« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
jeudi 7 novembre 2019
Une bière au bar du coin (Charles Bukowski)
C'était, je crois, il y a quinze ou vingt ans. J'étais chez moi. C'était une chaude nuit d'été et je me sentais déprimé.
Je suis descendu dans la rue. La plupart des familles avaient déjà dîné et étaient plantées devant leurs postes de télé. J'ai été jusqu'au boulevard. En face, il y avait un bistrot de quartier, une construction démodée avec un bar en bois, peint en vert et blanc. Je suis entré.
J'ai commandé une bière bouteille et j'ai allumé une cigarette. Ce n'était qu'un bistrot de quartier comme les autres. Les clients se connaissaient tous. Il n'y avait qu'une seule femme à l'intérieur, vieille, en robe noire et perruque rousse. Elle portait une douzaine de colliers et ne cessait de rallumer sa cigarette. Je commençais à regretter d'être là et j'ai décidé de partir dès que j'aurais fini ma bière.
Un homme est entré et a pris le tabouret à côté du mien. Je n'ai pas levé les yeux, j'étais indifférent, mais à sa voix, j'imaginais qu'il avait à peu près mon âge. On le connaissait. Le barman l'a appelé par son prénom et quelques habitués lui ont dit bonjour. Il est resté trois ou quatre minutes devant sa bière, puis il m'a dit :
— Salut, ça va ?
— Ça va, merci.
— Vous êtes nouveau dans le coin ?
— Non.
— Je vous ai jamais vu ici.
Je n'ai pas répondu.
— Vous êtes de Los Angeles ? il a demandé.
— Principalement.
— Vous croyez que les Dodgers vont gagner cette année ?
— Non.
— Vous aimez pas les Dodgers ?
— Non.
— Vous aimez qui ?
— Personne. J'aime pas le base-ball.
— Vous aimez quoi ?
— La boxe. La corrida. La philosophie de Jankélévitch.
— La corrida, c'est cruel.
— La philosophie de Jankélévitch aussi.
— Ah ?
— Ouais. Il dit que la mort est le seul événement biologique auquel le vivant ne s'adapte jamais.
— Merde alors ! Et quoi d'autre ?
— Il dit encore que la mort est un vide qui se creuse brusquement en pleine continuation d'être ; que l'existant, rendu soudain invisible comme par l'effet d'une prodigieuse occultation, s'abîme en un clin d'œil dans la trappe du non-être.
Il est resté un moment sans rien dire et a bu une gorgée de bière. Puis il a hurlé :
— hé ! y a un mec qui dit que la mort est un vide qui se creuse brusquement en pleine continuation d'être ! il déteste le base-ball. il adore la corrida et il aime lire du jankélévitch.
Tout le monde m'a regardé. J'ai contemplé le bout de ma cigarette. Il y a eu un long silence. Puis la femme à la perruque rousse a dit :
— Si j'étais un homme, je lui ferais remonter la rue à coups de pompe dans le cul.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
mercredi 6 novembre 2019
Je t'aime, Albert (Charles Bukowski)
Louie était au Red Peacock et il avait la gueule de bois. Billy, le barman, lui apporta son verre et dit : « Je ne connais qu'une seule personne d'aussi cinglée que vous dans cette ville. — Ah bon ? fit Louie. C'est bien. C'est vachement bien. — Et justement elle est là, reprit Billy. — Ah bon ? fit Louie. — C'est le gonze qui est là-bas, avec la petite moustache et le crâne en peau de fesses. Mais tout le monde l'évite parce qu'il est cinglé. — Ah bon ? » fit Louie.
Il prit son verre et alla s'installer sur le tabouret à côté du type. « Salut, fit-il. — Salut, fit l'autre. » Ensuite, ils restèrent un bon moment assis l'un à côté de l'autre sans parler.
Bergson (c'était son nom) se pencha au-dessus du comptoir et s'empara d'une bouteille de soda. Il la brandit et fit mine de la lancer contre la glace derrière le bar. Louie lui saisit le poignet et dit : « Non, non, non, mon cher. » Après ça, le barman suggéra à Bergson de partir. Louie sortit avec lui.
Ils achetèrent trois bouteilles de whisky bon marché et prirent le bus pour aller chez Louie, aux Delsey Arms Apartments. Bergson se mit en tête de convaincre le conducteur que « tout déterminisme, même physique, implique une hypothèse psychologique », puis que « le déterminisme psychologique lui-même, et les réfutations qu'on en donne, reposent sur une conception inexacte de la multiplicité des états de conscience et surtout de la durée ». Louie le maîtrisa d'un bras tandis que de l'autre il serrait les trois bouteilles de whisky. Ils descendirent et marchèrent jusque chez lui.
Ils entrèrent dans l'ascenseur et Bergson se mit à appuyer sur tous les boutons. La cabine monta, descendit, s'arrêta, et Bergson ne cessa de répéter que « la durée réelle se compose de moments intérieurs les uns aux autres, et que lorsqu'elle revêt la forme d'un tout homogène, c'est qu'elle s'exprime en espace ».
Bergson continua à jouer avec les boutons et l'ascenseur à monter et à descendre. « Bon, finit-il par dire, ça fait des années qu'on est là-dedans. Désolé, mais faut que je pisse un coup. — OK, répondit Louie. On fait un marché. Tu me laisses m'occuper des boutons et je te laisse pisser. — D'accord. » Bergson alla dans un angle de la cabine, se débraguetta et fit ce qu'il avait à faire. Louie vit les ruisseaux courir sur le plancher, et il pressa le bouton du troisième étage. Ils arrivèrent. Bergson s'était reboutonné et s'amusait maintenant à appeler intuition « la sympathie par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et par conséquent d'inexprimable ». « Bon Dieu ! soupira Louie. Billy avait raison. »
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
mardi 5 novembre 2019
L'homme qui aimait les ascenseurs (Charles Bukowski)
Harry attendait l'ascenseur devant l'immeuble. Au moment où la porte s'ouvrit, il entendit derrière lui une voix de femme : « Une seconde, s'il vous plaît. » Elle entra et la porte se referma. Elle était vêtue d'une robe jaune, ses cheveux étaient ramenés sur sa tête et de ridicules boucles d'oreilles en perles se balançaient au bout de chaînes d'argent. Elle avait un gros cul et elle était forte. Elle éclatait de partout dans cette robe jaune, seins et tout. Ses yeux étaient du vert le plus pâle et le transperçaient. Elle tenait un sac rempli de provisions marqué Vons. Ses lèvres étaient barbouillées de rouge. Peintes, épaisses, elles étaient obscènes, presque laides, une véritable insulte. Le rouge à lèvres vermillon luisait et Harry appuya sur le bouton arrêt.
L'ascenseur s'arrêta. Harry s'approcha d'elle. Elle paraissait frappée de stupeur. Elle lâcha son sac. Des boîtes de légumes, un avocat, du papier toilette, de la viande préemballée et trois barres de chocolat roulèrent sur le plancher. Il la fixa droit dans les yeux et lui dit : « D'après Husserl — et il est en désaccord là-dessus avec Brentano —, il ne peut y avoir aucune relation nécessaire entre cette catégorie d'objets intentionnels que nous appelons des perceptions, et les objets physiques existant dans le monde. »
Puis il appuya sur le bouton du deuxième étage et attendit en lui tournant le dos. La porte s'ouvrit et il descendit. L'ascenseur repartit.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Le déclin et la chute (Charles Bukowski)
C'était un mardi après-midi au Hungry Diamond. Il n'y avait que deux personnes à l'intérieur, Mel et le barman. Le mardi après-midi à Los Angeles, c'est le désert — le vendredi soir aussi, c'est le désert, mais le mardi après-midi, c'est le pire. Le barman, qui s'appelait Carl, avait un verre sous le comptoir et se tenait près de Mel, lequel était affalé au-dessus d'une bière verte et éventée.
— Il faut que je vous raconte une histoire, dit Mel.
— Allez-y, fit Carl.
— Alors, voilà. L'autre soir, je reçois un coup de fil d'un type avec qui je travaillais à Akron. Il avait perdu son boulot parce qu'il buvait et il avait épousé une infirmière. Et c'était l'infirmière qui l'entretenait. J'apprécie pas trop ces gens-là — mais vous savez comment c'est, ils s'accrochent à vous.
— Ouais, je sais, fit le barman.
— Bon, en tout cas, le type, Al, me téléphone — servez-moi donc une autre bière, cette bibine est infecte.
— OK, seulement essayez de la boire un peu plus vite, au bout d'une heure, elle commence à perdre du corps.
— Très bien... Al me téléphone, donc, et il me dit qu'il a résolu le problème de l'ipséité du Dasein. À son idée — du moins si j'ai bien compris —, il est absurde de prétendre que je suis toujours cette « chose » que j'appelle « moi-même », dans la mesure même où notre existence n'est structurée qu'en tant qu'il lui est essentiel de pouvoir ne pas être soi-même, et en règle générale de ne pas l'être.
— C'est bien vrai, dit le barman en se versant à boire sous le comptoir.
— Oui, mais attendez. Selon Al, le sol phénoménologique de la révélation à soi-même du Dasein, c'est précisément la découverte de son pouvoir ne pas être soi-même au niveau existentiel.
— Ce ne serait pas ce que Heidegger appelle la « déchéance », par hasard ?
— Ça se peut, je ne pourrais pas dire. En tout cas c'est une drôle d'idée, non ?
— Et après, qu'est-ce qui s'est passé ? demanda le barman.
— Oh, après, Al a dit que d'après lui, l'ipséité du Dasein c'est que celui-ci est l'étant qui dans son être s'est à chaque fois mesuré à une possibilité de lui-même.
— Il a vraiment dit ça ? demanda le barman en se resservant.
— Ouais, répondit Mel. Et quand on entend un truc pareil, on sait pas trop quoi en penser. Et vous, qu'est-ce que vous en auriez pensé ?
— J'aurais pensé qu'il plaisantait, répondit le barman.
— C'est ce que j'ai d'abord cru, moi aussi, mais pas du tout. Il a même ajouté que la mort est l'horizon de ce « concernement » du Soi par lui-même qui caractérise phénoménologiquement l'ipséité du Dasein. Et pourquoi, je vous le demande ?
— Je donne ma langue au chat, dit Carl.
— Parce que la mort révèle le Dasein à lui même comme possibilité en un sens insigne, toujours mise en jeu dans les différentes possibilités qui sont les siennes. Donnez-moi donc une autre bière.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
lundi 4 novembre 2019
T'as embrassé Lilly (Charles Bukowski)
C'était un mercredi soir. Il n'y avait rien eu de terrible à la télé. Eugene avait 56 ans. Sa femme, Margaret, 50. Ils étaient mariés depuis 20 ans et n'avaient pas d'enfants. Eugene éteignit la lumière. Ils se couchèrent dans le noir.
— Cette femme, dans l'émission, fit Margie, elle ressemblait à Adorno, non ?
— Je ne sais pas.
— Mais si, tu le sais très bien.
— Écoute, ne commençons pas. Ça vaut mieux.
— Tu préfères ne pas en parler, c'est ça, hein ? Tu préfères la boucler. Sois donc sincère pour une fois. Cette femme dans l'émission, elle ressemblait bien à Adorno, non ?
— Bon, d'accord. Il y avait une certaine ressemblance. Surtout dans sa façon d'affirmer l'irréductibilité de l'être à la conscience.
— Ça t'a fait penser à Adorno ?
— Mon Dieu...
— Ne sois pas évasif ! Ça t'a fait penser à Adorno, oui ou non ?
— Un instant peut-être, oui...
— Et ça t'a fait plaisir ?
— Ecoute, Marge, j'ai arrêté de lire Adorno depuis cinq ans !
— Le temps y change quelque chose ?
— Je t'ai déjà dit que je regrettais.
— Regretter ! Tu sais ce que ça m'a fait à moi ? Suppose que j'aie fait la même chose ? Suppose que j'aie prétendu que les déterminations catégorielles d'un objet ne sont pas le produit de la subjectivité transcendantale (comme chez Kant), mais des propriétés intrinsèques de l'objet lui-même, que le sujet ne fait que découvrir grâce à un travail de médiation ? Qu'est-ce que ça te ferait, à toi ?
— Je ne sais pas. Fais-le et je te le dirai.
— Ah ! Maintenant tu fais le malin. Tu te permets de plaisanter.
Eugene se mit à ronfler. Margaret alla ouvrir le dernier tiroir de la commode et en sortit le revolver. Un calibre 22. Il était chargé. Elle regagna la chambre où dormait son mari.
Elle le secoua.
— Eugene, mon chéri, tu ronfles...
Elle le secoua de nouveau.
— Qu'est-ce qui se passe... ? demanda Eugene.
Elle ôta le cran de sûreté, appliqua le canon contre le flanc de son mari et appuya sur la détente.
— Je t'en foutrai de la dialectique négative, moi, tu vas voir !
Elle regarda. Le trou était tout petit et il n'y avait pas beaucoup de sang. Margaret pointa le revolver sur l'autre flanc d'Eugene. Elle appuya de nouveau sur la détente.
— Et ça, c'est pour Marcuse !
Le sang continuait de couler. Ça sentait horriblement mauvais.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
dimanche 3 novembre 2019
Pourquoi il y a du poil sur les noix de coco ? (C. Bukowski)
Duke avait une fille, Lala, comme on l'appelait, une fille de quatre ans, son premier enfant. Il avait toujours pris soin de ne pas avoir d'enfants, craignant qu'ils ne le tuent un jour, et maintenant il était fou de Lala. Elle le ravissait, elle devinait tout ce qu'il pensait, comme si un fil la rattachait à lui, et lui à elle.
Duke était au supermarché avec Lala et ils parlaient tous les deux et Lala lui disait tout ce qu'elle savait et elle en savait beaucoup, d'instinct, et Duke ne savait pas grand chose mais il disait ce qu'il pouvait, et ça marchait. Ils étaient heureux ensemble.
« C'est quoi ça ? demandait Lala.
— Une noix de coco.
— Il y a quoi dedans ?
— Du lait et du truc à mâcher.
— Pourquoi ils sont dedans ?
— Parce qu'ils aiment ça, le lait et le truc à mâcher, ils aiment être dans cette coquille. Et ils se disent : "Oh ! que j'aime ça !"
— Pourquoi ils aiment ça ?
— N'importe qui aimerait ça. Moi aussi.
— Non, pas toi. Si t'étais à l'intérieur, tu ne pourrais pas sortir ta voiture, tu ne pourrais pas manger tes œufs au bacon...
— Les œufs au bacon ne sont pas tout dans la vie. Il y a aussi l'existentialisme chrétien.
— C'est quoi ?
— C'est une école de pensée que l'on rattache souvent à l'œuvre du philosophe danois Søren Kierkegaard. Elle s'appuie sur trois affirmations majeures fondées sur la compréhension unique qu'avait Kierkegaard du christianisme. La première est que l'univers est fondamentalement paradoxal, et que le plus grand paradoxe de tous est l'union transcendante de Dieu et de l'humain en la personne du Christ. La deuxième est qu'avoir une relation personnelle avec Dieu dépasse toutes les morales, les structures sociales et les normes communes établies. La troisième est que suivre les conventions sociales est essentiellement un choix esthétique personnel que font les individus.
— Oh ?
— Ouais. »
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
samedi 2 novembre 2019
Retrouvailles (Charles Bukowski)
J'ai laissé le bus à Rampart, je suis revenu à pied jusqu'à Coronado, j'ai monté la petite colline, puis les escaliers, suivi l'allée et marché jusqu'à ma porte. Je suis resté un moment devant, à sentir le soleil sur mes bras. Ensuite, j'ai cherché la clef, ouvert la porte, et commencé à grimper l'escalier.
« Bonjour ! » a dit la voix de Madge.
Je n'ai pas répondu. Je suis monté sans me presser. J'étais blême et un peu faible.
« Bonjour ! Qui c'est ?
— Ne t'énerve pas, Madge, ce n'est que moi. »
Je me suis arrêté en haut de l'escalier. Madge était assise sur le divan dans une vieille robe de soie verte. Elle tenait un verre de porto à la main, du porto avec des glaçons, comme elle l'aimait.
« Chéri ! »
Elle a bondi vers moi. Elle avait l'air heureuse, elle m'embrassait.
« Oh ! Harry, tu reviens, pour de bon ?
— Peut-être. Si je tiens le coup. Y a quelqu'un dans ton lit ?
— Oui, il y a le philosophe Alain Badiou. Il m'explique la manière dont se pose la question du sens de l'être dans l'œuvre de Paul Ricœur.
— Alors ? Elle se pose comment ?
— C'est un peu compliqué car l'ontologie herméneutique ricœurienne se présente comme fragmentée, disséminée dans des ouvrages épars sans jamais s'ériger dans un système clos et achevé. Mais tout de même, à travers ces fragments d'ontologie, on peut se risquer à dégager deux trames, l'une (l'onto-poétique) qui prend sa source dans La métaphore vive, l'autre (l'onto-anthropologique) qui trouve son point culminant dans Soi-même comme un autre.
— Tiens donc. Et vers quoi convergent ces trames ontologiques ? Si elles convergent, c'est-à-dire...
— Eh bien, tout l'effort de Ricœur consiste à montrer comment l'être de l'homme se détache et se singularise de l'être en général. Un verre ?
— Ça m'est interdit. Il faut que je mange des œufs, des œufs à la coque. Ils m'ont donné une liste.
— Ah ! les salauds ! Assieds-toi. Tu veux prendre un bain ? Quelque chose à manger ?
— Non, je voudrais juste savoir comment Ricœur s'y prend pour montrer ça.
— Oh ! C'est simple. Il se tourne d'abord du côté de la Métaphysique d'Aristote. Ensuite, pour résoudre les difficultés relatives à l'ontologie aristotélicienne, il engage un dialogue à la fois avec Spinoza et Heidegger.
— Finalement, je crois que je vais prendre un verre. Si Ricœur peut engager un dialogue avec Spinoza, je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas me taper un porto. Mais sans glaçons, s'il te plaît. Et vire-moi ce Badiou fissa. »
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
vendredi 1 novembre 2019
Les vingt-cinq clochards (Charles Bukowski)
Vous connaissez les turfistes. On réussit un coup fumant et on croit que c'est arrivé. J'habitais un coin tranquille, j'avais mon propre jardin, et je plantais des tulipes, qui poussaient bien, étonnamment belles. J'avais la main heureuse. L'argent facile. Je ne me souviens plus de ma combine, mais elle turbinait pour moi, ce qui est une agréable façon de vivre. Et il y avait Kathy. Kathy était super. Le vieux du palier en bavait quand il l'apercevait. Il n'arrêtait pas de frapper à la porte :
« Kathy, oooh, Kathy, Kathy ! »
J'allais ouvrir, en caleçon.
« Ooooh, je croyais...
— Qu'est-ce que tu veux, enfoiré ?
— Je croyais que Kathy...
— Kathy est aux chiottes. Je peux transmettre ?
— Je... je voulais juste lui dire que, d'après Heidegger, l'être de l'étant n'est pas lui-même un étant. Il dit aussi que “nous ne pensons l'être tel qu'il est que si nous le pensons dans la différence qui le distingue de l'étant et si nous pensons l'étant dans la différence qui le distingue de l'être”.
— Tu veux tuer mon chien, enculé ?
— Oh ! non.
— Alors remballe tes os de poulet et casse-toi.
— Mais... qui a parlé d'os de poulet ? Je n'ai pas d'os de poulet. Je parlais de la différence ontologique chez Heidegger !
— Fourre-toi tes os de poulet dans le cul et fous-moi le camp d'ici !
— Je croyais juste que Kathy...
— Je te l'ai déjà dit, Kathy est aux chiottes ! »
Je lui ai claqué la porte au nez.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
jeudi 31 octobre 2019
Le débutant (Charles Bukowski)
Bon, j'ai sauté de mon lit de mort, je suis sorti de l'hôpital municipal et j'ai trouvé un boulot d'expéditionnaire. J'étais libre le samedi et le dimanche et j'en ai parlé un samedi avec Madge :
« Écoute, poulette, je ne suis pas pressé de retourner à l'hospice. Il a fallu que je trouve un boulot qui me pousse à la boisson. Comme aujourd'hui. On n'a rien d'autre à faire que de se soûler. Je n'aime pas le cinéma. On ne peut pas baiser toute la journée. Alors quoi foutre ?
— On pourrait lire du Levinas ?
— Du quoi ?
— Levinas. Le métaphysicien d'autrui.
— Connais pas. Qu'est-ce qu'il raconte de beau ?
— C'est un peu difficile à expliquer, comme ça, de but en blanc. En deux mots, Levinas est un ontologue qui a tout mis en œuvre pour que l'on puisse lire et recevoir différemment l'autrement de l'autrement dit, pour arracher le Dire préoriginel à la nécessaire thématisation du Dit — où l'autrement qu'être se soumet au code ontologique et se met déjà à ne signifier qu'un être autrement.
— Ça a l'air intéressant. Mais si on allait plutôt aux courses de chevaux ?
— Aux quoi ?
— Aux courses de chevaux, faire des paris.
— Il y a des courses, aujourd'hui ?
— À Hollywood Park.
— Allons-y. »
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
mercredi 30 octobre 2019
Une ville satanique (Charles Bukowski)
Frank descendit par l'escalier. Il n'aimait pas les ascenseurs.
Il n'aimait pas grand chose mais il détestait moins l'escalier que l'ascenseur.
Le réceptionniste l'appela :
« Monsieur Evans ! Voulez-vous venir ici, s'il vous plaît ? »
Le réceptionniste avait une gueule en bouillie de maïs. Frank devait déjà se retenir pour ne pas taper dessus. Le réceptionniste jeta un œil dans le hall et se pencha vers Frank.
« Monsieur Evans, nous vous avons à l'œil. Nous avons remarqué que, comme Derrida, vous cherchez à théoriser le concept d'écriture comme force intra-discursive capable de dénoncer les effets de vérité dans le discours métaphysique, et de déjouer le sens plein et l'écriture naturelle. Ce n'est pas bien, monsieur Evans... Pas bien du tout. À ce jeu-là, vous risquez de retourner le langage sur lui-même jusqu'à en épaissir les implications en une substance hallucinatoire. »
Le réceptionniste se redressa et regarda Frank droit dans les yeux.
« Je crois que je vais aller au cinéma, dit Frank. Ils jouent de bons films, en ville ?
— Ne nous écartons pas du sujet, monsieur Evans.
— D'accord, je déconstruis le langage, je désubstantialise la présence par l'absence, par le jeu du retrait de l'être et du retardement d'origine, et après ?
— Nous voulons vous aider, monsieur Evans. Je crois que nous avons retrouvé un morceau de votre cerveau. Vous voulez que je vous le rende ?
— C'est ça, rendez-le-moi, ce morceau. »
Le réceptionniste plongea la main sous le comptoir et sortit quelque chose enveloppé dans de la cellophane.
« Tenez, monsieur Evans.
— Merci. »
Frank glissa le paquet dans la poche de son manteau et s'en alla. Il faisait bon en ce soir d'automne, et il descendit la rue, vers l'ouest. La question du langage semblait s'être fondue dans le paysage — dans la contrée ontologique du « en général », où tout ce qui est d'ordre sémantique devient moment du rythme de l'être. Il entra dans une impasse, et il plongea la main dans son manteau, prit le paquet et défit la cellophane. On aurait dit du fromage. Ça sentait le fromage. Il en mâcha un bout. Ça avait le goût de fromage. Il mangea tout et revint dans la rue où il continua son chemin.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
La machine à baiser (Charles Bukowski)
Il fait chaud, ce soir, chez Tony. On ne pense même pas à la baise. Une bière bien fraîche, c'est tout. Tony nous en envoie deux, à Mike l'Indien et à moi, et Mike sort son fric. À lui de payer le premier tour. Tony encaisse, glande, jette un œil sur les cinq ou six mecs qui regardent dans leurs bières. Des mous. Tony revient vers nous et je lui demande :
— Quoi de neuf, Tony ?
— Et merde !
— C'est pas nouveau.
— Merde, dit Tony.
— Merde, dit Mike l'Indien.
On sirote nos bières et je demande à Tony :
— Qu'est-ce que tu penses de Maritain ?
— Merde.
— Ouais, dit l'Indien. Aux chiottes le réalisme critique.
— Il paraît, dis-je, qu'il n'y a pas de vie sur Mars.
— Et alors ? demande Tony.
— Et merde, file-nous deux bières.
Tony envoie les bières, vient ramasser la monnaie, fait sonner sa caisse, revient :
— Putain de chaleur. J'aimerais être aussi mort qu'un tampax d'avant-hier.
— Maritain prétend que rien de sensible ou d'expérimental n'entre dans la définition de l'ellipse ou de la racine carrée. Qu'est-ce que tu en penses, Tony ?
— Merde. Qu'est-ce que ça fout ?
— Moi, je trouve ça difficile à accepter, dis-je. Si même on admet que le continu, et par conséquent la racine carrée, peuvent être conçus sans la matière sensible, on ne peut en dire autant de l'ellipse. Affirmer que x 2 + y 2 = r 2 représente un cercle, implique non seulement que x, y et r sont des grandeurs mais qu'ils sont des longueurs mesurées dans certaines directions. Et on ne voit pas comment on pourrait concevoir une direction sans impliquer du sensible.
— Un sac à merde !
— Quoi ? Le sensible ? Ou Maritain ?
— Sacs à merde !
On vide nos bières, en pensant à tout ça, puis je dis :
— Attendez, je vais pisser.
Je me dirige vers le pissoir. Plus j'y pense, plus je me dis qu'il y a quelque chose de vicié dans la doctrine des trois degrés d'abstraction sur laquelle s'appuie Maritain. Mais il fait trop chaud pour creuser la question. Je sors mon truc et je commence à pisser.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
mardi 29 octobre 2019
Le faisan (Raymond Carver)
Ayant épuisé ses ressources verbales, Gerald Weber conduisait en silence. Pour Shirley Lenart, le seul fait de passer un aussi long moment en tête-à-tête avec lui présentait un caractère de nouveauté frappant, si bien qu'au début elle fit ce qu'elle pouvait pour rester éveillée. D'abord elle avait passé des cassettes — Crystal Gayle, Chuck Mangione, Willie Nelson —, puis à l'approche du jour, elle s'était mise à lire du Spinoza. De temps en temps, elle allumait une cigarette et observait Gerald à travers la pénombre grise qui baignait l'intérieur de la grosse voiture. Quelque part entre San Luis Obispo et Potter, alors qu'ils étaient encore à deux cent cinquante kilomètres de sa maison d'été de Carmel, elle lui demanda :
— Dis, Gerald, tu as remarqué qu'il y a deux conceptions distinctes de la causalité, chez Spinoza ?
— Euh, non, ça ne me dit rien, répondit-il. Comment ça, deux conceptions de la causalité ? C'est un peu fort de café !
— Oui, ça m'a également un peu surprise au début, mais je t'assure, c'est vrai. Selon la première, que l'on pourrait nommer « émanative », la nature-dieu serait la cause directe de toute action qui a lieu au niveau des choses finies ; tandis que, selon la seconde, que nous appellerons si tu le veux bien « consécutive », toute action finie ferait partie d'une chaîne infinie de causes (dont chacune est toutefois finie) qui est répandue dans la durée.
— Ça alors ! dit Gerald. Vraiment, je n'aurais jamais cru ça de Spinoza.
— Oui mais attends, reprit Shirley. J'ai bien réfléchi à la question et il m'est venu l'idée d'un modèle pour la causalité consécutive qui assurerait la possibilité que les êtres finis puissent fonctionner comme des causes adéquates au sens spinoziste dans le champ physique.
— Vas-y, raconte-moi ça, dit Gerald.
Il n'éprouvait encore aucune fatigue. Il était même relativement d'attaque. Il était heureux d'avoir quelque chose à faire. C'était agréable d'être assis derrière un volant, et d'écouter quelqu'un vous parler de la causalité chez Spinoza.
Il éteignit ses phares et leva légèrement le pied. C'est à ce moment précis qu'il aperçut du coin de l'oeil une forme sombre coiffée d'un chapeau melon. Elle volait en rase-mottes, très rapidement, suivant un axe qui risquait de l'amener sur la trajectoire de la voiture. Le pied gauche de Gerald effleura la pédale de frein, puis il donna un brusque coup d'accélérateur et raffermit sa prise sur le volant. La forme heurta le phare gauche avec un bruit sourd, et passa en tourbillonnant devant le pare-brise, lâchant dessus une giclée de fiente.
— Oh mon Dieu ! fit Gerald, horrifié de son geste.
— Qu'est-ce qui se passe ? demanda Shirley en se dressant péniblement sur son séant, l'air ahuri, ouvrant de grands yeux.
— J'ai heurté quelque chose... je crois que c'était le philosophe Henri Bergson.
Pendant qu'il freinait, les débris du phare éclaté tombèrent en tintinnabulant sur le macadam.
— Triste fin pour un si grand génie, murmura Shirley.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
lundi 28 octobre 2019
Le mensonge (Raymond Carver)
— C'est un mensonge ! m'a dit ma femme. Comment est-ce que tu as pu avaler ça ? Elle est jalouse, c'est tout.
Elle a eu un geste du menton très sec, sans cesser de me fixer des yeux. Elle n'avait pas encore ôté ni son chapeau ni son manteau. Mon accusation lui avait mis le feu aux joues.
J'ai haussé les épaules et j'ai répondu :
— Pourquoi me mentirait-elle ? À quoi ça l'avancerait ? Qu'est-ce qu'elle y gagnerait ?
Je n'étais pas très à mon aise, debout là, en pantoufles, crispant et décrispant les poings. En dépit des circonstances, j'avais le sentiment d'être un tant soit peu ridicule, de me donner un tant soit peu en spectacle. Je n'ai pas l'étoffe d'un inquisiteur. À présent, je regrettais que cette histoire me soit venue aux oreilles ; j'aurais voulu que tout redevienne comme avant.
— Elle est censée être notre amie, ai-je dit. Notre amie commune, à toi et à moi.
— Une garce, voilà ce qu'elle est ! Tu crois qu'une amie, aussi peu sincère soit-elle, ou même une simple connaissance, s'en irait colporter une saleté pareille ? Non, ce n'est pas possible, tu ne peux pas croire ça.
Elle a secoué la tête, navrée de ma sottise. Ensuite elle a retiré l'épingle qui retenait son chapeau, ôté ses gants, et posé le tout sur la table. Elle a enlevé son manteau, l'a placé en travers du dossier d'un fauteuil.
— Je ne sais plus que croire, ai-je dit. J'ai envie de te croire.
— Eh bien, crois-moi ! s'est-elle écriée. Crois-moi, c'est tout ce que je te demande. Je dis la vérité. Je n'irais pas mentir au sujet d'un truc pareil. Allez, quoi. Dis-moi que ce n'est pas vrai, mon chéri. Dis-moi que tu n'y crois pas.
J'aime ma femme. J'aurais voulu la prendre dans mes bras, lui dire oui, je te crois. Mais ce mensonge — si c'en était bien un — avait creusé un fossé entre nous. Je me suis dirigé vers la fenêtre.
— Tu dois me croire, m'a-t-elle dit. Je n'ai jamais cherché à déterminer phénoménologiquement le sens du rapport de fondation que l'immanence opère à l'égard de la transcendance ! C'est un fichu mensonge ! Je ne suis pas stupide à ce point ! Fichte lui-même en a été incapable, d'après Michel Henry. C'est idiot, et tu le sais bien. Tu sais bien que je dis la vérité.
De la fenêtre, je voyais le flot de la circulation qui s'écoulait lentement dans la rue en contrebas. Si j'avais levé les yeux, j'aurais vu le reflet de ma femme dans la vitre. Je me disais : je suis un homme qui a les idées larges. Je vais forcément trouver un moyen de me dépêtrer de là.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Du bois pour l'hiver (Raymond Carver)
Quand Myers avait tenté de joindre sa femme au téléphone, elle lui avait raccroché au nez. Non seulement elle refusait de lui parler, mais elle lui interdisait l'accès de la maison. Elle avait pris un avocat et obtenu une injonction du tribunal. Aussi il rassembla quelques affaires, monta à bord d'un autocar et s'en alla vivre sur la côte, dans la maison d'un certain Sol qui avait mis une petite annonce dans le journal pour louer une chambre. Sol vint lui ouvrir, vêtu d'un jean et d'un tee-shirt rouge. Il était dix heures du soir. Myers était arrivé en taxi. À la lueur de la lampe de la véranda, Myers vit que le bras droit de Sol était plus court que l'autre et que sa main droite était atrophiée. Il ne lui tendit ni sa main valide ni sa main atrophiée, et Myers n'en fut pas mécontent. Ses émotions étaient suffisamment à vif comme ça.
C'est vous qui venez d'appeler ? dit Sol. Vous êtes venu voir la chambre. Mais entrez donc.
Myers empoigna sa valise et entra.
Ma femme, Bonnie, dit Sol.
Bonnie regardait la télé mais elle détacha ses yeux de l'écran pour voir qui était le visiteur. Elle enfonça une touche de l'appareil qu'elle tenait à la main et la télé se tut. Elle en enfonça une autre et l'image s'effaça. Elle s'extirpa de son canapé, se mit debout. Elle était grosse. Elle était grosse de partout et elle avait le souffle court.
Pardon de vous déranger si tard, dit Myers. Enchanté.
Vous ne nous dérangez pas, dit Bonnie. Mon mari vous a dit, pour la finitude ?
Myers fit non de la tête. Il tenait toujours sa valise à la main.
Eh bien, reprit Bonnie, il s'agit d'expliquer la particularité de ce lieu d'où surgit une compréhension de l'être, et c'est ici que la finitude trouve sa véritable fonction. En effet, il ne suffit pas de dire que c'est dans la raison humaine qu'est tracé le cercle phénoménal dans lequel un rapport à l'étant peut être instauré, mais il faut indiquer la nécessité interne qui lui confère ce privilège. Ce pas est franchi dans la deuxième section d'Être et temps, lorsque Heidegger connecte la finitude de la connaissance humaine et la possibilité de la compréhension de l'être.
Je viens d'arriver en ville, dit Myers en faisant passer la valise dans son autre main. Je n'ai pas eu le temps de lire Heidegger. J'ai débarqué à la gare routière il y a une heure, j'ai trouvé votre annonce dans le journal et j'ai appelé.
Vous faites quoi comme travail ? lui demanda Bonnie.
J'ai fait un peu de tout, dit Myers. Il posa la valise par terre, ouvrit et referma la main, la ramassa.
Bonnie n'essaya pas d'en savoir plus. Sol non plus. Pourtant, ça l'intriguait, Myers le voyait bien.
Une photo de Heidegger trônait sur la télé. Le regard de Myers s'arrêta dessus. La signature de l'ontologue s'étalait en travers de la poitrine de sa veste blanche à sequins dorés. Myers fit un pas en avant.
Le King, dit Bonnie.
Myers hocha la tête, mais il ne dit rien.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
dimanche 27 octobre 2019
Rêves (Raymond Carver)
Le matin, au réveil, ma femme a coutume de me raconter ses rêves. Je lui apporte du café et du jus d'orange et je m'assieds sur une chaise à côté du lit. Elle se réveille, écarte ses cheveux de son visage. Son expression est celle de quelqu'un qui émerge du sommeil, mais à son regard on voit bien aussi qu'elle revient d'ailleurs. Je lui dis :
— Alors ?
— C'est dingue, dit-elle. J'ai fait un rêve et la moitié d'un autre. J'ai rêvé que le langage n'était pas performatif mais informatif, et que la véritable science linguistique ne devait pas chercher à isoler la langue comme système indépendant mais la considérer comme une pratique au sein des diverses pratiques sociales. C'est étrange, tu ne trouves pas ? D'après toi, qu'est-ce que ça veut dire ?
— Tu n'as qu'à le noter, ai-je dit en haussant les épaules.
Qu'est-ce que j'aurais bien pu lui expliquer ? Moi, je ne rêve jamais. Ça fait des années que je n'ai pas rêvé. Ou peut-être que je rêve, mais au réveil je ne me souviens de rien. En matière de rêves, je n'ai aucune compétence — qu'il s'agisse des miens ou de ceux des autres. Un jour, ma femme m'a raconté que peu avant notre mariage, elle avait même fait un rêve dans lequel le concept perdait sa capacité représentative et n'avait plus pour fonction que de donner consistance au virtuel. Qu'est-ce que ça pouvait bien signifier ? Elle décida que c'était un cauchemar et le consigna dans son livre de rêves, mais ne revint jamais dessus. Ses rêves, elle n'essayait pas de les interpréter. Elle les notait, c'est tout, les uns à la suite des autres.
— Bon, je remonte là-haut, ai-je dit. Faut que j'aille aux toilettes.
— Je te rejoins dans une minute. Quand je me serai réveillée. Je voudrais réfléchir encore un peu à mon rêve.
Je l'ai laissée assise dans le lit, sa tasse de café à la main. Elle tenait sa tasse à la main, mais elle ne buvait pas. Elle réfléchissait à son rêve.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
vendredi 25 octobre 2019
Appelle si tu as besoin de moi (Raymond Carver)
Ce printemps-là, nous avions eu une liaison chacun de notre côté, mais en juin, au début des vacances scolaires, nous décidâmes de louer notre maison de Palo Alto pour l'été et d'aller le passer dans le nord de la Californie, sur la côte. Richard, notre fils, irait chez sa grand-mère, la mère de Nancy, à Pasco, dans le Washington, et travaillerait tout l'été afin de mettre de l'argent de côté pour ses études — il entrait au collège à l'automne. Sa grand-mère était au courant de ce qui se passait chez nous ; elle avait fait des pieds et des mains pour qu'on l'envoie chez elle et s'était chargée de lui trouver du boulot. Elle en avait parlé à un de ses amis, un ancien agriculteur reconverti dans le bachelardisme, qui avait accepté de prendre Richard comme assistant. Il l'aiderait à contrôler le classement paradigmatique de Bachelard et à vérifier si l'hétéro-construction bachelardienne permet, mieux que ne le fait l'auto-destruction derridienne, de rétablir une juste interprétation de l'axiomatique normative d'un rationalisme appliqué. De rudes besognes, mais dont la perspective enchantait Richard. Il partit en autocar un matin, le lendemain de la remise des diplômes à son lycée. Je l'emmenai à la gare routière, laissai ma voiture au parking et allai m'asseoir avec lui dans la salle d'attente. Sur le chemin de la gare routière, nous avions discuté un peu de la situation. Il m'avait demandé :
— Est-il exact que l'élément principal sur lequel repose toute la démarche bachelardienne est le dualisme ?
C'était un samedi matin, il n'y avait pas grand monde sur la route.
— Oui, enfin... c'est ce que j'ai entendu dire. Il paraît que pour Bachelard, ce dualisme prend sa source dans la volonté chez l'homme de parvenir à devenir un être rationnel. L'homme est en effet soumis aux pulsions profondes de l'inconscient et déterminé par des archétypes, par toute une « mémoire » inconsciente. Ces éléments l'empêchent d'atteindre à la clarté du concept, à la connaissance vraiment scientifique.
— Et si on me demande d'établir le statut du sujet chez Bachelard, qu'est-ce que je fais ?
— Aucun problème, fiston. Du point de vue du dualisme de Bachelard, le sujet est éliminé de la connaissance scientifique. L'épistémologie de Bachelard se rapproche fortement du structuralisme puisqu'elle aboutit à une construction anonyme de concepts et qu'elle rejoint presque, alors, le « ça parle » lacanien. Ne te tracasse pas. Va chez ta grand-mère, profite du beau temps, travaille bien, mets de l'argent de côté. Et ce sont des vacances aussi, ne l'oublie pas. Va à la pêche aussi souvent que tu le pourras. Pour la pêche, c'est un coin idéal.
Quand on annonça le départ de son car, nous nous levâmes. Je l'étreignis et je lui dis :
— Ne te tracasse pas, hein. Comme l'a remarqué Greimas, Bachelard parvient au seuil de l'analyse sémique, mais il ne va pas plus loin. Alors pas la peine de t'inquiéter. Tu as bien ton billet ?
Il tapota la poche de sa veste puis empoigna sa valise.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
jeudi 24 octobre 2019
mercredi 23 octobre 2019
Intimité (Raymond Carver)
Une affaire m'appelle dans l'Ouest, et comme le patelin où habite mon ex-femme est sur ma route, je décide de faire un saut chez elle. Nous ne nous sommes pas vus depuis quatre ans.
Il est neuf heures du matin et je n'ai pas téléphoné. Comment va-t-elle me recevoir ? Je n'en sais rien.
Mais elle me fait entrer. Elle n'a pas l'air surpris. On ne s'embrasse pas. On n'échange même pas une poignée de main. Elle me conduit dans la salle de séjour, me fait asseoir et me sert un café. Ensuite elle me déballe ce qu'elle a sur le cœur. Elle dit qu'elle a souffert à cause de moi, mais que c'était de la rigolade comparé à ce qu'elle a enduré depuis à cause de Heidegger ; qu'elle bute sur son concept de « mobilité du Dasein » au point d'en perdre le sommeil.
L'existentialisme, ça a toujours été son dada. Je me retrouve en terrain familier.
Elle dit : Oh bien sûr, du point de vue cinétique, on trouve bien chez Heidegger une pensée de la mobilité comprise comme inquiétude, tension de l'existence vers ses possibilités à venir et à accomplir. Seulement, une telle mobilité reste prise dans un cercle d'ipséité, inquiétude en direction d'un devenir-soi qui projette son existence et ouvre un monde, mais écarte toute problématisation du changement au niveau le plus radical. Si tu veux mon avis, la question la plus radicale de la transformation n'est pas celle qui demande comment « devenir un soi » plus authentique, mais plutôt comment s'effectue le passage du familier à l'étranger au niveau même du transcendantal !
Comme je ne dis rien, elle continue.
Elle dit : Comment peut-il y avoir transformation des structures mêmes qui régissent l'être-au-monde, que la pensée du premier Heidegger a figées en un complexe a priori d'intentionnalité existentiale ?
Je lui réponds que je n'en sais rien, ce qui est la pure vérité.
Elle dit : Des fois, j'ai envie de hurler.
Comme je garde le silence, elle crie : Oh, tu m'écoutes ?
Je t'écoute, lui dis-je. Je suis tout ouïe, dis-je.
Elle dit : J'en ai ma claque, de tout ça, tu entends ? Si l'existence est constituée par une constellation d'a priori (les existentiaux), comment intègre-t-elle la plasticité de la forme des expériences ? Comment l'ontologie rend-elle compte de la possibilité de l'ébranlement complet de la situation humaine ?
Je commence à regretter d'avoir fait ce crochet par chez elle. Pour me tirer d'affaire, je tente un coup de bluff et lui dis que si la pensée du premier Heidegger ne permet pas de répondre à ces questions, ses réflexions ultérieures sur la productivité historiale de l'être pourraient peut-être l'aider à élucider le problème de la métamorphose.
Elle dit : Qu'est-ce que ça veut dire, hein ? Qu'est-ce que c'est que ces foutaises ?
Mon coup de bluff n'a pas marché, elle est furax. Sans dire un mot, elle me reconduit à la porte de devant, qui tout ce temps-là était restée ouverte. La rue est jonchée de feuilles mortes. Même les caniveaux en sont pleins. Partout où se posent mes yeux, il y a des tas de feuilles mortes. Il faudrait que quelqu'un prenne un râteau et mette un peu d'ordre là-dedans.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
mardi 22 octobre 2019
Cartons (Raymond Carver)
Ma mère a fait ses paquets, elle est prête à partir. Mais le dimanche après-midi, au tout dernier moment, elle téléphone pour nous proposer de venir manger avec elle.
— J'ai mis le frigidaire à dégivrer, m'explique-t-elle. Il faut bien que je fasse cuire ce poulet avant qu'il ne se gâte.
Elle me dit qu'il faut que nous amenions nos assiettes, des couteaux, des fourchettes. Elle a déjà emballé le plus gros de sa vaisselle et de ses ustensiles.
— Venez donc manger une dernière fois avec moi, Jill et toi, me dit-elle.
Après avoir raccroché, je reste encore un moment debout à la fenêtre. Tout ça doit bien avoir un sens, mais j'ai beau me creuser la tête, je ne le trouve pas. J'essaie de me souvenir des principes de la théorie de Rickert sur le sens et les valeurs, mais va te faire fiche. À la fin, je me tourne vers Jill et je lui dis :
— Allons chez ma mère pour un repas d'adieu.
— Il y aura Heidegger ? me demande-t-elle.
— Non, dis-je, il est mort depuis dix ans. Mais il y aura Habermas. Ma mère l'a invité pour qu'il parle du concept de validité, cette notion fondamentale du néokantisme que l'on peut voir aussi comme le fondement du projet ontologique heideggérien. Et il nous aidera à finir le poulet.
— Il m'a toujours semblé que chez Heidegger, l'« être » de l'ontologie fondamentale ne possède pas la capacité fonctionnelle, principiellement théorique d'une instance ultimement fondatrice et fondée, me lance Jill.
— Oui, cette critique a été exprimée par Cassirer, Hönigswald et Zocher, entre autres. Ils rejettent tous l'ontologie fondamentale de Heidegger comme trop fragile et intenable, et ils affirment même l'impossibilité théorique d'une autofondation de l'ontologie fondamentale. Bouge tes fesses, on va être en retard.
— Bon sang, rien que ce mois-ci on a déjà été manger chez elle deux fois, ou trois. Quand est-ce qu'elle va se décider à partir pour de bon ?
Jill dit toujours ce qu'elle a sur le cœur. Elle a trente-cinq ans et porte les cheveux taillés court. Elle est toiletteuse pour chiens et je sais qu'elle ne peut pas blairer Habermas. Elle a toujours été horripilée par sa tentative de dépasser le monologisme éthique par une compréhension dialogique de la morale, en s'appuyant sur les acquis de la pragmatique formelle et la théorie des énoncés performatifs d'Austin. Et avec ma mère, elle a épuisé toute sa patience. Moi aussi, j'ai épuisé toute ma patience. Mais moi, je n'ai pas le choix.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
samedi 19 octobre 2019
Un dernier mot (Raymond Carver)
Ce soir-là, en rentrant du travail, Maxine, la femme de L. D., demanda à son mari de fiche le camp ; il était saoul une fois de plus et il injuriait Rae, leur fille de quinze ans. Assis à la table de la cuisine, L. D. et Rae se chamaillaient. Maxine n'eut même pas le temps de déposer son sac ni de retirer son manteau, que déjà Rae l'interpellait :
— Dis-lui, Maman, dis-lui ce qui se passe, d'après Heidegger, lorsque le Dasein est d'humeur anxieuse et qu'il réalise qu'il « n'est pas chez lui dans le monde ».
L. D. tournait son verre dans sa main mais ne buvait pas. Il sentait sur lui le regard impitoyable de Maxine.
— Ne fourre pas ton nez dans des choses auxquelles tu ne comprends rien, grommela-t-il. Je refuse de prendre au sérieux quelqu'un qui reste assis toute la journée à lire des revues d'astrologie.
— Ça n'a rien à voir avec l'astrologie, protesta Rae, et tu n'es pas forcé de m'insulter.
— Mais fermez-la donc tous les deux ! s'écria Maxine. Seigneur, j'ai déjà la migraine !
— Dis-lui, Maman, insista Rae. Dis-lui que dans l'angoisse, le Dasein sent le monde se dérober sous ses pieds et fait ainsi l'expérience de l'aspect incontournable et étrange d'un monde qu'il considère généralement comme un fait acquis !
— Et le diabète ? lança L. D. Et l'épilepsie ? Qu'est-ce que tu en fais ?
Il leva son verre (défiant Maxine des yeux) et le vida.
— Oh ! la ferme ! ordonna Maxine.
Elle déboutonna son manteau et posa son sac sur le buffet. Toisant L. D., elle lui annonça :
— L. D., j'en ai assez. Rae a raison. Lorsqu'il est en proie à l'angoisse, le Dasein subit une perte de la sécurité et du confort habituellement obtenus par son appartenance au « on ». Il ne « craint » rien en particulier dans le monde, mais il « fuit » plutôt devant l'« être-au-monde comme tel ». Et maintenant, je veux que tu t'en ailles. Ce soir. À cette minute même. Maintenant. Fiche le camp tout de suite.
L. D. n'avait aucune intention d'aller nulle part. Détournant les yeux de Maxine, il les porta sur le pot de cornichons, qui, depuis midi, était resté sur la table. Il le saisit et l'envoya à travers la fenêtre de la cuisine.
Rae bondit de sa chaise.
— Bon Dieu, il est fou ! cria-t-elle. Il est inauthentique au sens de Husserl !
Elle se réfugia près de sa mère. Elle respirait à petits coups, par la bouche.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
vendredi 18 octobre 2019
Retour au calme (Raymond Carver)
Je me faisais couper les cheveux. J'étais assis dans le fauteuil et trois hommes attendaient, de l'autre côté, le long du mur. Deux d'entre eux m'étaient complètement inconnus, mais le troisième me disait quelque chose bien que je ne parvinsse pas à le situer. Je ne cessai de le regarder tandis que le coiffeur s'occupait de mes cheveux. L'homme mâchonnait un cure-dent, c'était un type corpulent aux cheveux courts et ondulés. Brusquement, je le situai : c'était un existentialiste chrétien.
Quant aux deux autres hommes, ils n'avaient visiblement pas le même âge. L'un, beaucoup plus vieux, avait une toison bouclée où le gris dominait. Il fumait. L'autre, bien que moins âgé, était presque chauve sur le haut du crâne mais sur les côtés, des mèches lui pendaient jusqu'aux oreilles. Les deux portaient des pataugas et des pantalons maculés de cambouis : des empiristes logiques.
Le coiffeur me posa la main sur la tête qu'il tourna pour avoir un meilleur coup d'œil. Puis il dit à l'existentialiste chrétien :
— Alors, Charlie, tu considères toujours que l'être humain forme l'essence de sa vie par ses propres actions ?
J'aimais bien ce coiffeur. Nous ne nous connaissions pas assez pour nous appeler par nos noms, mais quand je venais chez lui, il savait qui j'étais. Il savait, par exemple, que j'avais du goût pour la pêche et nous parlions donc de poissons. Je ne crois pas qu'il était existentialiste, mais il pouvait aborder n'importe quel sujet. Sur ce plan-là, c'était un bon coiffeur.
— Eh bien, Bill, répondit l'existentialiste chrétien, tu vas sans doute me mettre en boîte, mais oui, je le crois toujours. Et sais-tu que Gabriel Marcel a rendu hommage à Karl Jaspers en disant que ce n'était pas un mince mérite de ce dernier que d'avoir reconnu après Kierkegaard que l'existence (et a fortiori la transcendance) ne se laisse reconnaître ou évoquer que par-delà le domaine d'une pensée en général procédant par repères sur les communaux du monde objectif ?
— Ma foi non, répondit le coiffeur, je l'ignorais. Vas-y, ne nous fait pas languir, dis-nous ce qu'est la transcendance selon Karl Jaspers.
— D'accord, dit Charlie. La transcendance est, pour Jaspers, ce qui est par-delà le monde physique. Sa formulation de la transcendance comme absence d'objectivité ultime a mené bien des philosophes à disserter sur le fait qu'au final, Jaspers était un moniste, bien que Jaspers lui-même préférât insister sur la nécessité de la reconnaissance de la validité des concepts de subjectivité et d'objectivité. Pour Jaspers, le terme « existence » désigne l'expérience intime et indéfinissable de la liberté et du choix ; une expérience constituant l'authentique Moi d'individus se confrontant à la souffrance, au conflit, à la culpabilité, au hasard, et à la mort.
— Ça ne m'a pas l'air bien gai tout ça, dit le coiffeur.
— La plupart des énoncés métaphysiques ne sont ni vrais ni faux, lança l'empiriste logique qui tenait son journal. Ils ne sont que non-sens, dans la mesure où il ne s'agit ni d'énoncés analytiques, ni d'énoncés synthétiques empiriques et donc vérifiables par le recours à l'expérience.
Il s'agitait sans cesse, croisait et décroisait les jambes, balançait ses pataugas.
— Si vous ne me croyez pas... ajouta-t-il Puis il se mit à hoqueter et fondit en larmes.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
jeudi 17 octobre 2019
Rencontre entre deux avions (Raymond Carver)
Je suis représentant en livres. Je travaille pour une firme très connue. Nous éditons des livres scolaires et notre centre se trouve à Chicago. Mon secteur couvre l'Illinois, une partie de l'Iowa et du Wisconsin. Je revenais de la Convention de l'Association des éditeurs de l'Ouest, qui s'était tenue à Los Angeles, quand j'ai eu l'idée, pour quelques heures, de rendre une visite à mon père. Vous comprenez, je ne l'avais plus vu depuis son divorce d'avec ma mère, deux ans auparavant. J'ai donc sorti son adresse de mon portefeuille et j'ai rédigé un télégramme. Le matin suivant, j'ai expédié mes affaires à Chicago et je suis monté dans un avion pour Sacramento.
Il m'a fallu une bonne minute pour le repérer dans la foule. Il se tenait, comme tout le monde, derrière la vitre, à la sortie. J'aperçus ses cheveux blancs, ses lunettes, son pantalon brun au pli permanent.
— Alors, papa, ça va ? lui ai-je lancé.
— Les, a-t-il dit, prononçant mon nom.
Nous nous sommes serrés la main et dirigés vers la sortie.
— Comment vont Mary et les enfants ? m'a-t-il demandé.
— Tout le monde va très bien, ai-je répondu en mentant. Et toi, comment va le philosophe Henri Bergson ?
— Oh, il me donne bien du souci, a répondu mon père. Il affirme qu'il n'y a pas d'autre homogénéité que celle de l'étendue spatiale. Dès lors, toute homogénéité attribuée au temps est une illusion. C'est sur ce point précis que je me sépare de lui. Car enfin, que faut-il pour constituer une homogénéité ? Il faut un continu dans lequel on puisse effectuer des coupures, de manière à pouvoir constituer dans ce continu des termes qui s'opposent. Or le temps est un continu. Tout le monde l'admet, y compris Bergson, puisqu'il rejette l'idée d'une séparation entre deux instants.
— Continue, ai-je dit, ça devient intéressant.
— Eh bien... Tu vois, Les, le truc c'est que ce continu est successif. Qu'allons-nous en conclure ? Que la succession empêche l'homogénéité en nous enlevant la possibilité d'opposer un instant à un autre instant, vu qu'il n'y a pas deux instants simultanés ?
— Je ne sais pas, ai-je répondu. Oui ? Je dis ça au hasard !
— Mais non, bougre d'andouille ! Sans la mémoire, il n'y a aucune opposition actuelle entre deux instants de la durée. Cela veut dire que l'opposition homogène entre deux moments du temps signifie une opposition entre le présent, qui est, et le passé, qui n'est plus !
— Ah ouais ! j'ai dit. Si on allait prendre une tasse de café ?
— Comme tu voudras. Mais je n'ai pas de voiture.
Nous avons trouvé le bar, commandé des boissons, allumé, chacun, une cigarette.
— Eh bien, nous y voilà, ai-je dit pour dire quelque chose.
— Ma foi, oui, a-t-il répondu.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
mercredi 16 octobre 2019
Toutes les petites choses que j'ai pu voir (R. Carver)
J'étais au lit quand j'ai entendu le bruit de la grille. J'ai tendu l'oreille. Il n'y a pas eu d'autre son. Mais pour la grille, j'en étais sûre. J'ai essayé de réveiller Cliff. L'alcool l'avait mis K.O. Alors, je me suis levée et j'ai été à la fenêtre. Une grande lune dominait les montagnes qui entourent la ville. Une lune blanche, couverte de cicatrices, n'importe quel imbécile aurait pu lui prêter un visage.
Il faisait si clair que je parvenais à voir tout ce qu'il y avait dans la cour, les chaises longues, le saule pleureur, la corde à linge tendue entre les piquets, les pétunias, la clôture et la grille grande ouverte. J'ai noté en moi la présence d'une réceptivité ontologique, d'une sorte de « tonalité fondamentale » aménageant au sein de mon Dasein une sensibilité à l'être et même — pourquoi ne pas le dire — à l'étant en totalité. Je me suis alors souvenue que dès les premiers chapitres d'Être et temps, Heidegger avance que la tonalité (Grundstimmung) est à la fois là et pas là. Il soutient qu'une tonalité ne peut pas être saisie sur le mode de la connaissance, qu'elle soit constatation d'une chose présente ou prise de conscience d'un état psychique. Au contraire, « toute prise de conscience signifie une destruction », car une tonalité ne peut être éveillée que par l'activation d'un rapport à l'être qui doit être éprouvé (sur le mode de l'ambiance ontologique) et non connu (comme une donnée empirique). Par conséquent, pour éveiller une tonalité, il faut la « laisser être », autrement dit amener à l'éveil une manière d'être, ce qui ne signifie pas la provoquer ou la déclencher artificiellement mais puiser dans son propre Dasein une disposition à être-au-monde d'une certaine façon, et se laisser saisir par elle.
J'ai essayé pendant quelques minutes, mais rien ne remontait de mon Dasein. J'ai posé la main sur la vitre et j'ai écarquillé les yeux. Toujours rien. Une fois de plus, j'avais échoué dans ma tentative d'intenter aux choses des rapports objectivants dans la connaissance avisante. Comme me le disait souvent Cliff, il me manquait cette ligature originelle dans laquelle s'ouvre la manifesteté de l'étant et donc la sensibilité — comme « tenue de rapport » — à la totalité de l'étant comme monde. J'ai fumé une cigarette sans filtre de Cliff puis je suis allée me recoucher.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
mardi 15 octobre 2019
Le chasseur d'images (Raymond Carver)
Un homme sans main vint frapper à ma porte pour me vendre une photographie de ma maison. À part les crochets chromés, c'était un homme comme tout le monde, âgé d'une cinquantaine d'années.
— Comment avez-vous perdu vos mains ? lui demandai-je après qu'il m'eut confié le but de sa visite.
— Ça, c'est une autre histoire, me répondit-il. Vous voulez une photo ou non ?
— Entrez, lui dis-je, je viens de faire du café.
J'avais aussi préparé de la gelée mais je ne lui en parlai pas.
— Si possible, j'aimerais aller aux toilettes, me dit l'homme sans mains.
Moi, j'avais envie de voir comment il tenait une tasse de café. Je savais comment il tenait son appareil ; c'était un vieux polaroïd tout noir. On l'avait attaché à des bretelles de cuir qui lui encerclaient les épaules et lui entouraient le dos, maintenant l'engin sur sa poitrine. Le type se plantait sur le trottoir, devant une maison qu'il repérait dans son objectif, puis il poussait sur un levier avec un de ses crochets et la photo sortait toute seule.
Je l'avais vu faire par la fenêtre, vous comprenez.
— Où m'avez-vous dit qu'étaient les toilettes ?
— Là en bas, vous tournez à droite.
Il se plia, se voûta pour se débarrasser des courroies et déposa l'appareil sur le divan. Après quoi il tira sur sa veste.
— Je vous laisse regarder la photo, dit-il.
On voyait un petit rectangle de gazon, l'allée, la porte du garage, les marches du seuil, la baie vitrée et la fenêtre de la cuisine, par laquelle je l'avais regardé.
Pourquoi donc voudrais-je une photo d'une telle tragédie ?
J'examinai l'image de plus près et découvris ma tête, ma tête, là, encadrée dans la fenêtre de la cuisine.
Cela me donna à penser de me voir ainsi. Franchement, cela fait réfléchir un homme.
À ce moment, j'entendis un hurlement venant des W.C. et l'homme apparut dans le hall, l'air totalement paniqué.
— Que se passe-t-il ? lui demandai-je.
Comme il était trop perturbé pour parler, je le fit asseoir le temps qu'il retrouve son calme. Après quelques instants, il parvint à articuler :
— J'étais en train de faire la grosse commission quand mon attention a été attirée par un ouvrage du philosophe Jean Grenier, posé sur l'étagère. Je l'ouvre, et là je lis que l'absolu n'est connaissable que par une négation !
— Et ? demandai-je.
— À partir de là, reprit l'homme sans mains, on se demande s'il reste, devant l'absolu, quelque chose de justifiable, croyance ou action. La réponse de l'auteur est bien négative : « Une fois que l'Être nécessaire est atteint, le monde ne voit pas seulement mise en jeu sa contingence, mais son existence ; et la liberté de l'homme... devient un scandale » (pp. 47-48).
— Il ne faut pas vous mettre dans des états pareils, lui dis-je. Voilà le café, ça va vous requinquer.
— Mais vous ne comprenez pas ! poursuivit-il. L'esprit s'en va à la dérive vers l'indifférence ! À moins qu'il ne rebondisse dans la violence frénétique, chez les disciples d'un Malraux, par exemple !
— Oh, bon, n'y pensez-plus. Il s'agit sûrement d'un quiproquo comique.
— Mais pour la photo, vous la voulez ou non ?
— Je la prends, dis-je.
Je me levai et rangeai les tasses.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
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