Kafka
faisait-il « jore », lui aussi ? Cette question est difficile à trancher,
mais des indices sérieux laissent à penser qu'il faisait « jore ».
Bientôt, il ne va plus rester qu'un seul écrivain à ne pouvoir être
suspecté d'avoir fait « jore » : l'austère Roger Caillois.
Le
nihilique dénonce le vivre contre nature en ne vivant pas du tout. Si
les gens le savaient, ils diraient sans doute qu'il « pousse le bouchon » — mais heureusement, personne ne s'en préoccupe.
Paul
Celan et Ghérasim Luca se sont tous deux suicidés en se jetant dans la
Seine, dans « l'onde amère où tout s'oublie ». Henri Michaux a rendu
hommage à Paul Celan dans une « Méditation sur la fin de Paul Celan »,
mais il n'a pas rendu hommage à Ghérasim Luca dans une « Méditation sur
la fin de Ghérasim Luca » vu qu'à la mort de ce dernier lui-même était
déjà, comme cela s'appelle, « décédé » (il ne s'est pas jeté dans la Seine
mais a été percuté accidentellement par un train de marchandises).
Il
faudrait pouvoir se taire une bonne fois, cesser d'inonder le monde de
ses « aphorismes », rejoindre la niobite et la proustite à l'extrême de la
taciturnité... Mais c'est plus fort que soi, on cause, on s'épanche...
Le Moi, quel phraseur !
Chaque
fois qu'il mangeait un haricot de mouton, le poëte Baudelaire avait des
vents, et c'était pareil pour le poëte Verlaine (celui-ci avait même,
semble-t-il, des « vents mauvais » qui l'emportaient deça, delà, pareil à
la feuille morte). Quant aux poëtes Arthur Rimbaud, Tristan Corbière et
Germain Nouveau, ils n'aimaient pas le haricot de mouton et n'en
mangeaient pratiquement jamais. On ne peut donc pas dire.
Cela
paraît presque « inc'oyable », mais le poëte Baudelaire voulait que sa « bonne amie », quand elle serait morte ou quasi, dise aux insectes
nécrophores qui la mangeraient de baisers qu'il avait gardé la forme et
l'essence divine de ses amours décomposés !
Comme
Simone voulait savoir à quoi ressemblait le Rien, le négateur
universel, après avoir réfléchi quelques instants, lui dit que le Rien
était « sec et poli comme une perle noire de Tikehau ». Alors Simone, émue
: « T'es un vrai poëte, Mimile ! Viens que je te donne un petit bécot ! »
Tout
être vivant — à l'exception notable du protiste — est ce qu'on
pourrait appeler une « machine à vieillir » — mais c'est chez la femme
que c'est le plus frappant.
La
motivation première de ceux qui visitent les musées de peinture est de
passer aux yeux du vulgum pecus pour des « êtres culturels » — et leur
motif secondaire de vérifier que les tableaux sont « bien peints ».
D'où
vient que la beauté d'une personne du sexe fait naître en nous un
sentiment mélancolique ? Peut-être du fait que la beauté est censée
donner l'illusion du quelque chose, mais qu'ici, il n'est que trop
visible qu'elle ne sert qu'à masquer le Rien ? Ça a à voir avec le Rien
en tout cas, on pourrait en donner sa tête à couper.
Après
avoir énoncé que ce qu'on ne pouvait dire, il fallait le taire, Ludwig
Wittgenstein s'avisa qu'en fin de compte on ne pouvait absolument rien
dire, et pour ne pas se déjuger, il dut commander son pain à la boulange par gestes !
On
a toujours détesté les « vieux jetons », et voilà que par une cruelle
ironie du sort, on en est devenu un. On n'a plus qu'à se détester
soi-même, mais heureusement, on en a depuis longtemps pris l'habitude.
Le
nihilique a parfois la désagréable sensation de ressembler à une « œuvre » du « plasticien » Christo. Il se trouve idiot, niais — un
véritable empaqueté.
On
ne vit pas. On fait « jore » qu'on vit. Même chose pour la pensée. Même
chose pour tout. Chez l'être humain, rien n'est vrai. Tout est « jore ».
Dans un rigodon de fleurs mélancoliques.
Si
tu veux en savoir plus sur l'ontologie herméneutique ricœurienne, ne
demande pas à la poussière comme le conseillait mal à propos John Fante,
demande plutôt à Alain Badiou.
En
recyclant des bouteilles en polyéthylène pour fabriquer ses aphorismes,
le « négateur universel » Émile Cioran agissait pour l'avenir de notre
planète. Et il le faisait, cela mérite d'être souligné, en toute
discrétion, puisque ses amis Beckett et Ionesco n'étaient même pas au
courant.
Chez
Parménide, on peut remplacer « l'Être » par « le Rien », ça marche tout
aussi bien et même mieux. « Il n'est que le Rien, immobile, complet,
homogène, et tout le reste n'est que variation d'éclat par la surface. »
Voyez ?
C'est
décidé : le nihilique s'en va habiter la montagne de jade, comme avant
lui Li Po. Les gens, il en a soupé. Il doit bien y avoir autre chose (un
autre ciel, une autre terre, une autre façon de désespérer) que parmi
ces sacristi de gens. Peut-être des fleurs de pêcher ? Qui s'éloignent
au fil de l'eau ? Il verra bien...
Dans
les Âmes mortes, Nozdriov est un hâbleur. Un seul mot — « hâbleur » —
suffit à Gogol pour le définir tout entier. Mais pour se définir
soi-même, on cherche en vain le mot. Un pot de pisse ? Ça fait trois
mots.
Pour
pratiquer le « vivre-ensemble » avec le monstre bipède, il faudrait déjà
pouvoir le pratiquer avec soi-même. Or chacun sait que c'est quasi
impossible. Le Moi ronfle et pue des pieds — et l'autrui lévinassien
encore pire.
Une
maxime larochefoucaldienne dit qu'on est quelquefois aussi différent de
soi-même que des autres. Et c'est tellement vrai que parfois, on hésite
si on ne devrait pas s'envoyer une lettre d'insultes où l'on se
traiterait de « poëte raté qui s'en remet aux forces complaisantes de
l'inconscient » — ou pis encore : de « sacré pot de pisse ».
Sur
la mort, rien n'a de prise. On peut se moquer d'elle, on peut lui dire
des gros mots ou lui montrer son fiak, elle s'en fiche. Le moment venu,
elle vous attrape par le colback, et en moins de temps qu'il n'en faut
pour cuire des asperges... votre affaire est faite. En plus, et comme si
ça ne suffisait pas, elle s'exprime avec un drôle d'accent, un accent
du nord-ouest de Paris. Elle doit être de Houilles ou de Bezons
(peut-être même de Sartrouville).
Dans
le film They Live de John Carpenter, le héros, John Nada, met la main
sur des lunettes de soleil qui lui font découvrir un monde terrifiant :
de nombreux humains sont en réalité des extraterrestres aux visages
hideux et écorchés. Eh bien le nihilique, c'est à peu près pareil. Il
dispose de « lunettes mentales » qui lui font voir le Rien en toute chose — lunettes mentales que le négateur Émile Cioran appelle un peu
pompeusement « lucidité ».