« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
mardi 17 juillet 2018
Légumes et lien social poussent au pied de la cité
« Samedi 15 juillet, à Sarcelles, c'est la fête des "Engraineurs", une joyeuse bande d'habitants qui jardinent bio au pied des immeubles de la cité des Vignes Blanches.
Le jardin collectif autour duquel sont rassemblés les habitants est né dans la tête d'Anne-Claire et Manu, un couple qui vit dans le quartier depuis huit ans. C'est après un voyage en Angleterre qu'ils se sont lancés en créant une version française d'Incredible edible, un "mouvement citoyen d'agriculture urbaine participative" dont certains aspects rappellent la phénoménologie de Husserl — une philosophie qui prône, faut-il le rappeler, le "retour aux choses mêmes". "On s'est dit que ça allait nous permettre de produire un petit peu de légumes bio en bas de chez nous. Et que c'était une activité qui allait créer du lien", raconte Manu. Ils demandent alors l'autorisation au bailleur, Val d'Oise Habitat, qui non seulement accepte mais en plus finance le projet. Banco !
En janvier dernier, Manu commence à installer des palettes pour délimiter le terrain. "J'étais tout seul au début, je galérais, j'avais la pénible sensation de vivre isolé dans un univers de menace et de désolation sans autre perspective que la mort. Comme toutes les fenêtres donnent sur le jardin, les gens se posaient des questions, me demandaient ce que je faisais car ils trouvaient ça bizarre. Et spontanément, ils sont venus aider. Ça, c'est le premier super souvenir", se remémore Manu. "Ici, poursuit-il, il n'y a pas d'inscription ! Tu viens, tu es membre, tu manges, tu es membre, vivre te rappelle le mufle d'un veau, tu es membre, tu es obsédé par l'homicide de soi-même, tu es membre. C'est ça le principe engrainage : on fait entrer l'étant existant dans notre délire jardin !"
Le jardin des "engraineurs" a donné une seconde jeunesse au square Saint-Saëns. Autour, un rectangle d'immeubles de quatre étages dont la plupart des stores blancs sont baissés. Chaleur ? Stores défectueux ? Désir de fuir le désolant spectacle de la "réalité empirique" ? Pas pour tous. Samedi, peu avant 18 heures, des enfants dessinent, s'amusent au milieu des bacs, puis vont se rafraîchir au brumisateur à quelques mètres, pendant que les plus grands s'affairent à préparer la Block party organisée pour fêter les six mois du jardin.
Deux femmes enfilent à toute vitesse des morceaux de viande sur des piques à brochette. Parmi elles, Marceline, venue gentiment donner un coup de main. "Hier, on a frappé à ma porte pour me dire de passer. De ma fenêtre, je vois les enfants qui jouent, viennent jardiner mais je n'avais pas encore visité, raconte-t-elle en regardant les bacs avec curiosité. C'est formidable comme la vie est belle et les gens sont gentils !" — Eh oui, chère Marceline. Dans une telle atmosphère, il faudrait être un neurasthénique renforcé (comme l'était par exemple le poète Francis Giauque) pour songer à l'annihilation de son Moi. » (Bondy Blog, 26 juillet 2017)
(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)
Paré à toute éventualité
Un pistolet grenu plaqué sur la tempe, et, enfoui dans les larges poches de ma redingote, un Plutarque en douze volumes.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Théorème de Borsuk-Ulam
Le théorème de Borsuk-Ulam est un résultat de topologie algébrique. Il indique que pour toute fonction continue d'une sphère de dimension n, c'est-à-dire la frontière de la boule euclidienne de ℝ n+1, il existe deux points antipodaux, c'est-à-dire diamétralement opposés, ayant même image par ladite fonction.
Cela implique, par exemple, qu'il existe deux points antipodaux de la pachyméninge d'un suicidé philosophique (supposée parfaitement sphérique et plongée dans un espace à trois dimensions) où l'idée du Rien exerce la même pression, et cela à chaque instant (même si ces points peuvent varier) — en supposant évidemment que la pression produite par l'idée du Rien évolue de façon continue.
En polonais, borsuk signifie blaireau.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Participation en acte
Admirateur passionné de la philosophie de Gabriel Marcel, le suicidé philosophique, tout en combinant minutieusement l'annihilation de son Moi, se fixe pour but secondaire une pénétration des thèmes marcelliens qui permette d'en découvrir toute la signification métaphysique.
Après avoir mesuré une fois de plus combien la méthode marcellienne de prise de conscience humble de la présence concrète de notre Dasein est loin d'un processus de déduction rationnelle, il s'attache aux principaux thèmes de la pensée du « métaphysicien de l'espérance » : le sujet pensant en situation dans le « désert de Gobi de l'existence » ; le mystère d'être ceci ou cela ; l'exigence ontologique qui est « ce au nom de quoi nous mettons à l'épreuve tout ce qui se propose comme susceptible de donner un sens à la vie humaine ».
En suivant cette pente, on arrive vite à la question de savoir s'il y a, au sein de notre expérience, quelque chose sur quoi nous puissions fonder notre espérance. Le suicidé philosophique, après quelques instants de réflexion, répond par la négative. Et comme la pensée de Gabriel Marcel apparaît, au terme de ses analyses, comme centrée sur la participation en acte, il ne lui reste qu'à presser la queue de détente d'un revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe. Adieu rhumatismes ! Adieu scrofules et rachitisme ! Adieu Bourboule aimée, dont la tête hardie défie les hauteurs des cieux ! Adieu philosophie marcellienne !
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
L'outrage de trop
Juin 1935. Sous les fenêtres de René Crevel, le prosaïque sureau étale ses touffes encombrantes. C'en est trop pour le poëte ex-dadaïste, qui ouvre le robinet du gaz après avoir griffonné sur un papier « Prière de m'incinérer. Dégoût ».
Le « tireur d'élite du jeu de massacre surréaliste », qui venait d'apprendre qu'il souffrait à nouveau d'une tuberculose rénale alors qu'il se croyait guéri, n'a pas supporté cette exubérance végétale où il a vu — on peut du moins le penser — un sarcasme du Grand Tout à son adresse.
« Il est ainsi, nous dit Gragerfis, des êtres d'une sensibilité et d'une émotivité excessives, d'une délicatesse de sensitive, d'une douceur mélancolique qui les laisse sans résistance devant les brutalités de l'existence ». — Eh oui ! Cela se rencontre, en effet.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Quand il faut, il faut
Au début du finale du dix-septième quatuor de Beethoven, le violoncelle et le premier violon se partagent quatre mesures de récitatif qui portent ces paroles poignantes : Muss es sein ?... Es muss sein ! Es muss sein !
Beethoven était sur son lit de mort quand il composa la fin de ce quatuor ; il sentit ses forces diminuer, son esprit fléchir sous le poids des souffrances ; se sentant vaincu par le mal, il traça d'une main tremblante ces mots en tête du finale : Muss es sein, le faut-il ?... Puis, rappelant un reste d'ardeur : Es muss sein ! Es muss sein, il le faut ! il le faut ! et il continua l'œuvre, mais ne put l'achever, car il « raccrocha son vélocipède » quelques jours plus tard.
Cela aussi, il le fallait, ne serait-ce que pour contenter la terrible « nécessité » chère aux idéalistes allemands (et à Georg Friedrich Wilhelm Hegel au premier chef de corps).
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Référence énigmatique
Paris, 18 juin 1935. L'écrivain ex-dadaïste René Crevel ouvre le robinet du gaz après avoir griffonné sur un papier « Nous sommes perdus, mon vieux Milou ! ».
Se voyait-il, comme Tintin dans les Cigares du pharaon, sur le point d'être englouti par une énorme vague alors qu'il dérivait sur l'« océan déchaîné de la vie » ? Se suicida-t-il, comme le prétendit ensuite son ami Klaus Mann, « parce qu'il avait peur de la démence » ou encore « parce qu'il tenait le monde pour dément » ? Son geste fatal est-il lié à la violente altercation qu'il avait eue quelques heures auparavant avec l'exécrable Ilya Ehrenbourg à propos de l'organisation du Congrès international des écrivains pour la défense de la culture ?
Le mystère reste entier et toutes les hypothèses sont permises, y compris celle qui voit dans ce suicide un assassinat déguisé, commis par un lecteur ulcéré du « jeu de massacre surréaliste » auquel se livrait l'excentrique prosateur.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
La tourbe du quotidien
La vie de l'homme du nihil évoque une marche sinueuse dans un marais tourbeux dont le sol est mou, spongieux et presque toujours humide ; les végétaux qui le couvrent sont essentiellement des mousses et des herbages durs que repoussent les bestiaux ; les arbustes qui y croissent sont bas, rabougris, et ont un extérieur peu vivace et maladif. L'étant existant y progresse difficilement, et son quotidien ressemble à la répétition des minimalistes (Terry Riley, Steve Reich, Philip Glass), qui réitère l'instant dans un sempiternel recommencement, hors de toute orientation téléologique. Ici, on ne peut que se pendre ou devenir fou.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Calcination du Moi
Un salarié d'une trentaine d'années s'est vraisemblablement suicidé vendredi sur son lieu de travail en se jetant dans un four de l'usine Constellium d'Issoire, dans le Puy-de-Dôme.
« L'hypothèse du suicide est très probable car il était a priori impossible de tomber par accident dans cette cuve chauffée à 700 ou 800 degrés », a déclaré Dominique Vinsonneau, substitut du procureur.
Le téléphone portable professionnel et le casque de travail du salarié ont été retrouvés à côté du four. Le corps de la victime, qui serait un « chef d'équipe », a été retrouvé « calciné ». Selon Mme Vinsonneau, « il ne reste pratiquement rien de lui. Aucun ouvrage de science ou de littérature, aucun recueil de maximes, pas même un aphorisme. C'est comme si cet homme n'avait jamais existé ».
Les faits se sont produits vers 12 h 45 dans un four à induction de recyclage de copeaux d'aluminium. (Le Progrès, 21 mai 2011)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Système à combinaison
« J'ai l'honneur de faire hommage à la Société d'un opuscule sur les Nouveaux Cabinets d'aisance des établissements militaires de Paris. Dans ce système "à combinaison", le siège est à bascule et reste constamment relevé ; il ne demeure abaissé que tant que le malade reste assis dessus pendant la défécation. Cette position assis est la condition sine qua non de l'hygiène et de la bonne tenue des cabinets d'aisances. » (Dr Richard, Bulletins et mémoires de la Société médicale des hôpitaux de Paris, Imprimeries réunies, Paris, 1886)
Cela est vrai, sans doute, mais la position allongé est quant à elle la condition sine qua non de l'entrevision de l'essentiel, comme l'a bien noté le satiriste roumain Emil-Michel Cioran. Entre l'hygiène et la lucidité, il semble donc qu'il faille choisir.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
lundi 16 juillet 2018
Avantage des Moluques
Généralement, la face du suicidé philosophique est émaciée, sèche, d'une pâleur spectrale. Tout y indique d'anciennes et violentes commotions, causées par le feu interne de l'idée du Rien. De terribles tremblements, d'épouvantables éruptions disent assez que dans sa pachyméninge, la fermentation est loin d'être calmée.
Aux Moluques, les pluies, les vents, les brises de mer rendent toutefois assez supportable le commerce de cet apôtre incandescent de la révolvérisation du Moi.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Un maniaque du mot juste
J'appelle vaches les sergents de ville, vautour mon propriétaire, et force toute cause capable de déformer un corps ou de modifier son état de repos ou de mouvement.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Causalité humienne
« M. P..., âgé de 56 ans, a abusé des femmes, s'est livré avec excès aux boissons alcooliques, et a été soumis à un traitement mercuriel à la suite de maladies vénériennes. Ayant éprouvé des pertes considérables au jeu, il eut un accès de manie qui dura vingt-neuf jours.
Cinq mois après, M. P... commença à donner de nouveau des symptômes d'aliénation mentale, mais cette fois les symptômes sont plus graves : le malade clame que "la simple considération de deux actions ou de deux objets, si fortement reliés qu'ils soient, ne peut jamais nous donner la moindre idée d'un pouvoir ou d'une connexion entre eux, mais que cette idée naît de la répétition de leur union" ; puis que "la répétition ne révèle ni ne cause rien dans les objets, mais exerce seulement une influence sur l'esprit par la transition coutumière qu'elle produit". Au comble de son délire, il affirme que, si la cause et l'effet étaient contemporains l'un de l'autre, la conséquence en serait "l'anéantissement total du temps".
Deux mois après ces accidents, l'affaiblissement intellectuel est complet, et des symptômes de paralysie sont apparus. Le malade prétend avoir vomi la veille près de deux pintes de sang. Au bout de quatre jours, on s'aperçoit que les selles sont sanguinolentes. Quelques jours après, des vomissements abondants de sang reviennent subitement. M. P... tombe sans connaissance et meurt. » (Jules Baillarger, Des symptômes de la paralysie générale et des rapports de cette maladie avec la folie, Paris, Delahaye, 1869)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Vie en puissance
Peut-on admettre que la vie subsiste encore dans l'agrégat de matière endurcie auquel se réduit l'homme du nihil après plusieurs années de dessication dans l'atmosphère raréfiée du Rien ? Ne paraît-il pas beaucoup plus vraisemblable que l'idée du Rien l'a complètement anéanti, c'est-à-dire qu'elle a enlevé la cause stimulante des mouvements vitaux, tout en préservant cependant, dans la masse celluleuse du désespéré, l'ordre de choses qui permettrait à cette cause stimulante de produire les mouvements vitaux, si elle venait à s'introduire « en loucedé » dans sa pachyméninge ? Autrement dit, que la vie n'existe plus là qu'en puissance, qu'il s'y en trouve seulement encore les conditions, et non la réalité ?
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Hölderlin et le langage poétique
Le dépassement de la métaphysique auquel s'est attaché Heidegger depuis son célèbre « tournant » naît de sa rencontre, au début des années trente, avec la poésie de Hölderlin. Celle-ci va permettre à l'ontologue d'effectuer le « pas en arrière » (Schritt zurück) hors de la métaphysique pour tenter de renouer avec une certaine forme de normalité.
En lisant et relisant les poèmes de Hölderlin le soir au coin du feu face à
sa « mégère au faciès d'hippopotame » (Spitzmaus mit Flusspferdfazies), il dégage trois thèmes tournant autour de la signification du langage poétique, à partir desquels il espère dévoiler l'être de la poésie.
Primo, la langue, parce qu'elle projette l'homme « au milieu de l'étant tout entier » est, parmi les biens de l'homme, celui qui est le plus périlleux (der Güter Gefährlichtes) — « à l'exception peut-être du taupicide », ajoute-t-il énigmatiquement dans une note de bas de page ; deuzio, la langue, à qui est interdit le domaine des dieux et donc l'accès à sa propre origine, peut sombrer dans le bavardage quotidien — « Martin, tu reprendras des asperges ? » — et encourir un grand péril ; tertio, la langue a quelque chose à voir avec les positions fondamentales de l'homme vis-à-vis de « l'étant tout entier », autrement dit la langue détermine l'être de l'homme (c'est en particulier, note Heidegger, le cas de mots tels que zingibéracé et forcipressure).
En accordant une place éminente au langage, Heidegger entend relever celui-ci de son usage purement instrumental pour en faire « l'ajointement fondamental du Dasein historique ».
Mais la vogue du Dasein est déjà passée, les Allemands ont d'autres soucis, et l'ouvrage de Heidegger sur la poésie de Hölderlin passe pratiquement inaperçu.
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Théorème de Jordan
Si, à l'aide d'un crayon, on dessine une ligne continue qui ne se croise pas et qui termine là où elle a commencé, la zone de la feuille non dessinée se décompose en deux parties, l'intérieur de la figure, qui est aussi borné que peut l'être, par exemple, l'« homme de la Nature et de la Vérité », et l'extérieur, qui ne le serait pas si la feuille ne l'était pas.
Le mathématicien Bernard Bolzano tenta de longues années de démontrer cette propriété simple en apparence, mais il n'en tira que d'effroyables maux de tête, et la sensation de « vivre isolé dans un univers de menace et de désolation sans autre perspective que la mort ».
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Jargon
L'étude des différents moyens de commettre l'homicide de soi-même, tout comme celle de la flore du Dauphiné — et peut-être plus encore —, est une occupation pleine de charmes, et souvent d'un grand secours dans les peines de la vie. Malheureusement, les termes techniques employés par les auteurs qui ont traité de cette matière sont souvent durs, sonnant mal, difficiles à comprendre et à retenir, et contribuent beaucoup à rebuter les commençants en leur faisant envisager cette étude comme hérissée de difficultés. Ce n'est donc que par une simplification du vocabulaire, et en évitant d'employer des termes tels que vénisection ou autolyse, que l'on pourra propager le goût de la plus aimable des sciences.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Verve dialectique de Filoselle
Lorsque, dans le Secret de la Licorne, les détectives Dupond et Dupont l'accusent dogmatiquement de vol de portefeuille, le pyrrhonien Filoselle leur réplique avec véhémence : « Un voleur !!! Aristide Filoselle, fonctionnaire retraité : un voleur !!! C'est une méprise, messieurs ! Une épouvantable méprise ! »
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Shakespeare et son critique Glapusz
Tout lecteur attentif de Shakespeare n'a aucun mal à déceler chez cet auteur une forme de scepticisme radical et final qui ne reconnaît pas de support, de plancher ni même de tasseau à l'univers, ainsi qu'une dissolution totale du Moi. Contrairement aux personnages de Marlowe pourvus d'une éléphantesque « volonté de puissance », les créatures shakespeariennes, crispées sur leur soliloque comme le suicidé philosophique sur son flacon de taupicide, sont désespérément engluées dans un conflit intime avec leur « odieux Moi ». Et quand Hamlet dit « there is nothing either good or bad, but thinking makes it so », ne croirait-on pas entendre Sextus Empiricus disserter sur le « ou mâllon » (Esquisses pyrrhoniennes, I, 188) qui signifie dans le vocabulaire du scepticisme pas plus ceci que cela, ou pourquoi ceci plutôt que cela ?
Mais ici, attention : la méthode appelée isosthénie, qui consiste à opposer à chaque argument un argument contraire de force équivalente, peut conduire le sceptique, s'il n'y prend garde, dans la situation du célèbre âne de Buridan, ou même — horresco referens — à expérimenter le non moins célèbre fauteuil rotatoire des aliénistes — et l'homme du nihil, auquel son pyrrhonisme a souvent coûté cher, est bien placé pour le savoir.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Lactuta virosa
L'idée du Rien a en commun avec le pissenlit, les laitues, les chicorées, d'être légèrement amère et narcotique. L'extrait amer se trouve, à la vérité, en plus grande quantité dans les chicoracées. Mais si nous examinons les propriétés de la laitue vireuse, nous voyons qu'elle se rapproche à tous égards de l'idée du Rien. En revanche, les laitues de nos potagers, qui sont étiolées et dépouillées de leurs principes actifs, ne sont plus ni excitantes ni narcotiques ; leurs feuilles sont fades et simplement aqueuses, aussi se rapprochent-elles beaucoup par leurs propriétés de celles de la jourbarbe et de la bourrache.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
dimanche 15 juillet 2018
Un apôtre de la mort volontaire
« Doué d'une intelligence supérieure, d'une parfaite lucidité d'esprit, et surtout de cette persévérance de volonté qui ne recule devant aucun obstacle, le suicidé philosophique embrassa la mission dont il se sentait investi avec la ferveur d'un apôtre. "La première fois que la question de l'homicide de soi-même se posa devant moi, me dit-il, j'entrevis sur le champ qu'elle ne pouvait comporter que deux systèmes de solution" : l'un, qu'il appelait le système du mouvement, et qui consiste à courir à toutes jambes jusqu'à se donner un anévrisme ; — l'autre, moins exténuant, d'enfermement dans un sac en papier. » (M. l'abbé Bouché, Souvenirs d'une rencontre avec le suicidé philosophique à Cherbourg en 1860, Reims, P. Dubois, 1862)
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Anesthésie finale et terminale du Moi
Tout commence samedi par le braquage d'un centre vétérinaire de Bergerac, route de Périgueux. Muni d'une arme de poing, un jeune homme menace le vétérinaire et son assistante pour obtenir un puissant anesthésiant. Après avoir vu sa requête exaucée, l'individu disparaît.
L'alerte est donnée. Une quarantaine de gendarmes, appuyés par un hélicoptère doté d'une caméra thermique, recherchent alors le suspect. Mais tous les moyens mobilisés durant le week-end n'auront servi à rien.
Lundi, c'est en arrivant à son travail qu'une enseignante de l'école des Vaures découvre avec effroi le corps du braqueur, derrière une haie de l'établissement. De toute évidence, ce jeune homme âgé seulement de 22 ans s'est suicidé en ingérant le puissant anesthésiant dérobé au centre vétérinaire.
« Il s'est administré environ 250 ml de ce produit, dont seulement 10 ml suffisent pour euthanasier un chien de 40 kg », indiquera le vice-procureur de Bergerac, Charles Charollois. Le flacon est d'ailleurs découvert à côté du corps, tout comme l'arme ayant servi au braquage, non chargée, enfermée dans un sac. On pense que le jeune homme, fils de gendarme, a subtilisé l'arme dans la brigade où travaille son père.
Une enquête pour tenter de comprendre les ressorts de cet acte désespéré a été ouverte. Les premiers soupçons s'orientent vers l'opuscule d'un certain Marcel Banquine, retrouvé dans les poches du défunt, où l'on trouve l'apophtegme suivant : « Le Moi du suicidé philosophique n'est jamais le fidèle compagnon, mais le molosse aux babines saignantes. Le Moi du vulgaire, au contraire, est une créature comparse, vide de sens. »
Le suicide du jeune homme est-il dû à l'influence délétère de cet ouvrage ? C'est ce que les enquêteurs devront déterminer. (Sud Ouest, 17 octobre 2017)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
« Un boulot comme un autre » (Charles Bukowski)
Ronnie avait rendez-vous avec les deux hommes au bar allemand du quartier de Silverlake. Il était sept heures quinze du soir. Il était assis tout seul à une table, devant une bière brune. La serveuse était blonde, joli cul, ses seins donnaient l'impression de vouloir se faire la malle de son corsage.
Ronnie aimait les blondes. Il ne l'aurait sûrement pas dit comme ça car, comme Anselme de Cantorbéry, il tenait les universaux pour de simples « fluctuations de voix » (flatus vocis) et affirmait que « seuls les individus existent ». Il rejetait ainsi la « chevalinité », la circularité, ou la « parentité » et exigeait que l'on ne parlât que de tel cheval, de tel cercle ou de tel parent. Malgré tout, un homme avait besoin d'une femme de temps en temps, ne serait-ce que pour se prouver qu'il savait toujours draguer. Le sexe était accessoire. Le monde n'était pas fait pour les amoureux, il ne le serait jamais. Ni pour les nominalistes, d'ailleurs.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
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