samedi 23 juin 2018

Long cours (Georges Simenon)


Une auto qui venait en sens inverse éclaira un instant la borne kilométrique et Joseph Mittel se pencha juste à temps pour lire : Forges-les-Eaux, 2 km.

Cela ne l'avançait guère, car il ne savait pas à quel endroit de la route Paris-Dieppe se situe cette ville.


Il se rassit sur le tonneau vide et se tint de la main droite à un montant de fer, de sorte que la bâche mouillée touchait sa main et la glaçait. On roulait vite. La camionnette était légère. À l'avant, le chauffeur, un grand garçon au nez cassé, était assis avec Charlotte, mais, de l'intérieur, Mittel ne les voyait pas.


Il ne voyait, lui, qu'en arrière, la route luisante sur laquelle, parfois, on flottait dangereusement. Depuis que la nuit était tombée, le macadam semblait encore plus lisse, jusqu'à donner l'impression d'un canal bordé d'arbres.


On avait traversé Pontoise, puis Gournay, puis enfin Forges-les-Eaux. Mittel voyait les bornes à l'envers, c'est-à-dire celle de leurs faces annonçant la direction de Paris. Ainsi, on franchissait une ville ou un village et c'était quelques kilomètres plus loin seulement qu'il en lisait le nom.


Par une incroyable coïncidence, il avait lu quelque temps auparavant le remarquable article publié par M. G. Noël dans la Revue de métaphysique et de morale sur le Mouvement et les arguments de Zénon d'Elée (1893, p. 107-125), où l'auteur faisait justice de certaines interprétations manifestement erronées du fameux paradoxe, surtout de certaines réfutations véritablement enfantines, et dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles passaient à côté de la difficulté sans la voir.


Mittel était convaincu que si Zénon nie le mouvement, c'est parce qu'il nie la pluralité, et qu'il nie la pluralité parce qu'il nie le non-être. Mais en établissant un lien logique entre ces différentes thèses, il se gardait bien de les confondre ou de vouloir les absorber en une seule. Cette prudence dialectique n'empêchait pas le courant d'air, dans la camionnette, de le figer. Et la pose inconfortable ! Quand il remuait un pied ou un bras, il risquait de faire dégringoler des paquets qui contenaient peut-être des objets fragiles. « C'est bien le mouvement en lui-même que nie Zénon, le mouvement sous toutes ses formes, le mouvement des phénomènes élémentaires aussi bien que le mouvement de l'univers pris dans son ensemble » marmonna-t-il pour se donner du courage.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Antiquité de l'idée du Rien


L'idée du Rien est peut-être antérieure au mammouth et au rhinocéros laineux ; elle aurait été contemporaine de l'ours des cavernes, et aurait survécu à cette espèce, ainsi qu'aux précédentes. En Suisse, on en trouve de nombreux vestiges dans les dépôts sous-lacustres. Au Danemark, elle est commune dans les dépôts coquilliers des kjökkenmöddings.

Aujourd'hui, l'idée du Rien ne subsiste plus que dans la pachyméninge de quelques suicidés philosophiques, où des mesures sévères protègent son existence.


(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Vie facticielle et mobilité


En 1919, Heidegger reprend ses cours à l'Université de Fribourg et commence à acquérir une certaine notoriété parmi les amateurs de bizarre. Anticonformiste dans l'âme, il entreprend une critique radicale de la tradition philosophique, notamment dans le Rapport Natorp, un état de ses travaux qu'il adresse en 1922 au professeur Paul Natorp, où il procède à une critique sévère de la métaphysique dite de la « présence » attribuée à Aristote et base de sa Physique.

La métaphysique traditionnelle, on le sait, définit l'être comme l'identité dans la présence. Bien que la phénoménologie husserlienne ait cherché à dépasser ce cadre, elle n'y est jamais vraiment parvenue. Husserl était un être profondément antinihilique, convaincu que l'identité est plus fondamentale que la différence, la proximité plus originaire que la distance et la présence antérieure à toute espèce d'absence et de négativité. Dans la seconde de ses Logische Untersuchungen, il rejette avec brusquerie la définition métaphysique de l'être-en-soi comme ce qui transcende la conscience et est indépendant d'elle, et déclare que toutes les définitions métaphysiques de la réalité (Realität) doivent être écartées.

Le rusé Heidegger s'engouffre dans la brèche et esquisse, dans le Rapport Natorp, une phénoménologie de la temporalité à travers la description de la vie facticielle qui en constitue le thème principal. Dans la troisième partie de son cours de 1921-1922, il associe vie facticielle et mobilité : « En tant que déterminité principielle de l'objet de notre discours (vie facticielle), nous posons en principe la mobilité ». Pour cerner le phénomène de cette Bewegtheit, Heidegger propose, dans une note du cours, le terme d'inquiétude (Unruhe) en se référant à Pascal (Pensées, I-VII) : « La mobilité de la vie facticielle peut être provisoirement interprétée et décrite comme inquiétude. Le comment de cette inquiétude, en tant que phénomène entier, détermine la facticité. »

Autrement dit, le Dasein « en situation de mobilité 
» est un être perpétuellement inquiet, ce que confirme Madame Edmée de La Rochefoucauld dans son beau livre L'angoisse et les écrivains : « Traverser la rue. Rouler en automobile, appréhension constante. Crainte latente de l'accident, de la mort. Pierre Curie tué par un camion. Émile Verhaeren qui manque une marche dans le train de Rouen et glisse sous le wagon. Jean Follain renversé par un taxi place de la Concorde. À chaque instant dans la ville, sur la route, la mort menace, est à éviter. »

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Moment spéculatif


« Une octogénaire, habitant à  Challain-la-Potherie dans le Maine-et-Loire, est soupçonnée par les enquêteurs d'avoir empoisonné son mari, rapporte ce mercredi le quotidien Ouest-France. Elle lui aurait administré de la mort-aux-rats.

Le vieil homme, âgé de 85 ans, est décédé en décembre dernier après avoir été hospitalisé quelques mois auparavant pour des hémorragies. Toujours selon le quotidien régional, les médecins avaient alors retrouvé des traces du poison dans son sang.

Les soupçons se sont rapidement portés sur son épouse, qui lui rendait visite tous les jours à la maison de retraite de Pouancé où il résidait, soi-disant pour "discuter avec lui du moment spéculatif hégélien, où la pensée s'extirpe du scepticisme en concevant le concret comme totalité des déterminations".

D'après elle, son mari se serait suicidé, se sentant incapable de passer du scepticisme — l'art de dissoudre les opinions dans le néant — à la dialectique — qui désigne le mouvement de dissolution du fini lui-même. » (20 Minutes, 3 mai 2017)


(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Interlude

        Émouvante beauté lisant Philosopher tue de Jean-Guy Floutier

Plénitude


Le vertige qui accompagne l'acte défécatoire ne naît nullement d'une appréhension du vide : il vient tout au contraire de la présence insistante d'un déjà là. Cette plénitude étouffante qui est celle du « boyau culier » se signale par son caractère à la fois hétérogène et continu.

Le sujet déféquant cherche à se délivrer de cette gêne en tenant compte des apports de la modernité : il rappelle, tout en « faisant » et comme pour se justifier, la définition que donne Hjelmslev du signifiant comme substance, « matière qui n'a pas encore été découpée en unités signifiantes », évoque le « magma analogique brut » qui précède le poème chez Ponge, etc.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

vendredi 22 juin 2018

Surface


Dans son livre Mathématique universelle abrégée à l'usage et à la portée de tout le monde (Simon, Paris, 1728), le père Louis Bertrand Castel demande au lecteur d'imaginer la surface d'un corps. « Cette surface, dit-il, est mitoyenne entre l'être et le néant : là finit le corps, là commence le néant du corps ; ou pour mieux dire, là commence indivisiblement l'être et le néant du corps ; et ce que nous appelons surface appartient autant au néant qu'à l'être ; c'est le contact indivisible du néant et de l'être. Ainsi, toute partie d'un corps pouvant devenir surface, ligne et point, toute partie peut être investie du néant 1, et cela autant d'un côté que de l'autre. »

Aussi étonnant que cela puisse paraître, une façon de devenir néant est donc de faire remonter tout son être à la surface, c'est-à-dire de faire de soi-même une créature absolument superficielle. Mais est-ce vraiment si étonnant ? En y réfléchissant bien, ce ne sont pas les exemples qui manquent...


1. C'est nous, Glapusz, qui soulignons.

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Théorème de Bayes


Imaginons deux urnes remplies de pilules. La première contient dix pilules de poudre de perlimpinpin et trente de cyanure ; la seconde en a vingt de chaque sorte. On tire sans préférence particulière une des urnes au hasard et dans cette urne, on tire une pilule au hasard, que l'opérateur s'empresse d'avaler. Il meurt dans d'horribles convulsions. Quelle est la probabilité qu'on ait tiré cette pilule de la première urne ?

Intuitivement, on sent bien qu'il est plus probable que cette pilule provienne de la première urne que de la seconde. Donc, cette probabilité devrait être supérieure à 50 %. La réponse exacte (qui est 60 %) peut se calculer à partir du théorème de Bayes.

Le révérend Bayes, dans sa formule, utilise les probabilités pour traduire numériquement un degré de connaissance. Et c'est bien son droit, puisque la théorie mathématique des probabilités n'oblige nullement à associer celles-ci à des fréquences, qui n'en représentent qu'une application particulière !

Dans cette optique, le théorème de Bayes peut s'appliquer à toute proposition, quelle que soit la nature des variables et indépendamment de toute considération ontologique — contrairement à l'approche heideggerienne qui met en jeu le « Dasein », par exemple.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Attraction fatale


Au dire du chanoine Lesueur, le séminariste en vacances doit fuir « le scandale des mauvais exemples, les propos licencieux et les lectures indiscrètes et dangereuses » 1.

L'homme du nihil, lui, est exposé à un autre genre de tentation, et s'il veut éviter de rejoindre avant l'heure le Grand Indéfini d'Anaximandre, il se gardera de villégiaturer sur le Grand-Plateau, cette plaine gelée comprise entre le Mont-Blanc et les Monts-Maudits, terminée par des pentes de glace abruptes, d'immenses crevasses et d'affriolants précipices.


1. Chanoine Lesueur, Manuel du jeune séminariste en vacances, Lyon, Rusand, 1835.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)


Interlude

     Jeune fille cherchant les Scènes de la vie de Heidegger de Jean-René Vif

Mort apparente


Quels sont les moyens de distinguer la mort apparente de la mort réelle ? Existe-t-il, en dehors de la décomposition cadavérique, des signes infaillibles que le patient a « avalé le goujon » ? Il y a longtemps que ce problème préoccupe l'homme du nihil. Quand on a comme lui l'habitude compulsive de « faire le mort », on peut craindre avec raison les affres de l'inhumation anticipée. On n'a point encore trouvé et on ne trouvera probablement jamais le moyen de distinguer avec certitude, dans tous les cas, la mort réelle de celle qui n'est qu'apparente, dit le docteur Josat 1. La décomposition cadavérique est le seul indice certain de la mort. » 
L'homme du nihil demande donc expressément qu'on attende l'apparition de la fameuse « tache verte abdominale » pour le rayer de la carte des vivants. La disparition à la surface de son corps du bourdonnement perçu par le dynamoscope ne doit en aucun cas, selon lui, être considéré comme un signe probant, non plus que l'absence de contractilité musculaire sous l'influence de stimulants galvaniques. Quant à la « pince à mamelon », sa fiabilité lui semble tout aussi douteuse, car il en faut beaucoup pour le faire tressaillir.

1. Josat, Des signes de la mort.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Pneuma


Le souffle du Rien m'arrive aussi tiède et doux que l'haleine d'un bovin.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Migraine (Tobias Wolff)


C'est au travail que ça avait commencé. Au premier élancement, elle eut le souffle coupé et ses yeux s'écarquillèrent. Puis il y eut un répit, avec seulement une légère pression dans la nuque. Joyce posa les mains de part et d'autre du clavier et attendit. Des box alentour lui parvenait le cliquetis régulier d'autres claviers. Elle savait ce qui était en train de lui arriver : elle allait donner naissance à un concept. Mais comment le baptiser ? Comment échapper à l'embarras terminologique ?

Elle se souvint que quand Sartre, en 1940, avait lancé le concept d'imaginaire, il avait été en butte à la même difficulté : « ces objets spéciaux qui se présentent à chaque instant à la conscience, confiait-il
dans le prière d'insérer de son livre, j'ai choisi de les nommer "imaginaires" pour éviter le vieux nom (souillé) d'image et le terme (ruiné) d'imagination ».

Après quelques instants de réflexion, Joyce décida d'appeler son nouveau concept « force normative ». Et pour le promouvoir, elle résolut d'entreprendre, dès que son mal de tête serait passé, la rédaction d'un article intitulé « La force normative du pouvoir étatique dans la philosophie de Michel Foucault ». Derrida n'avait qu'à bien se tenir !


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Erreur sur la personne


Quand le maléfique Mitsuhirato, voyant le consul de Poldévie entrer dans la fumerie d'opium, annonce à ses acolytes : « Cet homme est Tintin », il fait montre d'un dogmatisme hors de saison. Le sceptique, lui, n'attache son affirmation qu'à sa pensée présente, dans un instant donné, et tout en énonçant sa conviction, il doute de la chose en soi, de la vérité qu'il exprime, et n'en pose que l'apparence du fait.

Finalement, Mistuhirato est obligé de reconnaître son erreur — la barbe du consul s'avérant bien réelle — et s'écrie : « Malédiction ! ce n'est pas Tintin !... Déliez-le !... »

Et le consul de Poldévie de rétorquer, courroucé au suprême : « Non, je ne suis pas Tintin, je suis le consul de Poldévie !... Et vous aurez de mes nouvelles, gredin !... »


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

L'arme absolue contre le suicide : le fauteuil rotatoire


« Si, au lieu d'enfermer le suicidé philosophique, on le soumet à l'action du Fauteuil ou du Lit rotatoire, l'effet répressif sera plus prompt et plus violent encore : au bout de quelques moments, la figure perd son expression : le malade cesse de vociférer ; il pâlit, la tête s'infléchit sur la poitrine : on arrête le mouvement de rotation : le pouls donne à peine quelques pulsations ; le suicidé philosophique fait des efforts pour vomir, et vomit en effet : un affaissement général se déclare, le malade se soutient mal, cherche le lit et s'endort paisiblement. Parfois, l'hypertonie morbide cesse à la première rotation, et le suicidé philosophique se trouve rendu à la raison. Cet effet prompt, salutaire, a principalement lieu lorsque l'aliénation est récente, le sujet jeune et la cause morale. » (Joseph Guislain, Traité sur les phrénopathies ou Doctrine nouvelle des maladies mentales, 1833) 

— L'« aliénation » !!!

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

jeudi 21 juin 2018

Interlude

Jeune femme lisant la Mathématique du néant de Włodzisław Szczur

Terra incognita


Le Rien reste toujours vierge d'observations immédiates et précises, propres à jeter quelques lumières sur les origines et la destination de l'étant existant. Les suicidés philosophiques passent à juste titre pour des explorateurs intrépides, mais contrairement à ce qu'ont fait MM. Auguste Saint-Hilaire, Spix et Martius, et le prince Maximilien de Neuwied pour l'Amérique méridionale, ils ne nous ont laissé aucune relation de leur grandiose expédition.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Une exaltante randonnée


Il est huit heures et demi, samedi matin, quand un habitant de Chalon-sur-Saône est retrouvé mort dans sa voiture après avoir fait tourner pendant de longues heures son moteur dans son garage. L'intoxication lui a été fatale, mais elle menace aussi tout l'immeuble de quatre étages situé au 3 chemin de l'Abreuvoir. À l'arrivée des pompiers, le taux de toxicité est à un très haut niveau.

Malgré l'importance des fumées toxiques, les habitants de l'immeuble sont en bonne santé, et gonflés à bloc à l'idée de pouvoir poursuivre leur exaltant périple dans le « désert de Gobi de l'existence ». (France Bleu, 4 mars 2017)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Problème de ligament


En septembre 1909, Heidegger entre comme novice à la Compagnie de Jésus, à Tisis, près de Feldkirch, qu'il est contraint de quitter pour des raisons de santé en octobre suivant. Il a bêtement voulu imiter saint Colomban, le célèbre anachorète qui, lui-même anxieux de surclasser les ascètes de son temps, en arriva dit-on à faire 12 000 génuflexions par jour. Tout ce qu'en a retiré Heidegger, c'est une tuméfaction considérable du genou, des ligaments très distendus, et un blâme de ses supérieurs.

Avec peu de moyens financiers, il se porte alors candidat au séminaire de Fribourg, où il entre pour le semestre d'hiver 1909.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Inventivité satanique du monstre bipède


« Une peine établie pour les adultères en certains pays étoit de leur arracher tout le poil de l'anus, cela s'appeloit paratilmos, mot grec qui exprime cette opération. » (Bernard de Montfaucon, L'Antiquité expliquée et représentée en figures, T. 5, Paris, 1722)

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Halte aux déchets dans la pièce d'eau des Suisses !


« Des bouteilles en plastique, des poissons morts, des transats... et même la carcasse d'une vieille Panhard. On trouve de tout dans la pièce d'eau des Suisses du château de Versailles. Ce bassin peu profond, creusé au XVII e siècle par un régiment de Gardes suisses et très fréquenté par les promeneurs, est régulièrement souillé par des détritus abandonnés au fond de l'eau ou en surface. Au grand dam de certains Versaillais, qui ont décidé de se mobiliser.

"J'ai l'habitude de me promener dans ce secteur. C'était très sale cet été. Au mois d'août, je me baladais avec une amie, nous discutions de la synthèse quintuple fichtéenne qui vise, comme on sait, à unifier en les égalisant les points de vue de l'être substantiel et du soi fini, lorsque j'ai vu des poissons morts et deux enfants en train de pêcher juste à côté. C'est révoltant", raconte Christine Schneider, dont on ne sait si elle fait référence aux poissons morts, aux enfants, ou à la synthèse quintuple fichtéenne. Toujours est-il que cette habitante de Versailles a décidé de lancer un appel sur les réseaux sociaux.

Elle a été entendue par Juliana. À la mi-novembre, celle-ci a décidé de mobiliser via Internet. Cette trentenaire a créé la liste "Versailles Royalement Propre" sur Facebook. A présent, elle compte 200 "amis" qui viennent de signer une pétition à l'attention des responsables du château de Versailles.

Elle réclame un nettoyage immédiat du bassin, l'assainissement de l'eau, la mise en place de poubelles, un entretien régulier du parc et du bassin, une surveillance pour éviter les incivilités, et "des comptes pour chacun de ceux que l'existence, l'histoire, le hasard, la superstition, l'inquisition de Philippe II, etc., ont rendu victimes : sans cela, je préfère me jeter la tête la première en bas de l'échelle ; même gratuitement, je ne veux pas accepter le bonheur : il faut encore qu'on me rassure au sujet de chacun de ceux qui sont mes frères par le sang" — et cetera, et cetera, on voit que la jeune écervelée répète la fameuse lettre de Bielinski citée par Chestov dans son Idée de bien chez Tolstoï et Nietzsche.

"L'objectif est de préserver la qualité de vie autour de cette pièce d'eau et de faire entrevoir à l'homme la possibilité d'une existence fondée sur l'éthique au sein même d'une vie soumise à la réalité du péché", souligne Juliana qui donne rendez-vous aux Versaillais, ce mardi à 14 h 30, Place du marché Notre-Dame, à proximité du café Le Chat qui pète. » (Le Parisien, 28 novembre 2016)


(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

Interlude

      Femme au bain lisant la Mélancolie bourboulienne de Léon Glapusz

Ban du zéro


Dans son Traité de l'âme, Jamblique affirme — mais peut-on croire tout ce qu'il dit — que dans les premiers temps de la chrétienté, les Pères de l'Église se montrèrent fort courroucés quand ils virent l'usage du zéro se répandre parmi le vulgum pecus. Selon eux, Dieu étant présent en toute chose, toute représentation du néant ne pouvait être que satanique. Ils décidèrent donc de bannir le zéro dans l'espoir de sauver l'humanité du Malin.

On voit que ces « Pères de l'
Église » étaient, comme plus tard le mathématicien Georg Cantor, des êtres profondément antinihiliques !

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Bonheur


Quand l'homme du nihil voit l'étant existant se livrer à la comédie du bonheur et gambader comme un agneau né de la veille, il pense tout de suite au boucher qui bientôt lui tranchera la gorge... Mais l'étant existant ne le sait pas, il ne veut d'ailleurs rien savoir, il est « heureux ».

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Le crépuscule d'une idée


On attribuait à l'idée du Rien, chez les Grecs et les Romains, un grand nombre de vertus, dont Dioscoride et Pline nous ont laissé une longue énumération. Nous ne rappellerons que les principales de ces vertus, en disant que l'idée du Rien était recommandée contre la dysenterie, la diarrhée, les hémorroïdes, les hydropisies, les maladies de la vessie et de la tête en général, le poison des champignons vénéneux, etc.

Aujourd'hui, l'idée du Rien est dépouillée pour nous de toutes ces illusions riantes, qui, chez les Anciens, lui prêtaient un charme particulier ; elle est devenue inutile à nos usages modernes, et nous ne faisons même plus aucun cas des propriétés qu'elle possède réellement.


(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

mercredi 20 juin 2018

Les suicidés (Georges Simenon)


Juliette traversa la rue à pas précipités, comme elle le faisait chaque soir en quittant Bachelin, et déjà, avec des gestes que la peur rendait maladroits, elle fouillait son sac à main, atteignait le seuil, faisait cliqueter la clef contre la serrure.
La porte, en s'ouvrant, dessina un rectangle lumineux qui rétrécit ensuite jusqu'à disparaître, en même temps que la jeune fille.
La porte était verte. Un écriteau maintenu par des punaises annonçait : rez-de-chaussée à louer. Il tombait une pluie froide. Bachelin ruisselait et ses mains étaient mouillées dans ses poches.
La maison était la dernière de la rue Creuse. Ses deux fenêtres éclairées, au premier étage, mettaient, avec un bec de gaz, les seules lumières dans la perspective obscure où l'eau dévalait.
Juliette montait l'escalier, Bachelin le savait, mouillée elle aussi, les lèvres meurtries par ses baisers, son carton à musique à la main, et lui attendait, pour s'en aller, de la voir passer derrière l'écran jaune du store.
Mais la porte venait seulement de se refermer. Juliette n'en était qu'à la quatrième, à la cinquième marche. Et voilà que le store s'écartait, qu'une maigre silhouette d'homme se profilait qui, lentement, montrait un fusil de chasse.
L'ombre ne faisait pas mine de viser, ne gesticulait pas. Elle montrait l'arme comme un emblème et c'était si inattendu, si incongru aussi dans le cadre paisible de la fenêtre que Bachelin, pris de panique, fonça vers le carrefour éclairé. Quand il s'arrêta, calmé par l'animation d'une rue commerçante, il s'aperçut qu'il avait couru, et les joues brûlantes, les oreilles pourpres, il se remit en marche à grand pas. Il comprenait soudain pourquoi Heidegger voyait dans l'angoisse l'expérience fondatrice permettant au Dasein de mettre au jour les possibilités les plus intimes de son existence, et pourquoi Merleau-Ponty, dans La structure du comportement, considérait l'émotion non pas comme un phénomène psychique simple, mais comme une expérience totale, un comportement qui doit être envisagé dans son ensemble. Il avait eu peur !


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Interlude

        Jeune fille lisant Forcipressure d'Étienne-Marcel Dussap

Clin d'œil de Hergé à Otto Weininger


Madame Boullu est cette mégère, épouse de l'exaspérant marbrier des Bijoux de la Castafiore, qui, recevant les appels téléphoniques du capitaine Haddock, lui répond régulièrement que son mari est en déplacement alors qu'il se trouve en réalité à ses côtés.

Dans l'univers de Tintin, elle représente l'éternel féminin, avec son terrible cortège de duplicité, d'absence d'âme, et de sottise satisfaite d'elle-même.

Honte ! honte à toi, femme Boullu !


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Théorème de Richardson


En mathématiques, le théorème de Richardson, datant de 1968, porte sur la possibilité de simplifier les expressions. Ainsi, plutôt que de parler d'un « être particulier et paradoxal, que l'haeccéité désespère, obsédé par l'homicide de soi-même, percevant le Rien en toute chose, à qui vivre rappelle le mufle d'un veau, qui est tout à la fois enfermé dans sa solitude et embouqué dans d'usuelles asphyxies », Richardson préconise d'utiliser, après Doppelchor, l'expression « homme du nihil ».

Plus précisément, soit un ensemble E d'expressions représentant des fonctions d'une variable réelle, et E*  l'ensemble des fonctions ainsi représentées, le problème consiste à établir la possibilité, partant d'une expression dans E, de déterminer si la fonction associée est la fonction constante nulle. Richardson montre que ce problème est indécidable sous certaines conditions.

Le théorème de Richardson a facilement été transposé à la scène, grâce au génie éminemment tragique de son auteur qui a fait de la passion sa spécialité.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)