« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
lundi 10 septembre 2018
Muge
Le Juif errant, étant arrivé près de nous, en fut quitte pour quelques reproches assez vifs que le cabaliste lui fit dans une langue que je n'entendais pas. Ensuite, il lui ordonna de se tenir près de mon cheval et de reprendre son histoire à l'endroit où il l'avait laissée. L'infortuné vagabond ne répliqua pas et commença en ces termes :
« Le muge est un poisson des mers tempérées appelé aussi mulet, se nourrissant de matières organiques en décomposition dans la vase des fleuves, et dont la chair est très estimée. Œufs de muge séchés. »
Je ne sais quel bruit dans la caravane interrompit le récit du Juif errant. Il en profita pour s'évader, et bientôt nous arrivâmes au gîte. Notre repas était préparé et même servi. Nous mangeâmes avec l'appétit ordinaire aux voyageurs, et lorsqu'on eut ôté la nappe, nous allâmes nous coucher.
(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)
Déboires de l'étant existant
D'après l'ontologue Martin Heidegger, le Dasein est, dès l'origine, immergé dans une situation dont il n'a pas la maîtrise et qui détermine un horizon de contraintes auquel il ne peut se soustraire. Il est « exposé aux maléfices de puissances occultes ; à l'aide de batteries cachées, on lui envoie des secousses, des décharges électriques ; on fait passer des courants contraires à travers sa personne ; on aimante ses cheveux, ses yeux, ses dents et sa langue ; on galvanise tout son système circulatoire ; on lui fait respirer des poudres invisibles et des "atmosphères Lafarge" ; on lui subtilise sa salive; on le dessèche intérieurement au moyen d'un feu concentré ; on le place pendant son sommeil sous une grande machine pneumatique ; on le fait vivre au milieu d'odeurs malsaines ; on contamine son linge de corps, etc. »
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Dormir
Quand l'homme du nihil n'est pas occupé à dilacérer son Moi, il passe son temps à dormir (ou à s'y efforcer). Comme le poëte Baudelaire, il pourrait s'exclamer : « Je veux dormir ! Dormir plutôt que vivre ! » Car dans le sommeil, il dépouille sa pâteuse redingote d'haeccéité pour se vautrer avec délices dans le Grand Indéfini d'Anaximandre, et cette voluptueuse fusion avec l'Un lui ferait presque voir « la vie en beau ».
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Grands moyens
En Angleterre, dans le grand arsenal de Woolwich, M. Rennie, célèbre philosophe de la famille des empiristes logiques, a construit une forge destinée à la fabrication des gros concepts, où les machines sont mues par un récepteur à vapeur.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
dimanche 9 septembre 2018
Encart publicitaire
Loin des tumultes de la pensée contemporaine, de ses éclats idéologiques et de ses prétentions, se tient une philosophie généreuse et magistrale : celle du Rien. Elle ne plonge pas le sujet pensant, à force de paradoxes et de sophismes, dans le désarroi de l'incompréhension. Au contraire, elle l'attrape par le colback et le convainc, alternant paroles douces et bourrades, que sous la surface des choses il n'y a rien, que la « réalité empirique » n'est qu'un indigeste coulis de hasard, et que la seule échappatoire à ce fétide margouillis est l'homicide de soi-même.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Alcoolats
On se rassembla d'assez bonne heure et le Bohémien, se trouvant de loisir, reprit en ces termes le fil de son histoire :
« Dans la solitude, s'enivrer des alcoolats du Rien. À savoir, primo : nier l'existence de la matière ; deuzio : se tuer. »
Lorsque le Bohémien en fut à cet endroit de son récit, on vint l'appeler ; et lorsqu'il fut sorti, Velasquez prit la parole et dit : « En vérité, je redoute extrêmement cette histoire. Toutes celles du Bohémien commencent d'un air fort simple et l'on espère en voir bientôt la fin, point du tout, une histoire en renferme une autre, qui en contient une troisième. » Mais Rébecca le pria de « clore son bec ».
(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)
Zombie
L'homme moderne, cet être qui « communique » comme l'on respire, fait penser à un cadavre victime d'un sortilège vaudou, à un mort qui parle. Mais il correspond aussi très bien à la définition que donne Léon Bloy du bourgeois, à savoir un individu « qui ne fait aucun usage de la faculté de penser et qui vit ou paraît vivre sans avoir été sollicité, un seul jour, par le besoin de comprendre quoi que ce soit ».
En d'autres termes, bien qu'il incarne à merveille le Rien, il n'a jamais été visité par l'idée du Rien — ni par aucune autre idée, à vrai dire.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Page de journal
« À 11 heures, commencé la lecture d'Être et Temps. La poussière qui s'en dégage fait de ces pavés d'existentialisme allemand un séjour atroce. J'arrive à midi à la fin du premier chapitre avec un sentiment de délivrance. Dans ces convois de concepts, on est entassé et abruti comme des veaux dans la voiture d'un boucher. La poussière odieuse, le sans-gêne du Dasein, la chaleur, les cahots, la file sans fin d'être-quelque-chose, tout se ligue pour rendre matériellement impossible de prendre le moindre intérêt au paysage parcouru. »
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Inventivité du lypémane
« Enfin il est des lypémanes qui mettent en œuvre des moyens de suicide extraordinaires, ou même insignifiants et ridicules, comme de courir à toutes jambes dans l'intention de se donner un anévrysme. » (Louis Bertrand, Traité du suicide considéré dans ses rapports avec la philosophie, la théologie, la médecine et la jurisprudence, J.-B. Baillière, Paris, 1857)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Paralysie nihilique
Le convolvulus du nihil s'enroule autour des basques de ma redingote, et me paralyse entièrement.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
L'heure de la fermeture
« On ferme ! » crie en agitant sa cloche le gardien du musée ethnographique qui, quelques minutes plus tard, constatera la disparition du fétiche arumbaya. Ce sont aussi les dernières paroles de l'écrivain Sadegh Hedayat, qui se suicida le 9 avril 1951 dans son appartement de la rue Championnet à Paris.
Qualifié par Gragerfis d'« homme du nihil » et de « pessimiste incurable », hanté par ses démons et vivant en marge de la société, il portait un regard désespéré sur l'absurdité du monde et l'inguérissable folie de l'âme humaine.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Torsion du néant
Le déjeuner nous rassembla tous d'assez bonne heure. Ensuite, voyant que le chef bohémien se trouvait de loisir, Rébecca le pria de reprendre la suite de son histoire, ce qu'il fit en ces termes :
« Une torsion du néant chargée négativement... voilà l'homme. »
Comme le Bohémien en était à cet endroit de son récit, on vint le chercher pour les intérêts de sa peuplade. Lorsqu'il fut sorti, Velasquez prit la parole et dit : « J'ai beau faire attention aux récits de notre chef, je n'y puis plus rien comprendre. Qu'est-ce que c'est que ces aphorismes absurdes? »
(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)
Remèdes pires que le mal
« La musique religieuse, qui produit un très grand bien sur certains mélancoliques, aura les plus déplorables effets sur d'autres. [...] Le grand air, le ciel bleu, les fleurs, la gaieté, la danse, les divertissements, le théâtre, loin de produire le résultat qu'on pourrait en attendre, augmentent quelquefois la concentration du délire. » (Paul-Ferdinand Gachet, Étude sur la mélancolie, Paris, 1864)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Haeccéité à la deuxième puissance
L'excrément constitue en lui-même une individuation, qui est une « dilatation de l'individuation vitale », au dire de Froude.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Un chef-d'œuvre de l'immonde
Existe-t-il au monde quelque chose de plus laid que le « monstre bipède » ? Au dire du zoologiste Élie Metchnikoff, aucun animal ne l'approche en hideur, pas même la grande loche, cette grosse limace qui se rencontre principalement par temps humide, dans les forêts et les prairies. Mais le comble, c'est qu'il exhibe sa laideur comme un titre de gloire, tandis qu'il déambule en survêtement dans les couloirs méandreux de l'être. — Humains : plus encore que l'ordure, — au rebut !
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
samedi 8 septembre 2018
Courses
Nous restâmes encore en place ce jour-là. Le Bohémien se trouva de loisir et Rébecca saisit la première occasion de lui demander la suite de son histoire. Il ne se fit pas beaucoup prier et commença en ces termes :
« — Et avec ceci ? — Une grosse tranche de non-être. »
Comme le Bohémien en était à cet endroit de sa narration, on vint le chercher pour les intérêts de la horde, et nous ne le revîmes plus de la journée.
(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)
Tangente
Les soirs où l'idée du suicide menace, après minuit, on descend dans les caves boire du vin mousseux et manger de la tarte aux fruits. On suppute combien de jours il faut pour gagner Valparaíso, Nouméa, New York, Yokohama, et l'on se renseigne sur les ports, l'état des mers.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Antidote à la monotonie
Ayant épuisé les joies du barbacole et du nain jaune, c'est dans le colt Frontier au canon de dix centimètres, à la merveilleuse précision, que l'homme du nihil place son dernier espoir de « varier sa pondéreuse existence ».
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Bouillie bordelaise
L'on choisit un bel ombrage pour y servir un dîner plus recherché que nos repas ordinaires et lorsqu'il fut fini, Rébecca dit que le chef bohémien n'étant pas occupé comme de coutume, il n'y aurait pas d'indiscrétion à lui demander la suite de son histoire. Il ne se fit pas prier et commença en ces termes :
« En vue de la destruction des larves néonates avant leur pénétration dans le fruit, Böhm avec le zeidane et Fisher au moyen du parathion conseillaient deux pulvérisations espacées de quinze jours environ. Le suicidé philosophique, lui, c'est incessamment qu'il recouvre le feuillage du Grand Tout de cette autre bouillie bordelaise : son désespoir véliforme. »
Comme le Bohémien en était à cet endroit de sa narration, un de ses gens vint lui parler des affaires de la horde. Il nous quitta et nous ne le revîmes plus de la journée.
(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)
Homards
Dans la philosophie heideggérienne, les hommes se débattent avec des phénomènes tels que la mort, la culpabilité, la conscience, la liberté, la finitude... Ne dirait-on pas des crustacés ?
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Décadence
Comme les noms d'Anaxagore de Clazomène, d'Œnopide de Chios, de Théodore de Cyrène, de Léodamas de Thasos, d'Archytas de Tarente, d'Eudoxe de Cnide, d'Amyclas d'Héraclée, de Theudios de Magnésie, d'Athénée de Cyzique, d'Hermotime de Colophon, sont doux à l'oreille de qui s'intéresse à la genèse de la science mathématique ! Et comme en comparaison les noms de René Baire, d'Émile Borel, de Jacques Hadamard, d'Eugène Catalan, de Gustave Choquet, paraissent plats et mesquins !
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Tathâta
Nous arrivâmes au gîte d'assez bonne heure ; l'on soupa et puis l'on pria Velasquez de continuer l'histoire de sa vie, ce qu'il fit en ces termes :
« Dans le bouddhisme, le terme tathâta — thaumaturgie du mot ! — désigne l'ainséité, autrement dit le caractère de ce qui est "ainsi", "tel que c'est", "en réalité". — Profonde dégoûtation de tout cela. »
Arrivé à ce point, l'on vit que Velasquez avait du mal à se défendre du sommeil. La société se sépara. Je fis en me couchant d'amères réflexions qui me parurent conduire à pouvoir expliquer tout ce qui m'était arrivé par des moyens naturels. Le sommeil me surprit au milieu de ces raisonnements.
(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)
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