire au lieu de poser des toits sur des maisons neuves. Mais ils ne trouvèrent rien.
— Si j'en crois le philosophe Albert Camus, nous devons nous attendre à éprouver la pénible sensation de vivre isolés dans un univers de menace et de désolation sans autre perspective que la mort, dit Sandy. D'après lui, ce n'est pas le monde qui est absurde, mais la confrontation de son caractère irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme. Il prétend aussi que l'étant existant a du mal à accepter que vivre se réduise à « faire les gestes que l'habitude commande », et que c'est pour avoir reconnu le dérisoire de cette habitude, et le caractère insensé de cette agitation quotidienne, que de nombreux désespérés, exempli gratia Edmond-Henri Crisinel dit « le Nerval vaudois », ont commis l'homicide de soi-même.
— Eh bien, ça promet, dit son mari.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Lycanthropie
Dans quelques cas, heureusement très rares, l'idée du Rien, tombant dans un esprit fragile, inocule en celui qui la reçoit la persuasion intime qu'il est loup. Et cette singulière hallucination, tout de suite, lui donne la propriété nouvelle de courir pendant des heures à perte d'haleine, de franchir les fossés à quatre pattes, de s'attaquer à belles dents à des enfants, d'étrangler des séries de jeunes filles, et de les dévorer avec délices...
Mais de ce que l'idée du Rien puisse conduire à de tels excès, doit-on conclure à sa nocivité en général ?
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
mardi 31 juillet 2018
Les rescapés du Télémaque (Georges Simenon)
Les mêmes causes produisent les mêmes effets et l'arrivée d'un bateau dans un port est précédée d'un certain nombre d'allées et venues invariables, le bateau fût-il, comme dans le cas présent, un chalutier de Fécamp armé à la pêche au hareng.
Cela ne vaudrait donc pas la peine d'en parler si un détail, cette fois, n'avait été différent.
Bien entendu, on connaissait l'arrivée du Centaure alors qu'il ne paraissait pas à l'horizon. Il ne faisait pas tout à fait jour. Il ne faisait plus nuit non plus. Le bateau, là-bas, dans les houles, promenait à bout de mât son fanal terni par le matin. Et, derrière les volets non ouverts du Café de l'Amiral, les lampes étaient éclairées, les chaises et les tables empilées, un seau noirâtre au beau milieu des dalles.
— Dépêche-toi, que le Centaure sera là dans moins d'une heure ! disait Jules, le patron, à Babette, la servante.
Babette, à genoux, les pieds sortant sans cesse de ses sabots, le tablier mouillé moulant ses hanches étroites, promenait sur le sol un torchon gluant d'eau sale.
— Oh, ces bonnes femmes ! grommela Jules. Décidément, Weininger a raison : la femme ne peut concevoir ce qu'est le sujet transcendantal, ni les concepts purs, encore moins les catégories de l'esprit. Elle est l'être de l'instant, elle ne connaît pas l'éternité. Elle n'est pas immorale, mais amorale. Elle ne fait la différence entre le bien et le mal qu'en fonction de sa préoccupation propre. Elle reste étrangère à toute considération générale, étant incapable d'y accéder intellectuellement. La femme est imperméable à toute métaphysique, cré bon diousse ! Et en plus, elle est « sous le joug du phallus » !
Babette, apparemment indifférente, continuait à frotter.
(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)
Atomisme puéril
Le philosophe Lucrèce, le plus illustre disciple d'Épicure, prétendait que « si n'existait ce que nous appelons le vide, la réalité entière serait solide, si au contraire il n'y avait certains corps remplissant les lieux qu'ils occupent, tout ne serait que vide ». Or effectivement, tout n'est que vide, et il n'est pas nécessaire d'« être sorti de Saint-Cyr » pour constater que ce monde est un monde de néant.
On voit donc que dans l'histoire de la philosophie, Lucrèce tient le rôle de « ravi de la crèche ». Il lève les bras au ciel en signe d'émerveillement devant tout ce qu'il ne comprend pas (le Rien) comme fait le véritable ravi devant le mystère de la nativité. Sa joie est démonstrative et communicative, il prête à rire avec ses bras en l'air, sa barbe rousse et sa tête d'étonné. Autrefois, on disait que chaque village avait son « idiot », son « fada » — qui signifie « possédé par les fées ». Lucrèce est le « fada » de la philosophie. Il n'apporte rien sauf sa joie, il ouvre son cœur, et nous montre le chemin du bonheur dans la simplicité.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Vos gueules là-dedans !
« Ulcéré par le continuel brouhaha de l'étant, je décidai de donner pour principe à toute chose la mer et le silence, suivant ainsi l'exemple de Valentin, le gnostique désossé. »
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Idiosyncrasie des variétés riemanniennes complètes
Le théorème de Synge, démontré par John Lighton Synge en 1936, est un résultat classique de géométrie riemannienne sur la topologie d'une variété riemannienne complète à courbure positive. Il constitue une application de la formule de la variation seconde. Il considère une variété riemannienne complète M de dimension paire et de courbure sectionnelle strictement positive et stipule que :
– si M est orientable alors elle est simplement connexe ;
– sinon, son groupe fondamental est Z / 2 Z.
Force est de reconnaître que, pour le vulgum pecus, tout ceci est des plus abscons, et l'on comprend pourquoi les amis du mathématicien le surnommaient « le vilain Synge » !
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Reginglette
« Poils hérissés, jambes écartées, l'homme du nihil s'est planté au milieu de la pièce et a commencé à hurler ; dans ses yeux révulsés se lisait toute la terreur d'un nègre en transes. Dédaignant le verre d'eau qu'on lui offrait, il s'est précipité vers la porte et s'est mis à la renifler désespérément, comme s'il attendait quelqu'un. C'était effrayant, c'était même contre-nature, cet effet qu'avait produit sur lui le vocable reginglette. »
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Une périlleuse quête
Macabre découverte mardi dans le centre-ville de Nantes. Une octogénaire a été retrouvée morte par sa femme de ménage, au fond d'un puits situé dans le jardin de sa demeure cossue. À son arrivée sur les lieux, la femme de ménage n'a pas trouvé sa patronne. La maison était fermée, sans trace de désordre. L'employée a en revanche remarqué que la grille du puits du jardin était déplacée. C'est alors qu'elle a aperçu le corps de l'octogénaire au fond de l'excavation. La vieille dame vivait seule. Le parquet de Nantes a demandé une autopsie afin d'éclaircir les circonstances du décès. Aucune piste n'est privilégiée pour l'instant.
À une époque, se jeter dans un puits était une méthode de suicide très répandue, en particulier chez les femmes. On prétendait aussi que la vérité se trouvait « au fond du puits ». Or l'octogénaire nantaise, au dire de son employée, était férue d'idéalisme fichtéen ; et il se trouve que Johann Gottlieb Fichte, dans son Essai sur la stimulation et l'accroissement du pur intérêt pour la vérité, affirme que la visée humaine de vérité est « une pulsion originaire qui hérite des caractères empiriques qu'on attribue habituellement à la curiosité, dans son manque de retenue, et son absence de pudeur ». Alors ? Est-on face à un suicide ? à une recherche de la vérité qui a mal tourné ? C'est ce que les enquêteurs devront déterminer. (Le Dauphiné, 20 décembre 2017)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
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