Au
dire de Gragerfis, ce qui exaspère le plus l'homme du nihil, c'est le
fait que les « monstres bipèdes » qu'il côtoie ont tous l'air de juger
leur existence nécessaire (quand la sienne propre ne lui semble même pas probable). — Oh, ces salops ! Comme il les hait !
Selon
Gragerfis, l'homme du nihil considère que toute personne prononçant les
mots Bhagavad-Gita prouve par là même qu'elle n'a aucun amour-propre ni
aucun sens du ridicule. Idem — en un peu moins grave — pour le nom
Vishnou.
Complexe
d'infériorité ? Timidité congénitale ? Sentiment de culpabilité lié à
son statut de rescapé ? Toujours est-il que l'homme du nihil n'a jamais
cru possible que l'on s'intéressât à lui. Et les faits lui ont donné
raison — mais il faut avouer qu'il y a mis du sien, avec sa calvitie
précoce, son emploi fautif du vocable reginglette et son penchant
immodéré pour le grinçant.
Il
est difficile de prendre au sérieux quelqu'un qui se proclame le plus
grand solitaire que la terre ait jamais porté tout en se vantant de
passer ses soirées à « discuter le bout de gras » pendant des heures avec
Beckett, Ionesco, Henri Michaux et tutti quanti — et qui en outre a
vécu des décennies avec une certaine Simone Boué. L'homme du nihil, lui,
ne fréquente ni Beckett, ni Ionesco, ni Michaux — il faut dire qu'ils
sont, comme cela s'appelle, « décédés ». Il passe ses soirées en compagnie
de son chat Bouboule et de sa chienne Pipik et « c'est déjà pas mal ».
Tôt
ou tard, tout ce que le monstre bipède invente, tout engin, tout
ustensile — fût-ce un simple ouvre-boîte — en arrive à agresser
l'homme du nihil — jusqu'à parfois lui entailler cruellement le « fondement de l'historialité du Dasein ». On pourrait appeler ce
phénomène « la malignité des objets ».
« J'ai
bien souvent noté dans mon journal que le vocable strapontin est le
souverain antidote de mes pires états intérieurs. » (Stylus Gragerfis,
Journal d'un cénobite mondain, p. 383)
Le
21 novembre 1968, l'aphoriste roumain Émile Cioran essaie de réparer le
lavabo de son appartement où il a constaté une fuite. Il y arrive mais
se fait mal à la main. Il déclare : « C'est toujours de cette façon que
finissent mes aventures de plombier. » Toute la doctrine nihilique est
resserrée dans cette phrase avec une force et un bonheur d'expression
suprêmes. Oui, en vérité, c'est toujours de cette façon que finissent
nos aventures de plombier.
L'homme
du nihil en a ras la casquette de la réalité empirique qu'il juge « fétide », « mal agencée » et « barbante ». S'inspirant des peintres
abstraits, et notamment de Jean Bazaine, il a décidé de procéder à
l'anéantissement systématique de l'espace. Mais il ne compte pas
s'arrêter là : au moyen de vocables tels que reginglette et zingibéracé,
il entend mettre sur pied un nouveau réel doté de structures à
l'unisson de celles de la musique concrète. Il va ouvrir une nouvelle
ère dans l'évolution du cosmos. Du moins, c'est son intention.
Depuis
qu'il est frappé de calvitie galopante, l'homme du nihil voue une haine
féroce aux individus « à grosse touffe de cheveux ». Il a
particulièrement dans le collimateur le cinéaste espagnol Pedro
Almodóvar — dont il n'a par ailleurs jamais apprécié les films.
« Il
est probable que si le nihilique était doué de raison, il
revendiquerait la liberté de son comportement et imaginerait de
plausibles motifs pour justifier son élan incoercible vers le Rien. »
(Jean Rostand, La Vie et ses problèmes, Paris, Flammarion, 1939, p. 86)
« Une seule chose est sûre en ce bas monde : c'est que rien ne l'est. ― Qui a dit ça ? Pyrrhon ? Sextus Empiricus ? Ænésidème ? ― Non, c'est une vérité sortie de Montcuq (Lot). »
« L'homme
du nihil, un jour que je lui parlais de l'homicide de soi-même, me dit
qu'il mettait le suicidé philosophique au-dessus de tous les poëtes et
de tous les penseurs, et qu'il ne pouvait le comparer qu'à une tête de chien couché. » (Stylus Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
Le « nihilique » doit se garder de prendre des poses avantageuses et des
airs supérieurs, car le terrain métaphysique où il se meut est mou,
marécageux et plein de roseaux. Et si le Rien n'était qu'une coquecigrue ? Et si l'idée du pachynihil ne procédait que d'un désordre chimique
dans les synapses, les dendrites, les axones ou le péricaryon ? La plus
grande illusion est peut-être que tout est illusion ! — Un
commentaire, Cioran ?
Pour
démontrer que le non-être est préférable à l'être, l'homme du nihil
imagina d'enfermer un philosophe dans une vessie. Mais la difficulté
d'attraper vivant un « ami de la sagesse » — créature éminemment
visqueuse, comme on sait — le fit renoncer à ce projet.
Les
gens qui ont la vie devant eux — les jeunes, comme cela s'appelle —, l'homme du nihil les tient en grande pitié. Car il ne sait rien de
plus angoissant que d'avoir « la vie devant soi ». À tant faire que de
l'avoir quelque part, il vaut mieux que ce soit derrière soi
(pense-t-il).
Le
11 octobre 1967, l'essayiste roumain Émile Cioran chercha inutilement,
pendant deux heures, boulevard Richard-Lenoir, deux robinets pour sa
cuisine — des robinets « vieux modèle, hélas ! » Il en conçut, comme on
peut l'imaginer, une forte irritation, mais si ce fiasco mit le comble à
son pessimisme, il ne changea pas fondamentalement sa vision du monde — qui était déjà, avant cette désastreuse expérience, d'une noirceur
proprement fuligineuse.
« Ma
neurasthénie, mon penchant à la rumination, ma misanthropie... — il y
a en moi du bivalve pectinidé. Le dernier pétoncle. Tel je m'apparais. »
(Stylus Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
Le
penseur roumain Émile Cioran, un jour qu'il était « gonflé à bloc »,
aurait déclaré péremptoirement qu'« aucune invention humaine ne peut nous
guérir de notre mal essentiel ». — Pourtant, le chloralose, qui
résulte de la condensation du chloral et du glucose et est utilisé
depuis des lustres comme souricide et taupicide, paraît bien posséder
les qualités requises. À dose très élevée, il provoque en effet un coma
hypertonique profond se concluant par un collapsus et finalement la mort !
« En
ce moment même, partout dans le monde, des milliers et des milliers
d'hommes sont en train de mourir. Et moi, j'ai beau me retourner la
cervelle dans tous les sens, le seul mot que je trouve pour commenter
leur agonie est ichneumon. Ô vanité des vanités ! Ô rictus bestial de
l'existence ! » (Stylus Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
Un
jour, fou de rage envers le logos, l'homme du nihil s'empara d'un
dictionnaire et détruisit mot après mot. Il les biffa tous. Un seul
survécut au massacre et demeura intact : xéranthème xénotropique (deux
mots, en fait).
Chaque
fois qu'il abuse du pichtegorne, l'homme du nihil est visité par son
mauvais génie, comme le fut Brutus par le sien avant la bataille de
Philippes. Mais le démon du nihilique n'annonce pas à ce dernier sa fin
prochaine (ce serait trop beau). Il se contente de lui susurrer à
l'oreille le vocable reginglette, ou parfois — pour lui faire mieux
sentir sa solitude ? — le mot protoptère (qui désigne un genre de
dipneuste africain). Mais reginglette ou protoptère, le résultat est le
même : un intense « mal aux cheveux » — suivi du serment solennel de ne
plus jamais boire de « pichtegorne ».
Pour
être compris des crétins, l'homme du nihil adopte leur langage et
proclame urbi et orbi que le réel « ne fait pas sens » (avec arguments à
l'appui). Mais en pure perte : il pourrait s'exprimer en tagalog ou en
patagon, cela ne changerait rien à l'affaire. Les crétins sont des
adorateurs fanatiques du réel et rien ne leur enlèvera de l'idée qu'il « fait sens ».
Il
paraît que, quand il faisait ses courses et que la caissière lui
demandait s'il avait une carte de fidélité, l'homme du nihil répondait
qu'il n'avait, dans sa vie, été fidèle qu'à une seule chose : l'idée que « rien n'est » ; mais que pour le reste, il était versatile au possible.
Et tel Edmond Husserl devant un phénomène inattendu, la caissière en
restait chaque fois « comme deux ronds de frite ».
Quand
on le plonge dans le réel, l'homme du nihil « s'embouque en d'usuelles
asphyxies ». Il ne s'y sent pas dans son élément. Les choses !...
L'omniprésence menaçante des « étants » !... — Pourtant, il aime les
peupliers. Et plus généralement, tout se qui vient sans soin et sans
culture, et se plaît sur le bord des rivières et des ruisseaux.