En
2007, des chercheurs de l'Université de Bordeaux ont montré que la
mélancolie possède un pouvoir d'addiction plus élevé que la cocaïne.
Dans leurs expériences, des rats avaient le choix entre les œuvres
complètes de Leopardi et des doses croissantes de cocaïne. Sur cent rats
testés, quatre-vingt-quatorze ont choisi de dévorer les écrits du bossu
de Recanati (que certains voient comme un précurseur de
l'existentialisme) plutôt que de se « bourrer le pif » pour voir « la vie
en beau ».
« L'enfer,
c'est les autres », a dit le pénible Jean-Paul Sartre. Et de fait,
l'infernal croque-mitaine lévinassien — le fameux « autrui » —, par sa
manie scrutatrice, transforme l'homme du nihil en une chose, en un
vulgaire « objet dans le monde » ! Le salop !
Toutes
les questions importantes (sur le sens de la vie, l'immortalité de
l'âme, la temporalité du temps, etc.) sont évidemment des questions sans
réponse. Mais les « celles et ceux » qui ne se les posent pas sont des
gougnafiers et mériteraient bien d'être traités de « glaïeuls ».
Tout
être humain est, par sa simple présence, une source permanente de
soucis et d'inquiétudes. Comme disait Goethe, chaque individu est, pour
la personne auprès de laquelle il vit assez longtemps, un démon (ein
Dämon) ou pis encore, un « mange-merde » (ein Scheißefresser). Et quand
l'individu en question appartient au « beau sexe », alors là...
Il
est notoire que tout ce qui grouille provoque le dégoût ; or la vie est
pratiquement synonyme de grouillement (le cytoplasme, les
mitochondries, les colonies de souriceaux) ; il est donc logique que la
vie, en tout lieu et à toute heure, suscite une intense envie de vomir.
S'il
est vrai, comme le prétend Gragerfis, que pour construire sa coquille,
une huître doit faire passer dans son corps environ cinquante mille fois
son poids d'eau de mer, alors il est évident qu'il n'y a rien à
attendre d'un tel monde, qu'il ne reste plus qu'à se pendre.
Il
faut beaucoup de doigté et d'humilité pour être malade correctement.
Des qualités dont est dépourvu l'homme du nihil, hélas — qui doit donc
se résigner à être malade incorrectement.
Il
est sacrilège de se manifester puisque c'est, dans tous les cas, une
forme d'impudence à l'égard du pachynihil. Mais ceux — par exemple les « artistes » — qui se manifestent afin d'attirer l'attention de l'« autrui » du philosophe Levinas... ceux-là sont vraiment pitoyables et
mériteraient d'être fessés.
Le
véritable nihilique n'agit jamais en fonction d'une « vision du monde ».
Il sait trop d'où procèdent les « visions du monde » : des niveaux d'iode,
de fer, de cuivre, de zinc, de sélénium, de chrome et de molybdène dans
l'organisme. S'il doit absolument agir — mais il s'en dispense autant
que possible —, son seul guide est l'ironie.
L'homme
du nihil trouve qu'il est obscène de s'adonner à la lecture en public.
Selon lui, quelqu'un qui se montre lisant est presque aussi impudique
que quelqu'un qui s'affiche mangeant.
De
nombreux indices — qu'il serait fastidieux d'énumérer ici —
montrent que la « production de concept » n'est rien autre chose qu'une
maladie de l'esprit. Wittgenstein semblait d'ailleurs penser de même. Il
ne le dit pas de façon aussi explicite, mais on sent bien qu'il ne
faudrait pas le pousser beaucoup.
Dans
la littérature comme dans la vie, on trouve peu de caractères à la fois
aussi nihiliques et aussi sympathiques que le « greffe » Bébert de
Louis-Ferdinand Céline. Honneur à ce vaillant champion du pachynihil !
Honneur au chat Bébert !
Si
l'on considère à cinquante-six ans les choses — les « œuvres » — que
l'on admirait à vingt ans, on s'aperçoit qu'il y en a bien peu qui ont
tenu le coup. L'immense majorité : kitsch, kitsch et bluff. Même Pascal a
un côté kitsch avec son « gouffre » qu'il promène partout avec lui. Quant
à ce couillon de Descartes, qui trouvait si piquant de vivre dans un
poêle, n'en parlons pas (mais lui, on ne l'a jamais admiré, il y a quand
même des limites à l'ingénuité).
Un
inconvénient du revolver Smith & Wesson chambré pour le. 44 russe — comparé par exemple au taupicide — est qu'il interdit toute forme
de cabotinage macabre. L'opérateur n'a pas le temps d'articuler « Mort,
où est ta victoire ? » qu'il est déjà, comme on dit, « décédé ».
« Stupeur
à la lecture de textes du bouddhisme tibétain. Le Pandchan-Remboutchi
dit — et cela est également attesté par le Guison-Tamba et le
Talé-Lama — que le monde existe mais n'est pas réel. — Et moi qui
pensais m'en être avisé le premier ! » (Stylus Gragerfis, Journal d'un
cénobite mondain)
C'est
à bon droit que l'on peut dire de l'homicide de soi-même : Ecce qui
tollit peccata monstri bipedalis — voilà celui qui efface les péchés
du monstre bipède. Car le premier péché n'est-il pas celui d'exister ?
Exception
faite de la mort, la seule chose à laquelle il est impossible
d'échapper en ce bas monde est la bêtise. Tout est bête, tout est
ridiculement grotesque, à commencer par le « vin nu » et jusqu'à —
pourquoi ne pas le dire — l'homicide de soi-même.
« Georges
Poulet me somme de me calmer, de renoncer à dire du mal de la réalité
empirique “ou ça va barder”. Mais je crois que je vais quand même
continuer. Je suis en conflit avec le Grand Tout et il ne m'est pas
donné de reculer. Et puis, autant l'avouer, c'est plus fort que moi. »
(Stylus Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
Si
la femme était capable de concevoir qu'elle n'est qu'un squelette
recouvert de chair, elle ferait sans doute moins de minauderies, elle
tortillerait moins du fondement (de l'historialité du Dasein). Et ce
serait, pour l'homme du nihil, un grand soulagement.
La
solitude vous force à prendre certains plis. Et ces plis, le
voudrait-on, on ne peut s'en défaire. Conclusion : assommons les
solitaires (comme on a fait naguère les suicidés).
Si
l'on persévère dans l'être année après année, malgré les ravages de
l'alopécie, les garagistes de La Bourboule et tout le reste, c'est sans
doute par l'effet d'une curiosité morbide, pour voir jusqu'à quel point
l'on peut se contenter de peu.
Nul
mieux que Mircea Eliade n'a décrit l'action délétère des « mégères
difformes au faciès d'hippopotame ». Par elles, nous dit-il, « l'homme est
dissous, réduit à un plasma amorphe où se débattent le désespoir et le
néant ».
Il
y aura mis le temps, mais l'homme du nihil a finalement identifié
l'Ennemi, celui contre lequel, armé du seul vocable reginglette, il va
devoir engager un combat à mort. Il s'agit d'un certain Prajapati,
réputé « dieu du Tout » chez les Hindous.
Ce
qu'il y a de bien avec le malheur, c'est qu'il est de tout repos. Il ne
nécessite aucun entretien et se perpétue de soi-même. Tandis que le
bonheur, il faut tout le temps s'en occuper, on s'y éreinte et on y perd
la santé. Par-dessus le marché, il vous donne l'air d'un couillon.
Comme l'homme du nihil, primo est paresseux, deuzio déteste avoir l'air
d'un couillon, son choix a été vite fait. Seul problème mais de taille :
on peut être malheureux et quand même avoir l'air d'un couillon.