samedi 23 juin 2018

Vie facticielle et mobilité


En 1919, Heidegger reprend ses cours à l'Université de Fribourg et commence à acquérir une certaine notoriété parmi les amateurs de bizarre. Anticonformiste dans l'âme, il entreprend une critique radicale de la tradition philosophique, notamment dans le Rapport Natorp, un état de ses travaux qu'il adresse en 1922 au professeur Paul Natorp, où il procède à une critique sévère de la métaphysique dite de la « présence » attribuée à Aristote et base de sa Physique.

La métaphysique traditionnelle, on le sait, définit l'être comme l'identité dans la présence. Bien que la phénoménologie husserlienne ait cherché à dépasser ce cadre, elle n'y est jamais vraiment parvenue. Husserl était un être profondément antinihilique, convaincu que l'identité est plus fondamentale que la différence, la proximité plus originaire que la distance et la présence antérieure à toute espèce d'absence et de négativité. Dans la seconde de ses Logische Untersuchungen, il rejette avec brusquerie la définition métaphysique de l'être-en-soi comme ce qui transcende la conscience et est indépendant d'elle, et déclare que toutes les définitions métaphysiques de la réalité (Realität) doivent être écartées.

Le rusé Heidegger s'engouffre dans la brèche et esquisse, dans le Rapport Natorp, une phénoménologie de la temporalité à travers la description de la vie facticielle qui en constitue le thème principal. Dans la troisième partie de son cours de 1921-1922, il associe vie facticielle et mobilité : « En tant que déterminité principielle de l'objet de notre discours (vie facticielle), nous posons en principe la mobilité ». Pour cerner le phénomène de cette Bewegtheit, Heidegger propose, dans une note du cours, le terme d'inquiétude (Unruhe) en se référant à Pascal (Pensées, I-VII) : « La mobilité de la vie facticielle peut être provisoirement interprétée et décrite comme inquiétude. Le comment de cette inquiétude, en tant que phénomène entier, détermine la facticité. »

Autrement dit, le Dasein « en situation de mobilité 
» est un être perpétuellement inquiet, ce que confirme Madame Edmée de La Rochefoucauld dans son beau livre L'angoisse et les écrivains : « Traverser la rue. Rouler en automobile, appréhension constante. Crainte latente de l'accident, de la mort. Pierre Curie tué par un camion. Émile Verhaeren qui manque une marche dans le train de Rouen et glisse sous le wagon. Jean Follain renversé par un taxi place de la Concorde. À chaque instant dans la ville, sur la route, la mort menace, est à éviter. »

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire