« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
mercredi 5 septembre 2018
Vie étriquée
L'homme du nihil n'a cure des imbéciles qui jugent morne, étriquée, sans panache, la vie qu'il mène dans son « cagibi rienesque ». Comment ces « marioles de l'existence », ne voient-ils pas que ce n'est pas sa vie, qui est morne, étriquée, sans panache, mais la vie ! Comparer ce margouillis à un indigeste clafoutis, comme le fait Gragerfis dans son Journal d'un cénobite mondain, lui semble encore par trop bénin.
À l'instar du poëte Baudelaire, il a commencé par chercher « des parfums nouveaux, des fleurs plus larges, des plaisirs inéprouvés », mais il a vite compris.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Rêve impossible
Appartenir à l'embranchement des cnidaires, à l'ordre des siphonophores, être pourvu de filaments urticants longs de plusieurs mètres qui flottent à la surface... Ah quel délice ! (Les trente-trois délices de Luc Pulflop, Trad. de Simon Leys)
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Bach enfoncé
Selon le péremptoire docteur Marx, nul compositeur n'a pu, jusqu'à ce jour, égaler la puissance de polyphonisme que posséda l'illustre cantor. Mais c'est oublier un peu vite le Rien, dont la virtuosité contrapuntique outrepasse de très loin celle de l'« ours de Leipzig ».
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
De l'existence des choses
Courroucé par l'hypocrisie de ses contemporains, Protagoras d'Abdère composa un livre dans lequel il révoquait ouvertement en doute l'existence des dieux. « Je ne puis dire au sujet des dieux, annonçait-il en le commençant, s'ils existent ou s'ils n'existent pas. Plusieurs choses m'en empêchent, l'obscurité de la matière et la brièveté de la vie de l'homme. »
Mais, s'interroge l'homme du nihil, ne pourrait-on en dire autant de la « réalité empirique » et même, si l'on veut aller par là, du « Dasein » ? Quoi qu'il en soit, Protagoras, estimé et honoré jusque là, fut chassé d'Athènes et ses livres brûlés sur la place publique. Gragerfis suppose que ce philosophe avait puisé ses idées d'impiété dans les principes qu'il avait reçus des mages de Perse.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Sursaut
Au contact du « rébarbatif et fétide réel », le suicidé philosophique, hypersensible à l'idée du Rien, devient de plus en plus intransigeant. S'enfermant dans la solitude, il ne trouve bientôt plus de consolation que dans la lecture de Schopenhauer, la musique de Schumann, et les promenades solitaires dans la nature. Et puis, brutalement, il renaît à lui-même. Le sentiment de déréliction, l'angoisse du vide et le dégoût de l'haeccéité cèdent la place à l'exaltation. Son inépuisable énergie lui donne alors la puissance de créer un monument immortel, socle granitique de toute métaphysique future : l'homicide de soi-même. Son destin est accompli.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Cyprès
Après des séjours dans divers asiles d'aliénés, le peintre Vincent van Gogh se tire, le 27 juillet 1890, dans un champ d'Auvers-sur-Oise, un coup de revolver dans la poitrine ou — les avis divergent — l'abdomen. Revenu boitillant à l'auberge où il loge, il monte directement dans sa chambre. Ses gémissements attirent l'attention de l'aubergiste Arthur Ravoux qui le découvre blessé : il fait venir le docteur Gachet qui lui fait un bandage sommaire et fait prévenir son frère Théo, alors à Paris. Vincent van Gogh meurt deux jours plus tard, à l'âge de 37 ans, Théo étant à son chevet.
Le poëte illuminé Antonin Artaud propagera plus tard l'extravagante théorie selon laquelle van Gogh aurait été « suicidé par la société ». Mais Gragerfis blâme plutôt son « obsession pour les cyprès » et sa « sensibilité d'écorché vif ».
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Crapaud
Le Juif errant sembla vouloir résister, mais le cabaliste lui adressa quelques mots inintelligibles, et l'infortuné vagabond commença en ces termes :
« Comme le crapaud, qui ingère sans dommage des proies toxiques, telles que les coléoptères vésicants (cantharides, méloés), des araignées et des chenilles urticantes, je me goinfre de Rien sans que cela n'érode ma pachyméninge. »
Comme le Juif errant en était à cet endroit de sa narration, le cabaliste lui dit : « Mon ami, en voilà assez pour aujourd'hui, car nous sommes au gîte. Tu passeras la nuit à tourner autour de cette montagne, et demain tu nous joindras sur la route. Quant à ce que j'ai à te dire, ce sera pour une autre fois. » Le Juif errant jeta un regard affreux au cabaliste et se perdit dans le creux du vallon.
(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)
Évasion éphémère
Les vocalises auxquelles se livre ordinairement le suicidé philosophique avant de commettre son geste fatal — « Non, mes yeux ne te verront plus... » — ne sont qu'une illusion jetée sur la réalité de la mort, une évasion dont l'« exilé de l'infini » sait qu'elle est une fuite éphémère, motif baroque par excellence incluant l'instant où il convient de mettre un terme au bel canto : « Es ist Zeit ! », s'exclame-t-il en empoignant son revolver.
En face du festif « homme de la Nature et de la Vérité », le suicidé philosophique est l'être mélancolique et tragique pour lequel l'haeccéité n'est pas une « aventure excitante » mais un supplice inscrit dans la durée, qui étend sa griffe de fer sur le passé, le présent, et aussi la mort.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Inquiétante étrangeté
Qui est ce sinistre vieillard bossu, à longue barbe blanche et petites lunettes rondes, portant lévite et bêret noirs, une canne dans une main et un plaid sous le bras, qui déambule sur le pont du paquebot Ville-de-Lyon et que les « gredins » Ramon Bada et Alonzo Perez soupçonnent être Tintin déguisé ? Le chef du gang auquel appartiennent le docteur Triboulet et son chauffeur ? Nous ne le saurons pas, mais une chose est sûre : il induit chez le lecteur un sentiment de terreur sourde que l'on pourrait comparer à l'inquiétante étrangeté (das Unheimliche en allemand), ce concept freudien théorisant la sensation de malaise qui étreint brutalement l'étant existant et qui lui fait percevoir toute chose comme radicalement étrangère, inconnue, absurde au point d'en être effrayante.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Amidas, Amidas
« Dans la capitale de l'île de Céos, patrie de Simonide, on ne voyait point de vieillards. L'usage voulait et les lois permettaient la mort volontaire à ceux qui, parvenus à l'âge de soixante ans, n'étaient plus en état de servir la république ; c'était une honte de se survivre à soi-même. Celui qui devait mourir assemblait ses parents, et après s'être couronné de fleurs, comme en un jour de fête, il prenait une coupe de pavot ou de ciguë. Les anciens habitants des îles Canaries, pour honorer leurs dieux, avaient la coutume de se précipiter dans un gouffre, espérant aller jouir de la félicité qui leur était promise pour une aussi belle mort. Le Japonais se noie pour mieux célébrer la divinité Amidas, ou bien il s'enferme dans un tombeau muré de toutes parts, n'y laissant qu'un petit trou pour le passage de l'air : enseveli tout vivant, il appelle sans cesse Amidas, Amidas, jusqu'à ce qu'il succombe de lassitude et de faim. » (Jean-Étienne Esquirol, Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, J.-B. Baillière, Paris, 1838)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
mardi 4 septembre 2018
Projet de roman
Le suicidé philosophique, orphelin de mère, élevé par un père athée dans « l'orgueil d'appartenir à l'élite humaine », a tenté d'empoisonner son Moi au taupicide. Pour éviter le scandale, ce dernier a déposé en sa faveur au tribunal ; le suicidé philosophique a obtenu un non-lieu. Le roman débute au moment où il quitte le palais de justice. Sur le chemin qui le ramène à la propriété d'Argelouse, où il doit retrouver le Moi qu'il a voulu exterminer, le suicidé philosophique fait défiler sa vie, les blessures qui l'ont poussé à commettre ce crime démoniaque : une jeunesse solitaire, un caractère instable, rebelle, mélancolique et tourmenté, et par-dessus tout, une haine incommensurable de l'haeccéité dont le Moi a toujours été, dans son esprit, la sinistre et bourrelante incarnation.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Impossible sérénité
Comme il serait merveilleux de mourir en consentant à l'inéluctable finitude de la matière vivante, se dit parfois l'homme du nihil. Mais il s'en sait incapable. L'haeccéité lui en a trop fait voir. Il préfère se « faire sauter le caisson », et terminer sa fastidieuse existence par un geste qui exprime une dernière fois — et de façon ô combien détonante — son refus d'être un vulgaire « Dasein ».
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Rhétorique
Maniant avec adresse la synecdoque, je dis « les mortels » pour « les hommes ».
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Ban du piccolo
Dans le Trésor de Rackham le Rouge, le capitaine Haddock reçoit, à la veille du départ du Sirius, une terrible nouvelle. Son médecin, le docteur Daumière, a diagnostiqué chez lui une « insuffisance fonctionnelle du foie » et lui interdit « toutes boissons alcoolisées (vin, bière, cidre, alcools, apéritifs, et cetera) ».
Cette prescription drastique va à l'encontre des préceptes de Pardule, évêque de Laon, qui recommande, pour dompter le Moi, l'absorption de « pivois » dès huit heures du matin.
Pauvre capitaine, condamné à subir passivement les gesticulations et les grimaces du « sinistre polichinelle », de l'« odieux Moi » !
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Artiste
J'ai beau chercher avec soin, en attendant l'extase — ou, dit de façon peut-être moins excessive, l'enthousiasme —, un marbre sans défaut pour en faire un beau vase, je ne trouve rien ou presque : il n'y a que du sable, des cactées et quelques rocs retors, dans le steppe de mon conscient vitriolé. N'est pas « artiste » qui veut !
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Fatalisme nihilique
« Plus terrible était le fatalisme avec lequel le suicidé philosophique parlait maintenant de son anéantissement comme d'un événement quasi ordinaire. Il lui était impossible, dit-il, de faire comprendre à des personnes ignorant la notion d'haeccéité la calme résignation avec laquelle il envisageait l'homicide de soi-même comme une échappatoire normale à sa terrible situation. » (M. l'abbé Bouché, Souvenirs d'une rencontre avec le suicidé philosophique à Cherbourg en 1860, Reims, P. Dubois, 1862)
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Courge
L'on partit en effet. L'on marcha une partie du jour. On s'arrêta, se rassembla dans la tente du chef. Et lorsque l'on eut soupé, on le pria de continuer l'histoire de sa vie ; ce qu'il fit en ces termes :
« Souvent je pense à cette courge d'Afrique et d'Asie, dont la pulpe sillonnée de fibres coriaces donne, séchée, l'éponge végétale. »
Comme le chef bohémien en était à cet endroit de son histoire, on vint le chercher. Chacun de nous fit quelques réflexions sur une histoire aussi bizarre. Mais le cabaliste nous promit des récits bien plus extraordinaires que devait nous faire le Juif errant, et il nous assura que le lendemain sans faute nous rencontrerions l'extraordinaire personnage.
(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)
Menaces
Que peut faire le sujet pensant quand tout l'accable, quand le simple fait d'exister l'écrase « comme une mouche sur laquelle se serait assis un éléphant », quand l'atroce museau du monstre bipède le tyrannise continûment ? Téléphoner à la gendarmerie du Pellerin ? Pour l'instant, il se contente d'un simple avertissement : « Si ça continue, ça va mal se mettre, ça va bombarder mais dur ! » Et si cette mise en garde ne suffit pas, ce ne sont pas les moyens qui manquent : taupicide, corde de violoncelle, puits busé... — Alors, « Patience, escalier ! »
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Évidence
L'invention du suicide s'est imposée de force à l'homme, comme celle du rapala.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
lundi 3 septembre 2018
Effets du transcendantalisme émersonien
Dans une lettre à sa fille écrite en 1848, Mme ** note que le suicidé philosophique, qui autrefois rudoyait un peu son prochain, se fait désormais remarquer par son urbanité. « Son conscient intérieur a été embelli, son humeur est devenue plus régulière, sa vision du monde, jadis si sombre, est ornée de peintures, de vitraux, etc. »
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Une belle brochette de psychopathes
« À côté du nom de Jutique, j'ai arraché une énorme toile d'araignée, tout épaissie par la poussière et tendue à l'angle de la muraille. Sous cette toile il y avait quatre ou cinq noms parfaitement lisibles, parmi d'autres dont il ne reste rien qu'une tache sur le mur. — Doppelchor, 1815. — Banquine, 1818. — Robert Férillet, 1821. — Zimmerschmühl, 1823. J'ai lu ces noms, et de lugubres souvenirs me sont venus : Doppelchor, celui qui a coupé l'humanité en quartiers, et qui allait la nuit dans Paris jetant la tête dans une fontaine et le tronc dans un égout ; Banquine, celui qui a assassiné l'idéalisme allemand en s'acharnant tout spécialement sur Johann Gottlieb Fichte ; Robert Férillet, celui qui a tiré un coup de pistolet au Dasein au moment où celui-ci ouvrait une fenêtre ; Zimmerschmühl, ce médecin qui a empoisonné son Moi, et qui, le soignant dans cette dernière maladie qu'il lui avait faite, au lieu de remède lui redonnait du taupicide ; et auprès de ceux-là, Jutique, l'horrible fou qui tuait les enfants à coups d'idiome imagé sur la tête ! » (Victor Hugo, Les derniers jours d'un condamné à mort, 1829)
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Chèvre
Dans sa Vie des douze Césars, Suétone rapporte une anecdote qui peint l'odieux Moi tout entier et tout nu : « Caligula avait la taille haute, le teint livide, le corps mal proportionné, le cou et les jambes tout à fait grêles, les yeux enfoncés et les tempes creuses, le front large et torve, les cheveux rares, le sommet de la tête chauve, le reste du corps velu ; aussi, lorsqu'il passait, était-ce un crime capital de regarder au loin et de haut ou simplement de prononcer le mot chèvre, pour quelque raison que ce fût. »
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
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